Corps de l’article

Words of power and words of survival have one thing in common. We remember them. It’s part of their power. It’s also how they contribute to our individual and collective survival, for we need a set of remembered words and occasions in order to maintain the coherence and continuity of our societies and to satisfy our spiritual and material needs. These are the words and the phrases that last[1].

Do not be surprised when I tell you that your knowledge is not the only knowledge we seek [2].

En parallèle avec les luttes politiques menées par les différents peuples autochtones au Canada et dans le monde au cours des trente dernières années, luttes qui vont de la revendication de différents degrés d’autonomie politique à la réclamation judiciaire ou armée des territoires traditionnels, il s’est développé un discours cohérent et autonome qui appartient en propre aux causes autochtones, dans lequel je veux reconnaître ici une « pensée politique autochtone contemporaine ». Cette pensée obtient aujourd’hui une écoute qui, il y a encore dix ans, était inimaginable. À cet égard, les travaux de la Commission royale d’enquête sur les peuples autochtones de 1996, en voulant inclure cette pensée dans la réflexion gouvernementale au Canada, ont constitué un geste précurseur. Cette ouverture était annonciatrice de la présence d’un courant de pensée qui allait prendre une place de plus en plus grande dans la production intellectuelle portant sur les peuples autochtones au Canada et dans le monde. Cela étant dit, la pensée politique autochtone contemporaine est encore marginalisée dans la production universitaire canadienne et elle est de surcroît très peu connue dans le monde francophone. L’objet de cet article est de contribuer à combler ces deux lacunes en présentant une étude exploratoire d’un pan de la littérature politique autochtone des trente dernières années.

Ainsi, en abordant systématiquement les écrits de Howard Adams, de Taiaiake Alfred, d’Olive P. Dickason, de Daniel N. Paul et de Georges E. Sioui, cette étude vise trois objectifs : 1) identifier, au sein du corpus, les redondances sémantiques transversales ; 2) dégager les différents plans de convergence du corpus ; 3) explorer le sens et les limites de cette convergence. De manière complémentaire, refusant de procéder à une critique épistémologique ou politique du corpus à l’étude, il s’agit d’explorer l’éclairage nouveau qu’il offre sur la relation entre vérité et politique qui caractérise l’Occident.

Les écrits formant le corpus ont été retenus pour leur caractère scientifique et historique, parce qu’ils sont représentatifs du dernier quart du xxe siècle, parce que leurs auteurs proviennent de différents peuples et des différentes régions du Canada et parce que plusieurs de ces auteurs sont des figures marquantes de la scène intellectuelle autochtone. Enfin, ces auteurs défendent des positions politiques très différentes au sein du mouvement de la pensée politique autochtone et cette variété, bien que ne permettant pas de prétendre à l’exhaustivité, suffit amplement à la démonstration qui est visée par cette étude[3].

L’analyse présentée dans ce texte répond d’un paradigme d’interprétation des idées politiques qui fait intervenir trois ensembles de notions.

D’abord, cette littérature est abordée comme une « performance politique totale[4] ». Celle-ci vise une reprise cosmologique du monde vécu, une refondation du système de mise en scène des rapports entre monde spirituel et monde matériel, ou entre sujet et objet. La performance politique totale, qui correspond à une transvaluation cosmologique, participe simultanément d’une négation politique du concept d’objectivité (le particulier se dégage en son nom propre de l’emprise du discours universel) et d’un processus de légitimation cognitive du discours de ce particulier (se reconnaissant une universalité nouvelle en ce sens qu’elle doit exprimer tous les aspects de l’existence collective). L’idée de performance politique totale permet de qualifier le geste onto-épistémologique des pensées de survivance et des utopies.

Ensuite, l’intentionnalité objective de cette littérature prise comme corpus est analysée dans son effet de construction d’un ensemble discursif qui présente un type architectural particulier. L’agencement métaphysique, affectif et matériel propre à la pensée politique autochtone abrite une réalité racontée, partagée et vécue. Cet agencement, que l’on peut qualifier métaphoriquement de « maison », se dévoile dans les autoreprésentations culturelles (redondances discursives) qui forment l’intentionnalité objective de l’ensemble discursif étudié[5]. Gail Valaskakis explore en ce sens l’existence d’un Indian country[6], territoire matériel et symbolique du monde autochtone contemporain.

Enfin, Dale Turner suggère, dans son analyse de la relation entre la philosophie autochtone et le discours politique dominant, que « a critical indigenous philosophy must unpack the colonial framework of these discourses [the language of rights, sovereignty and nationalism], assert and defend our “indigeneity” within the dominant culture, and defend the legal and political integrity of indigenous communities[7] ». Il s’agit donc ici de comprendre cette littérature comme le fait d’une Grosse Politik, là où l’intentionnalité subjective prend la forme d’une herméneutique radicale. Ce geste d’interprétation à large spectre participe à l’affirmation particulière d’une maison. Celle-ci permet éventuellement d’abriter l’ensemble des expressions particulières et intègre, de manière algébrique, tout signe cosmologique étranger[8].

Complémentaire aux approches des idées politiques qui s’intéressent aux modalités performatives de cristallisation des formations discursives dominantes[9], cette approche permet, en insistant sur les différents plans de la caractéristique civilisationnelle du discours (performance politique totale, maison, Grosse Politik), d’apprécier les formes historiques de pensée qui se développent par la formation systématique d’un écart structural avec la pensée euro-américaine.

