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L’appréciable collection « PUM-Corpus » s’enrichit d’un nouveau volume. Éric Bédard (TELUQ – UQAM) et Julien Goyette (UQAR) ont établi, avec le soutien du Centre interdisciplinaire de recherche sur la citoyenneté et les minorités (CIRCEM, Université d’Ottawa), une anthologie des réflexions des historiens québécois, allant de François Xavier de Charlevoix à Jocelyn Létourneau en passant par Benjamin Sulte et Maurice Séguin. Parole d’historiens vient certainement combler un vide. Cette anthologie rendra service autant aux praticiens de l’histoire qu’à tous ceux qui, au Québec, s’intéressent à l’histoire intellectuelle nationale, qu’ils soient sociologues, politologues, philosophes ou autres. Éric Bédard a rédigé la présentation et Julien Goyette, la postface.

La présentation expose le but du recueil : « nourrir [l]es réflexions sur l’histoire au Québec et les finalités de la recherche » (p. 11), c’est-à-dire présenter la variété des points de vue des historiens sur l’histoire du Québec et les finalités de leur discipline à travers l’histoire. Le public cible est constitué des étudiants, des enseignants et des professeurs d’histoire. S’ajoutent les épistémologues et les divers théoriciens intéressés par les questions de la mémoire. Quatre types de textes, produits par des historiens du Québec à propos de l’histoire québécoise, ont été retenus : « paratexte » (avant-propos, etc.), essai (polémique), bilan et réflexion théorique. Il y est donc question des démarches de l’historien, de sa conception de l’histoire, de méditations sur le chemin parcouru après une thèse ou des années de pratique, mais aussi des finalités sociales et nationales de son travail de recherche et des points de vue sur l’Histoire qui entrent en débat. Le recueil contient près de cinquante textes représentatifs de l’évolution de l’historiographie québécoise et de ses conflits [polémiques ?]. Il ne convient donc pas ici de les recenser tous.

La présentation des textes est dépourvue du paragraphe de mise en contexte coutumier de la collection. Malgré tout, les auteurs réussissent le tour de force de présenter les historiens de toutes les écoles avec impartialité et équité. Pourtant, une présentation succincte du contexte dans lequel s’inscrit le texte retenu serait utile. Cela aiderait l’étudiant à aborder ce corpus considérable. On trouve en revanche en fin de volume un compendium bibliographique utile. Les textes se divisent en quatre parties chronologiques inégales : les « Anciens », suivie de la « modernisation », des « modernistes » et de « l’éclatement ». Bédard et Goyette ne se sont pas aventurés parmi les plus jeunes : sage décision sans doute. Un peu plus de distance permettra de mieux déterminer les textes représentatifs des générations montantes. Les plus jeunes historiens présents sont en effet dans la cinquantaine (Ronald Rudin et Jocelyn Létourneau).

On appréciera trouver rassemblés différents jalons de l’historiographie québécoise autrement épars. Remarquons deux textes épistolaires, l’un de François-Xavier Garneau au gouverneur Elgin, l’autre de Lionel Groulx à l’intellectuel François-Albert Angers. Chacun présente de façon claire et succincte sa perspective et ses objectifs en tant qu’historien. Groulx marque nettement ses divergences avec l’École de Montréal, expliquant comment et pourquoi il refuse son fatalisme.

Les textes susciteront à n’en pas douter une multitude de réflexions, comme l’espèrent Bédard et Goyette. Notons par exemple que, de façon très moderne, de Charlevoix se donne des devoirs d’historien envers sa patrie d’abord, envers l’Église ensuite, alors que cet ordre est inversé dans les présentations de Groulx. L’oeuvre de de Charlevoix s’inscrivait dans une série ambitieuse, à la mesure de la portée intercontinentale des jésuites, mais elle attend encore un éditeur québécois, comme tant d’autres écrits de la Nouvelle-France, que souvent nous nous privons d’appréhender dans leur intégrité.

Le texte de Jocelyn Linteau sur la nouvelle histoire québécoise (p. 257-266) offre en lui-même un récapitulatif de l’évolution de l’histoire universitaire québécoise. L’auteur décrit quatre générations d’historiens québécois « académiques », de la Seconde Guerre mondiale aux modernistes. À propos de l’école moderniste, relevons que peu d’observateurs notent les importantes différences entre nouvelle histoire en France et au Québec. Nonobstant l’influence importante de l’école française des Annales, ces structuralistes français ne souscrivaient pas à la téléologie moderniste, qu’on pourrait qualifier de libérale, qui caractérisait son homologue québécoise. La nouvelle histoire française mettait l’accent sur une très « longue durée », s’étalant sur plusieurs siècles, qui trouve des permanences inscrites dans la géographie. Ces éléments sont absents chez son homologue québécoise, qui aurait pu en trouver, par exemple dans des voies commerciales. Dans l’ensemble, les Annales ESC (Économie, Sociétés, Civilisations) s’intéressaient aux civilisations et Fernand Braudel marquait la différence entre civilisations nationales européennes. Ces éléments disparurent chez les modernistes, peut-être moins proches des Annales à cet égard que leurs prédécesseurs.