La proposition de recherche mise en oeuvre dans cette analyse exploratoire est que les caractéristiques communes et le degré de convergence que présente le corpus de la littérature politique autochtone contemporaine permettent d’y voir une « maison autochtone », avec sa structure, son mouvement, ses limites et ses possibles. Ces écrits se présentent à la fois comme une littérature de combat, la parole d’une intelligentsia autochtone qui poursuit un projet culturel, et comme une littérature scientifique, au sens où les critères de validité de cette parole la co-instituent. Selon le cadre théorique retenu, sa densité politique tient précisément à cette ubiquité : il y a un lien structurant entre le travail épistémologique et le travail politique des intellectuels autochtones, une Grosse Politik, et ce lien est garant de la forte valeur émancipatrice de ce mouvement. Cette doublure de la pensée politique autochtone contemporaine met en lumière le caractère utopique – dans le meilleur sens du terme – des luttes autochtones.

Pour mettre à l’oeuvre cette proposition de recherche, il s’agit dans un premier temps de donner une définition sociologique et épistémologique de la maison autochtone. Cela permettra dans un deuxième temps de détailler la forme particulière de discours qui la caractérise (autohistoire et historiographie, relation avec le discours scientifique, style d’écriture) et de discuter, dans un troisième temps, les convergences et les ruptures au sein du corpus, ainsi que le sens à donner à ces dernières dans l’optique du cadre théorique retenu. La conclusion permettra de revenir sur la valeur heuristique de la pensée politique autochtone contemporaine pour la pensée de l’émancipation.

Une maison autochtone

Peut-on, d’abord, parler de « communauté intellectuelle autochtone » à propos de l’ensemble des intellectuels qui appartiennent aux différents peuples autochtones au Canada et dont les écrits publiés portent sur un aspect de la question autochtone ? Peut-on, ensuite, y voir une maison telle qu’on l’a définie plus haut ? Plusieurs éléments permettent de répondre positivement à ces deux questions.

D’abord, cette communauté a été au moins depuis 1975 – dans Prison of Grass[10] de l’auteur métis Howard Adams – l’objet d’un voeu explicite de la part de plusieurs auteurs du corpus étudié. Vingt ans plus tard, le même Adams, dans l’introduction de A Tortured People, précise, après avoir mentionné que son ouvrage constitue l’un des premiers de ceux qui présentent une perspective autochtone sur les peuples autochtones : « I also hope this book will encourage Aboriginal intellectuals to reclaim their history, and culture, in order to conduct further research, and write history from an authentic indigenous perspective[11]. » Plus loin il parlera de l’existence d’une « Aboriginal Academic Community[12] ».

Georges E. Sioui, qui avait déjà écrit Pour une histoire amérindienne de l’Amérique[13] lorsque Adams soulignait le caractère précurseur de son propre ouvrage, évoque plus prudemment dans son autohistoire, Les Wendats, le « côté autochtone de l’histoire[14] ». En plusieurs endroits dans ses ouvrages, il invite les chercheurs qui se penchent sur l’histoire autochtone à se faire porteurs de cette vision. La communauté intellectuelle que Sioui appelle ne sera pas faite, suggère-t-il, d’Autochtones comme tels, mais de chercheurs ayant acquis une sensibilité propre à la civilisation autochtone (sensibilité que Sioui nomme « américité » et « amérologie »). Taiaiake Alfred affirme de son côté que « the formation of an indigenous intelligentsia that understands the essence and the commonality of the traditional teachings is crucial to re-forming politics and society[15] ». Les écrits des pionniers de cette communauté intellectuelle autochtone, ceux de Howard Adams, d’Olive P. Dickason et de Georges E. Sioui, se trouvent d’ailleurs parmi les sources secondaires citées par Alfred. Ces auteurs offrent une représentation de leur travail selon laquelle ils sont responsables de la création d’une épistémè autosuffisante, à la fois comme nécessité cognitive (le côté autochtone de l’histoire) et comme nécessité politique (« re-formation » de la société et de la vie politique).

Cela dit, on pourrait questionner le fait d’attribuer le titre d’« intellectuel » à une communauté de pensée autochtone. En effet, la notion d’intellectuel apparaît à première vue appartenir à la réalité sociologique moderne occidentale. Alfred tente une réponse à cette objection qui, dans un geste caractéristique, remet le rôle de « l’intellectuel » au centre des valeurs traditionnelles autochtones :

At first, the notion of an indigenous « intelligentsia » may seem counterintuitive, conjuring up visions of the privileged, educated elites in Western societies. But the context of a unified or holistic approach to decolonisation, writers, philosophers, teachers and artists are essential if we are to confront the state at a deep level. Those who advocate such segmentation of social roles and specialization of knowledge may be accused of elitism, but the idea of an intelligentsia made up of teachers and wisdom-keepers is actually very traditional[16].

Remarquons ici que le mouvement interprétatif mis en marche dans cette argumentation part clairement d’une position d’énonciation excentrique (culture autochtone traditionnelle), à partir de laquelle est intégrée dans le cercle herméneutique la notion occidentale d’intellectuel, de telle sorte que la position d’énonciation excentrique se trouve recentrée. Se placer au milieu dépend de la capacité de rendre compte pour soi-même de l’Autre épistémique. Il y a une fonction de totalisation – ou d’appropriation – dans la performance interprétative d’équation entre Soi et l’Autre qui, telle qu’elle se manifeste ici, est constamment à l’oeuvre dans le discours autochtone. Cette tension herméneutique caractérise l’entreprise d’affirmation politique de la culture autochtone : sa Grosse Politik.

Par ailleurs, il semble que le corpus, pris comme ensemble, présente une orientation fondamentale singulière. Cette dernière se définit par la solidarité, dans l’écriture, d’un ensemble complexe de valeurs morales et de propositions et de dispositions éthiques (projet normatif), d’une critique de la production de connaissance de type rationaliste-universaliste, critique associée à un projet rénovateur des anciennes connaissances sur les peuples autochtones (projet intellectuel), et d’un désir de transformation des rapports sociaux, économiques et politiques actuels (projet politique). En d’autres termes, le propos général vise à restaurer l’autonomie morale, intellectuelle et historique des peuples autochtones. L’enjeu est donc effectivement la création d’une épistémè autonome, c’est-à-dire la « re-formation » d’une vision du monde propre à embrasser l’ensemble de ce qu’il est possible de connaître et de faire. Il s’agit précisément de « faire oeuvre ». Gerald Vizenor, essayiste et écrivain chippewa, a utilisé la notion de New Warriors of Words[17] pour qualifier ce travail politique de parole aux couches multiples[18].

La guerre des mots

À la lumière de ces précisions, il est possible d’explorer plus loin l’idée selon laquelle ces écrits participent bel et bien d’un mouvement simultané de subversion et de reconstruction épistémique. Celui-ci peut être apprécié par le biais de trois gestes caractéristiques de la performance politique totale : le développement d’une historiographie critique et d’une autohistoire autochtone ; l’appropriation du langage scientifique ; l’invention d’une nouvelle forme d’écriture politique.

Historiographie critique et autohistoire autochtone

Les écrits des années 1970 partent de la nécessité de défaire l’histoire telle qu’elle est racontée par les historiens non autochtones, dans le but de se réapproprier les représentations historiques qui s’y jouent. Dans Prison of Grass, Howard Adams explique la nécessité de cette réappropriation : « Since I am a Metis, I have developed the historical discussion as much as possible from a native viewpoint. I hope that this interpretation will unmask both the white-supremacist and the white-liberal view that the natives were warring savages without any government, who craved white civilization[19]. » Olive P. Dickason, dont le propos est de déconstruire le « mythe du sauvage », contribue à mettre en exergue les représentations à l’origine du mépris du droit politique des peuples autochtones en Amérique. The Myth of the Savage, publié pour la première fois en 1984, constitue un ouvrage paradigmatique de réinterprétation du contact entre les civilisations autochtone et européenne, auquel Sioui et Alfred recourent à l’occasion. La thèse du livre se résume ainsi : « les Européens, en classant les Amérindiens parmi les sauvages, parviennent à créer l’idéologie qui aidera à rendre possible le déclenchement d’un des grands mouvements de l’histoire de la civilisation occidentale : la colonisation des empires d’outre-mer[20] ». Cette nécessité de prendre en charge l’histoire autochtone ne sera pas démentie jusque dans les écrits les plus récents.

Le sentiment d’urgence face à la tâche de réappropriation des représentations s’enracine dans l’expérience personnelle des auteurs. Adams, Sioui et Paul ont témoigné dans leurs écrits de souffrances personnelles liées aux préjugés enracinés dans les représentations historiques transmises par le système d’éducation canadien. Sioui se remémore avec douleur l’école de son enfance, où la mère supérieure faisait le récit de la rencontre européenne avec les Sauvages, civilisés grâce à Dieu et à la France. Les propos d’Adams et de Paul sur cette question sont tout à fait similaires. Cette manière d’écrire « avec son sang » est le signe d’une pensée politique qui se développe comme réflexion du vécu, comme une multiplication du sensible[21]. À ce titre, la plupart des auteurs traitent assez longuement de l’expérience des pensionnats (residential schools) et des effets négatifs de l’absence d’une histoire valorisante des peuples autochtones, effets qui touchent tant ces derniers que les non-Autochtones[22].

Paul souligne l’importance de remédier à cet état de l’enseignement de l’histoire au Canada : « In 1969 and even today, not enough of an effort has been made to teach the country’s true history to the young. This history is shameful, no one can deny that, but to cleanse its soul, the nation must tell the truth, no matter how unflattering it is[23]. » Il s’agit donc de la mise en oeuvre de ce qu’on pourrait appeler une historiographie critique, qui permet de cerner l’effet dévastateur d’une certaine manière de faire l’histoire, de souligner la déresponsabilisation qu’elle entraîne dans la société dominante par rapport aux peuples autochtones et d’y montrer une cause de l’incompréhension entre les deux cultures, incompréhension qui aggrave la marginalisation chronique des Autochtones.

« The time has come for people who are from someplace Indian to take back the discourse on Indians[24] », annonce Alfred. Le problème de l’autorité sur l’histoire se situe ainsi à l’orée d’une question politique d’une très grande envergure. Adams, dans A Tortured People, précise le programme de l’autohistoire :

[To] examine how eurocentric historical interpretation of Indians, Metis and Inuit are used to justify, conquest and to camouflage government mechanisms in maintaining oppression. The authentic history of Indians and Metis has been hidden or falsified by establishment academics who use distortions and stereotypes to obscure the harsh political and colonial practices of the state [25].

Dans la même optique, Paul décrit la nécessité de son projet intellectuel : « the atrocities recounted in this book have not been placed here to engender pity. They have been retold to persuade people of the dominant society to use whatever power they have to see that Canada makes meaningful amends for the horrifying wrongs of the past[26]» Dickason, quant à elle, dans son analyse des premières représentations des civilisations autochtones d’Amérique, démontre que l’histoire autorisée, tissée des sources historiques européennes, est construite de manière problématique et camoufle certains faits mobilisateurs de l’histoire autochtone, tout en mettant en valeur un ensemble de représentations douteuses, héritées des mythes populaires et religieux européens. Pour les auteurs étudiés, cette lecture hallucinée des événements du passé semble satisfaire les besoins de justification de la longue entreprise coloniale en Amérique. Adams résume bien le propos politique d’appropriation intellectuelle de l’histoire qui unit les intellectuels autochtones : « The past does not only explain the present, it is also a source of power and provides a sense of direction to the future for Indian, Inuit, and Metis people engaged in current struggles for self-determination[27]. » Il s’agit d’une histoire émancipatrice.