Le texte de Réal Bélanger (p. 379-388) nous amène à nous demander pourquoi l’histoire universitaire québécoise connaît jusqu’à présent un renouveau de l’histoire politique plus difficile qu’en France, malgré le renouveau de l’histoire culturelle. Bélanger avance plusieurs causes, mais il semble en omettre une : l’existence, en France, d’une multitude d’institutions où il est possible de faire un doctorat en histoire, comparativement au Québec où, en français, il n’y a que trois institutions qui offrent un doctorat général en histoire, ce qui peut limiter la diversité des écoles de pensée. D’ailleurs, selon Linteau, la génération moderniste avait su rassembler les jeunes en poste dans les trois établissements (Laval, Montréal, UQAM). Le développement des universités régionales, en poursuivant son cours, amplifiera peut-être « l’éclatement ».

Sur la succession des écoles historiques au Québec, contrairement à ce que soutient Jean Hamelin (p. 212), il semble qu’il soit trop tôt pour déclarer l’École de Québec défunte. Une optique apparentée à l’École de Montréal serait-elle susceptible de renaître ? Par contre, l’école moderniste se porte bien. Il est frappant de trouver dans les réflexions de Gérard Bouchard (1990, p. 275-288), outre le bilan de l’école moderniste et sa vision de l’américanité, le programme de ses propres travaux à venir, Genèse des nations et des cultures du nouveau monde comme Raison et contradiction. De même, l’extrait de Létourneau offre un précis de ses travaux des dix dernières années et de leur objectif : essentiellement analyser puis déconstruire ce qu’il nomme « la mémoire tabarnaco » (p. 436), à son avis victimaire. Il est intéressant de mettre ce texte en relation avec la lettre de Groulx à Angers (p. 131-132) qui insiste sur le rôle au contraire motivant de la perspective historique défendue par le chanoine, qu’il ne retrouvait pas dans l’École de Montréal, et le texte de Jean Hamelin (p. 209-228).

Goyette dresse, en postface, le bilan du recueil : « il n’est plus permis désormais de douter […] que l’historiographie québécoise soit “matière à philosopher” » (p. 441) et, surtout, propose une intéressante réflexion sur cette historiographie. Goyette plaide pour la nécessité d’assumer un héritage. Les travaux des Anciens font partie d’une longue chaîne qui permet, oui, de dire, avec modestie, que nous progressons dans les connaissances. Les réflexions et les interprétations des Anciens peuvent continuer à alimenter nos réflexions, comme celles des Modernes. En outre, « [l]e passé n’est pas là pour nous donner raison » (p. 461) : tâchons de respecter l’intégrité de nos ancêtres. On ne peut leur reprocher de ne pas avoir voulu « être modernes et américains » comme on le souhaite. Mais d’ailleurs, demanderons-nous, voulons-nous être modernes et américains dans un sens aussi étatsunien que les baby-boomers en question ?

Par ailleurs, ne conviendrait-il pas de diviser la partie des Anciens pour en créer une sur la « professionnalisation » ? Certes, cette partie comporterait des points de synchronie avec des Rumilly. Les parties suivantes comportent de tels éléments de synchronie, car elles sont définies par des générations d’universitaires. Il y aurait lieu d’en ajouter une, la génération des Thomas Chapais, Lionel Groulx et Gustave Lanctôt, initiateurs déterminants dans les trois universités canadiennes-françaises de l’époque (Laval, Montréal, Ottawa), comme le notent Bédard et Goyette dans leurs commentaires. Il pourrait y avoir plus de textes dans toutes les parties, spécialement les deux dernières. Pour la quatrième partie, on songe aisément à des « paratextes » d’historiennes, mais aussi à un témoin des débats sur l’américanité.

Tout choix est arbitraire, relèvent les auteurs, parant d’avance aux critiques que suscite toujours une sélection. Il faut louer Bédard et Goyette d’avoir commencé leur anthologie par le commencement, les écrits de la Nouvelle-France, représentés par le grand historien F.X. de Charlevoix. Avançons que les auteurs auraient même pu retenir d’autres historiens des origines : par exemple Marc Lescarbot, avec l’importante Histoire de la Nouvelle-France et ses prises de position en faveur de la colonisation. Mais ne boudons pas notre plaisir. Parole d’historiens offre aux historiens, aux praticiens des sciences sociales et aux passionnés d’histoire un recueil captivant, qui permet d’embrasser l’histoire de notre Histoire, oeuvre de réflexion sur le Québec et sur le monde.