Les auteurs étudiés, bien que de nations et d’horizons disciplinaires différents, s’adonnent d’ailleurs tous à refaire l’histoire et l’historiographie des peuples autochtones et plus particulièrement celles du peuple auquel ils appartiennent. Sioui écrit l’histoire de la civilisation wendate ; Paul, dans We Were not the Savages, écrit l’histoire Mi’kmaq ; Alfred écrit sur les Kanien’kehaka (Mohawks) et la tradition politique des Rotinohshonni (Iroquois), dans Heeding the Voices of Our Ancestors[28] et Peace, Power, Righteousness[29] ; Adams reprend depuis la lunette de l’anticolonialisme l’histoire métisse ; Dickason finalement écrit une histoire des peuples autochtones au Canada[30].

Dans ce processus de réécriture se dessine un ensemble de règles du discours qui sont plus ou moins systématisées selon les auteurs et qui fondent une existence possible de cette parole nouvelle au sein du discours scientifique.

L’appropriation du discours scientifique

La maison autochtone se constitue en partie dans l’opposition qu’elle ressent de la part des autres universitaires ou intellectuels et, d’une manière générale, de l’édifice épistémologique de la science occidentale (du moins pour les ramifications que celui-ci a dans la pratique de l’histoire et des sciences sociales). Sioui accuse le « supposé scientifique » d’être un assaut idéologique contre l’« Amérindien » : « [le] supposé scientifique, prend à son tour et à son compte la mission civilisatrice de sa société dominante et […] applique ses efforts à enlever à l’Amérindien – et aux penseurs circulaires en général – la place qu’il s’est gagnée dans la conscience populaire[31] ». Le choix de Sioui de parler de l’« Amérindien » de la même manière que l’on écrirait l’« humain » ramène à l’idée d’une civilisation autonome qui possède ses propres critères de rapport au monde. Le rejet de la manière autochtone de faire l’histoire par la communauté universitaire ou scientifique, sous prétexte d’oblitération du subjectivisme, est également ressenti par Adams comme une forme de mépris (« they [Aboriginal authors] are ignored or publicly discredited as being advocates or marxists[32] »). Cet auteur abonde dans le sens de Sioui – bien que ce dernier soit prudent et évite l’attaque ad hominem – quant aux raisons de la résistance de la communauté scientifique à reconnaître les écrits autochtones :

The most common argument is that Aboriginal writing lacks documentation, authenticity, or methodology, and, therefore, credibility. State functionaries also accuse Aboriginal writers of sloganeering of radical political dogma. Although they will not admit it, the true reason is that aboriginal writers free to write from their own consciousness and perspective will challenge and eventually succeed in sidelining eurocentricism[33].

Il existe différentes règles de production du discours autochtone qui se manifestent explicitement ou implicitement dans le corpus étudié. Deux ensembles de règles intéressent le propos de cette étude. Les premières relèvent de la méthode d’usage des sources, les secondes de la relation à la tradition autochtone.

Sioui définit la méthode qui devrait être celle des études autochtones : l’autohistoire doit se pencher sur la correspondance entre les sources non autochtones et les sources autochtones[34]. Le recours aux sources autochtones répond à la critique de l’historiographie visant la méconnaissance des valeurs propres aux civilisations autochtones et l’absence de sensibilité à la réalité sociale et politique actuelle des peuples autochtones. Dickason applique cette méthode dans The Myth of the Savage. Plusieurs années après la publication de cet ouvrage magistral, elle écrira : « plus que simplement tenir compte du fait autochtone, l’historien devra faire un effort pour apprécier les intérêts et surtout partager les perceptions des Amérindiens[35] ». Dans l’ensemble du corpus, le recours aux artefacts et à la tradition orale fait partie intégrante de la méthode des auteurs. Selon Paul,

One of the most enduring problems for Canada’s aboriginal people in modern times is their categorization and stereotyping by armchair historians. […] To write on the subject of Aboriginal-European relations requires an ability to see First People as dignified human beings in their environment, instead of judging their « degree of civilization » based upon European concepts and standards [36].

Sioui abonde dans le même sens, c’est-à-dire en appelant à une forme de « communicabilité » entre la recherche et son objet, lorsqu’il fait le procès de l’archéologie occidentale :

La masse des idées racistes et évolutionnistes héritée depuis bien avant le contact a créé une telle confusion dans les perceptions réciproques des groupes culturels – Euro-Américains et Amérindiens – que l’on ne peut que s’attendre à ce que les uns et les autres soient disposés à communiquer ce qui serait nécessaire à un tel type de collaboration. […] l’incroyable distanciation morale établie par l’histoire entre les deux civilisations empêche les archéologues de croire en l’utilité réelle d’une relation professionnelle et idéologique entre eux-mêmes et l’Amérindien vivant[37].

Alfred, se référant à l’auteure sioux Elizabeth Cook-Lynn, explique que, pour remplir le rôle d’intellectuel autochtone, « one must know and respect traditional knowledge, as a mean of promoting justice. This concept is clearly opposed to the individualist, non-accountable “escapism” of pure theory and strictly academic endeavour common in universities[38]. » L’intellectuel autochtone est, par définition, politiquement engagé envers la tradition et les peuples autochtones[39]. Il se doit de respecter le contenu et le style de la tradition : « […] we must find answers from within those traditions, and present them in ways that preserve the integrity of our languages and communicative styles[40] ». La question du style, dans l’optique d’une Grande politique, est de première importance : une cosmologie autonome, à travers le langage, donne sa forme à la vie des communautés.

Certains auteurs vont très loin, ne se contentant pas d’aspirer à une histoire plus compréhensive des peuples autochtones, mais affirmant que seuls les intellectuels autochtones sont légitimés de tenir un discours de connaissance sur ces peuples. Soutenant ce point de vue dans la conclusion de son ouvrage de 1999, Alfred écrit : « we would not consider allowing a white man to represent our people, to initiate and effect healing, or to teach us lessons about spirituality ; similarly, the revitalization of our ideas and institutions should not be contracted out to others[41] ». Adams, après avoir dénoncé le racisme culturel de la version eurocentriste de l’histoire et la résistance de la communauté scientifique à admettre les récits autochtones, affirme que, « ideally, Aboriginals, not Euro-Canadian academics, should research Aboriginal culture. Indigenous institutions must be staffed by Native scientists who grew up in Aboriginal societies and, therefore, identify themselves with the future well-being of Aboriginal nations[42]. » Les raisons invoquées par ce dernier sont essentiellement les mêmes que celles données par Sioui et Paul : « other scholars and authors do not have the understanding and the ability to express the authentic socio-political values, orientations, and social consciousness of Aboriginal societies[43] ». Cette vision ethnique (idée d’une autohistoire qui devient auto/ethno/histoire) est relativisée par Sioui qui dit que celui qui partage la spiritualité autochtone participe de cette éthique sociale qu’il appelle « américité ». Il insiste dans cette optique sur la nécessité d’une définition autochtone de l’orientation des programmes d’éducation[44].

On trouve dans le débat sur les critères de constitution du discours scientifique des éléments supplémentaires de définition de la maison autochtone. Dans cette dernière, c’est en effet la fin et non le moyen qui est le premier critère de validité du discours, c’est-à-dire que les organismes ont la forme du but. Il s’agit maintenant de voir comment cela se concrétise dans une nouvelle forme d’écriture.

L’invention d’une nouvelle forme d’écriture

À la manière des Rotinohshonni (ou Haudenosaunee), au début de son ouvrage de 1999, Alfred remercie la création. Sioui dédie son histoire des Wendats à « notre grand-mère, la Grande Tortue », et son autohistoire de l’Amérique est offerte « à tous nos ancêtres qui parlent par nous ». Paul dédie également son histoire à ses ancêtres. Adams écrit Prison of Grass à la mémoire de son arrière-grand-père mort dans la lutte contre l’impérialisme. Sioui, encore, confie à ses lecteurs que, lorsqu’il était enfant, son père lui a demandé d’écrire la vérité sur leur peuple[45].

Cette inhérence de la pensée et de la vie est le signe d’un geste de connaissance « ontologisée », instance constitutive de l’écrit, qui se pose contre une geste de connaissance relevant d’une simple épistémologie, qui est instance régulatrice de l’écrit. De cette « ontologisation » du savoir résulte la densité épistémique subversive de la maison autochtone, qui se manifeste en trois moments de l’intentionnalité subjective du corpus : le développement d’un vocabulaire alternatif, le recours aux ressources symboliques et cognitives de la tradition, la relation privilégiée avec l’histoire contemporaine.

Le développement d’un vocabulaire alternatif

Le problème de « l’étiquetage » est abordé par tous les auteurs du corpus étudié pour souligner les connotations racistes de certains termes utilisés pour parler des peuples autochtones et pour suggérer, toujours dans une perspective d’autodéfinition, des solutions de rechange linguistiques. Le vocabulaire nouveau se constitue comme propriété de la communauté de discours, entreprise qui répond au souci que l’on peut ranger sous la bannière de la lutte au « linguistic imperialism » décrit par Adams[46].

La thèse de Dickason, par exemple, est structurée de manière à mettre en parallèle les perceptions et les manifestations linguistiques de ces perceptions. Ce style de la démonstration, en provoquant un écart structural, dévoile une existence linguistique extra-européenne des peuples autochtones, contribuant à créer un lieu qui permet de parler des peuples autochtones à partir de la vision qu’ils ont d’eux-mêmes. Sioui suggère, quant à lui, en plusieurs endroits de son oeuvre, de remplacer certaines appellations problématiques. Le qualificatif iroquoien associé à la famille linguistique des Wendats constitue par exemple, selon lui, une notion européenne qui ne rend pas justice à l’importance politique historique des Wendats. L’usage de ce qualificatif a eu pour effet d’introduire dans l’histoire amérindienne l’idée d’une inimitié destructrice entre Wendats et Iroquois. Sioui suggère de remplacer la notion d’iroquoien par celle de Wendat-Iroquois[47]. Alfred pousse la critique jusqu’à dire qu’il faut éradiquer certains concepts du vocabulaire politique autochtone, par exemple taxation, citoyenneté, autorité exécutive et souveraineté[48]. Green et Dickason, dans un esprit parent, offrent une généalogie du concept de souveraineté depuis le contact qui met en perspective l’écart entre la conception européenne et la conception amérindienne du pouvoir[49]. Sioui, encore, décrit le contact entre l’Europe et l’Amérique précolombienne non pas comme une découverte, comme on le fait du point de vue européen, mais plutôt comme un accident[50]. À partir du seul corpus étudié, on pourrait multiplier à l’infini les exemples permettant d’illustrer le travail de création d’un nouveau vocabulaire qui appartient en propre à la pensée politique autochtone. Il s’agit ici de souligner que le développement d’un vocabulaire propre pose les bases de l’invention d’une nouvelle forme d’écriture. Ce vocabulaire est le matériau privilégié de construction de la maison autochtone.

Le recours aux ressources symboliques et cognitives de la tradition

Dans la maison autochtone, le porteur de la parole est en résonance avec les valeurs traditionnelles par un travail herméneutique. Celles-ci sont gardées et transmises par ceux que Dale Turner appelle les philosophes autochtones, mais elles sont aussi vécues, rêvées et mises au travail par les Warriors of Words contemporains[51]. C’est une certaine affinité et une certaine intimité avec le monde autochtone traditionnel qui font la validité d’un discours de connaissance sur les peuples autochtones.

Ce mode d’être du discours autochtone, qui cherche à syntoniser à partir du monde contemporain la sagesse de la tradition, et non à se mettre au service d’un strict devenir de la conscience libre, suggère l’absence d’une idée d’évolution ou de progrès. La pensée autochtone traditionnelle ne cherche d’ailleurs pas à établir la maîtrise technique des faits par la distanciation entre le sujet connaissant et son objet. Sioui transmet dans ce passage la clé de cette opposition entre science occidentale et ontologie autochtone :

[L’Amérindien] croit que les hommes ne sont pas faits pour la vie, mais que c’est la vie qui fait les hommes. Pour l’Amérindien, la théorie de l’évolution signifie l’empire de l’homme sur le temps ; l’histoire telle qu’elle a été imposée à l’Amérindien représente un refus de l’étranger de le laisser accomplir sa vision. Tenter de comprendre sa vie, c’est en suivre le mouvement ; se préoccuper de n’enregistrer les faits que pour s’en souvenir, c’est préférer la stagnation au mouvement et le profane au sacré[52].

Le style du discours est garant de cette résonance entre l’intellectuel autochtone et l’idée d’une constitution traditionnelle de son être, contribuant de trois manières à créer un paysage culturel dans l’écriture.

Premièrement, la filiation ancestrale (telle qu’elle est suggérée dans les dédicaces des ouvrages du corpus) et le recours aux mythologies autochtones participent de la création de ce paysage culturel. Le recours aux ancêtres enracine la pensée autochtone dans une réalité d’autant plus puissante qu’elle se présente non seulement comme transmission d’un savoir non occidental, mais aussi comme connaissance immémoriale de l’Europe : Dickason, Sioui et Paul rappellent au lecteur les prophéties autochtones de la venue des Européens en Amérique. La tradition autochtone avait déjà nommé l’Autre, l’Européen, avant même que ce dernier n’impose une image cosmologique en négatif aux peuples autochtones.

Deuxièmement, comme cela a été mentionné plus haut, la valorisation de la tradition orale dans le choix des sources historiques est un de ces éléments qui renforcent l’intimité entre l’auteur et son propos. Dans cette optique, Adams, Paul et Sioui intègrent dans le texte argumentatif le récit d’événements de l’enfance, Alfred présente dans ses ouvrages les textes intégraux d’interviews avec différents intellectuels et activistes autochtones, Sioui cite de nombreuses communications personnelles, notamment ses rencontres avec des aînés.

Troisièmement, chez plusieurs auteurs, la morphologie de l’argumentation est celle de la persuasion et non celle de la démonstration. Adams, Alfred et Sioui expliquent que, dans la culture autochtone, la reconnaissance des douleurs est préalable à la discussion. Il faut « régler les émotions » pour « rappeler la raison à son siège[53] ». Ainsi, la discussion sur la question autochtone doit nécessairement commencer par établir les fautes, les remords, les accusations et les souffrances de manière à apaiser les émotions. Par la suite, une discussion sur l’état des choses et sur leur devenir est possible[54].

Bien que l’on rencontre cette manière d’aborder la question autochtone chez la plupart des auteurs, c’est chez Alfred qu’elle trouve sa forme la plus achevée. Il vaut la peine de s’étendre sur son exemple. Le « ritual of condolence » utilisé par Alfred pour construire son discours politique est une manière traditionnelle de ramener les gens au pouvoir de la raison[55]. Le rituel est formé de plusieurs phases, qui commencent par les démonstrations mutuelles de respect. Suivent les gestes de pacification, le questionnement à divers niveaux sur la communauté, l’identification des pièges sur la route de la solution, l’interprétation de chants sacrés. La dernière phase est celle de l’engagement envers les valeurs ancestrales. L’argumentation d’Alfred dans Peace, Power, Righteousness respecte rigoureusement les étapes de ce rituel. La structure même du texte est ainsi conforme aux préceptes de la Grande Loi de la Paix des Rotinohshonni. L’auteur explique ainsi la raison de son choix rhétorique, qui fait de son discours un geste en parfaite harmonie avec la définition du travail de l’intellectuel autochtone et qui, à plusieurs égards, correspond à la démarche adoptée par Sioui dans ses travaux :

The ritual of condolence is an ancient and sacred custom among my people, the Rotinohshonni. In its structure, its words, and its deep meaning, this ceremony is an expression of the transformative power inherent in many healing traditions. For this reason I have chosen condolence as the metaphorical framework for my own thoughts on the state of Native America and the crucial role of Indigenous traditions in alleviating the grief and discontent that permeate our existence[56].

Cette manière de faire constitue un cas achevé de remplacement des règles du discours scientifique par une approche traditionnelle. Dans la première, le sujet agence les objets de la connaissance selon les règles déterminées par l’institution de la science qui est garante des fins de l’activité de connaissance. L’énonciateur est ainsi distingué de l’union des moyens (méthode scientifique) et des fins (progrès) qui constitue le discours. Cet hiatus est l’expression de la condition de reproduction de la cosmologie occidentale. Dans une approche traditionnelle, comme celle qu’utilise Alfred, la position de l’énonciateur ne se distingue pas de l’union des moyens (forme du discours) et des fins (autonomie de la maison autochtone) qui constitue le discours. Le mode partagé de connaissance de la maison autochtone est radicalement situé, il est fait d’une ontologie à laquelle sont tous deux attachés le porteur du discours et son récit[57].

La relation privilégiée avec l’histoire

La pensée politique autochtone contemporaine est toujours pointée vers la situation historique des peuples autochtones. La transparence affichée des objectifs politiques qui font de cette littérature une littérature de combat (d’« action », selon le terme d’Alfred) se révèle par exemple dans l’utilisation d’un vocabulaire radical. Colonisation, cooptation, impérialisme, extermination, libération, destruction, révolution, néocolonialisme, racisme sont quelques exemples des termes qui sont disséminés dans le corpus et qui servent à dénoncer (connotation) et non simplement à décrire (dénotation) la situation historique des autochtones. Il y a lieu d’explorer cette caractéristique de la forme d’écriture propre au corpus étudié plus en détail dans la section suivante, dans la mesure où c’est ici qu’achoppe son intentionnalité objective. En effet, outre le principe général d’une pensée sensible à la situation sociale et politique des peuples autochtones, les différents auteurs prennent, à partir de ce point, des routes fort différentes.

Moments d’une transvaluation cosmologique

Ce qui réunit à la base les différents écrits autochtones étudiés est la conjonction de trois plans qui permettent la formation d’un univers épistémique autonome : des éléments moraux et éthiques (projet normatif), une forme discursive correspondante (projet intellectuel), une tension vers la réalisation d’un objectif de « libération » conséquent (projet politique).

Tableau 1

La maison autochtone

La maison autochtone

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Dans la structure d’une telle maison, le projet normatif forme l’horizon de la production littéraire, en ceci qu’il engage dans un projet intellectuel qui vise lui-même l’actualisation politique du projet normatif. Cependant, si l’on remarque que, dans le cas de la maison autochtone, le projet normatif et les différentes formes intellectuelles de son actualisation sont convergents et même transitifs, force est de constater que les projets politiques eux-mêmes sont de nature très différente, jusqu’à s’exclure mutuellement.

Le projet normatif se présente sous trois degrés d’implication et de complexité. Le premier engagement éthique du travail de construction de la maison autochtone, manifeste dans le travail de Dickason, est celui de la nécessité d’une herméneutique du contact. Cet engagement oriente le projet intellectuel, celui d’une nouvelle histoire des représentations autochtones et non autochtones du contact, qui actualise un projet politique particulier, celui d’une réforme des représentations communes des rapports entre les deux groupes. L’entreprise herméneutique débouche nécessairement sur une politique de réconciliation des visions divergentes. Le lien entre l’herméneutique, l’histoire et la réalité politique autochtone au Canada est posé ainsi par Dickason :

L’apport amérindien à la formation d’un Canada moderne a été plus considérable qu’on ne l’a dit jusqu’à maintenant. Loin d’être un vestige du passé, il est une composante active de notre société contemporaine. Les premières nations constituent un élément essentiel de la personnalité du Canada. Le défi que doivent relever les historiens est d’adopter une attitude plus large et plus ouverte à leur égard, s’ils veulent changer les conceptions de l’histoire canadienne tout en ajoutant à son éclat et à sa richesse[58].

Il s’agit ici d’un projet politique qui vise la rénovation des représentations historiques canadiennes[59].

Le deuxième degré du projet normatif est celui de la réparation sociale. Le projet normatif de réparation sociale d’Adams et Paul implique une herméneutique du contact (d’où l’idée d’une transitivité), mais demande de partir du discours historique pour rendre effectif un projet politique qui n’est pas simplement représentationnel, mais également institutionnel. On peut qualifier de récit émancipateur la forme du projet intellectuel nécessaire à l’actualisation politique de cette réparation. Le récit émancipateur vise une nouvelle problématisation de la situation autochtone, qui examine les vecteurs de discrimination qui justifient la réparation sociale exigée. Cette forme de récit intègre à un cadre de résolution politique une réinterprétation historique, permettant de disposer les « faits » de manière à actualiser le projet normatif de réparation sociale. Paul réalise cette prédisposition lorsqu’il pose, à la suite de son histoire du contact entre Européens et Micmacs, les termes de la question territoriale :

[…] the situation can be described as follows : Friendly visitors come to your land and behave honourably and more or less peacefully towards you ; the values of your civilization compel you to share with and welcome these strangers, permitting them to make themselves at home, without interference ; they are ejected from your land by another group of, this time, unfriendly invaders ; these unfriendly invaders now inform you that, because they ejected the friendly visitors, they now own your land. This is not a situation where legal title has changed hands[60].

De la même manière, dans A Tortured People, Adams reprend l’histoire métisse dans l’optique d’y mettre au jour la situation historique d’esclavage qui perdure jusqu’à ce jour :

The history of Aboriginal Peoples in Canada is the history of their struggles against colonial oppression and economic exploitation by Euro-Canadian imperialism. To understand the history, it is necessary to be aware of the political economy of the fur trade system and the politics of colonization with regard to race, class and oppression. Indian communal society was transformed into under-class labourers by European fur traders, particularly the Hudson Bay Company[61].

Les projets politiques qui s’édictent sous la plume de ces deux auteurs divergent cependant considérablement. Paul s’attarde à explorer les potentialités d’une réforme bureaucratique du rapport entre les peuples autochtones et le gouvernement canadien qui puisse déboucher sur une meilleure adéquation entre les besoins économiques et démocratiques des peuples autochtones et les mesures gouvernementales de réparation sociale. Quant à Adams, il met en place les termes d’une révolution des Métis définis comme exclus socioéconomiques et raciaux. Ce qui les réunit, c’est le sens de leur action intellectuelle : une affirmation de la maison autochtone qui permet de transformer avantageusement le rapport de force historique entre peuples autochtones et non autochtones. La lutte devient ici matérielle, tout en entraînant nécessairement une refondation symbolique telle qu’envisagée par Dickason.

Le troisième degré d’implication normative, le plus totalisant, est celui du développement d’un système axiologique autonome pour toute vie politique autochtone. Dans ce cas de figure, qui permet de rendre compte de l’ancrage normatif d’Alfred et de Sioui, il ne s’agit pas seulement d’une herméneutique du contact (lutte symbolique), non plus simplement que d’une demande de justice et de réparations sociale, territoriale et économique (lutte matérielle). Le projet intellectuel, mettant à l’oeuvre un système axiologique autonome, engage dans une rénovation politique et morale globale. Alfred propose par exemple un ensemble de valeurs politiques traditionnelles qui puisse fonder un nouvel ordre politique autochtone indépendant. C’est certainement en ce sens qu’il qualifie son ouvrage Peace, Power, Righteousness de manifeste. Il écrit :

Shifting from local to more general issues, the present project is intended to lay the groundwork for a general understanding and reconstruction of social and governmental institutions embodying traditional indigenous values. I hope that, with this knowledge, indigenous peoples everywhere will be better equipped to understand, promote, and defend the philosophical principles at the core of their own struggles for self-determination[62].

Sioui, par ailleurs, enseigne la conception amérindienne du « cercle sacré de la vie » pour démontrer la supériorité de ce système de sagesse. Privilégiant l’éducation comme canal de transvaluation cosmologique, il espère la naissance de l’amérologie.

Plus qu’une méthode et une discipline, [l’amérologie] représente une nouvelle conscience humaine et une réflexion sur la signification même du mot civilisation […] En raison de l’intérêt accru pour les études amérindiennes, il semblerait souhaitable que les maîtres intellectuels et spirituels amérindiens soient les chefs de file d’une telle science. […] [L’amérologie veut] livrer au monde et particulièrement au continent qui en est le plus durement privé, l’essence d’une spiritualité aussi méconnue que riche et salutaire[63].

Comme on peut le percevoir à ce stade, le passage d’une herméneutique du contact vers une demande de réparation sociale, puis vers un système axiologique autochtone, constitue une complexification et une totalisation du projet normatif, où les étapes finales doivent contenir les précédentes et où les premières étapes trouvent leur impulsion dans l’idée de l’existence spectrale d’une civilisation autre, autochtone. Cette nécessaire interdépendance, qui fait la communicabilité des projets intellectuels, est garante de la possibilité des projets politiques particuliers, sinon de leur contenu. En effet, les différents degrés des projets intellectuel et normatif, tributaires du mode et raison d’être de la maison autochtone, apparaissent plus cohérents et intégrés que les projets politiques, qui semblent plutôt tributaires – ce qui nous rappelle à l’engagement de cette littérature envers l’histoire – du contexte de l’écrit (nation d’appartenance de l’auteur, contexte politique canadien, contexte idéologique international, état de la législation).

Par ailleurs, il y a une tension évidente dans le corpus entre la conception sacrée du monde (non progressiste) de Sioui et la conception historiciste (où la question politique, rationalisée, est avant tout celle du devenir pratique des « populations »). Adams et Paul ne conservent par exemple qu’un rapport ténu aux valeurs traditionnelles comme fondement du projet politique et historicisent largement la situation autochtone. Le premier le fait en associant l’avenir politique des peuples autochtones avec celui des peuples opprimés par l’impérialisme, le second en comprenant l’émancipation autochtone comme moment de la démocratisation et la rationalisation de l’État canadien. Ici, la puissance transvaluative de la culture traditionnelle est pratiquement évacuée. Alfred semble se situer à mi-chemin, aménageant son projet politique traditionnel de manière à l’arrimer, à l’aide d’une conception quasi hégélienne de la nation, aux conceptions politiques occidentales. Il souhaite la coexistence des ordres en se servant d’arguments rationalistes-universalistes : « the conjonction of ancient and contemporary realities is deliberate. The problems and challenges facing our peoples today raise questions that have motivated political philosophy in every age[64] ».

Conclusion : vie politique et langage

La convergence normative et intellectuelle de la maison autochtone ouvre sur une variété de formulations politiques qui, du point de vue de la performance politique totale, n’est pas tant le signe d’une limite, que celui de cette santé symbolique, cette haute tension créatrice qui caractérise souvent une situation de survivance[65].

Le coeur de cette possibilité de transvaluation cosmologique se trouve dans l’« ontologisation » du geste de connaissance dont il a été question plus haut. Cette manière de poser un sujet connaissant en fusion avec son objet, créatrice d’un écart structural avec la pensée occidentale, s’oppose de manière irréconciliable à la production scientifique qui se veut discours opérateur des moyens, aveugle, par nécessité méthodologique, aux fins. Cette séparation, fait d’une cosmologie ossifiée dont la condition de reproduction est la neutralisation de la parole[66], apparaît en fait, du point de vue de la pensée politique autochtone contemporaine, comme une supercherie[67]. Il y a une raréfaction de la parole dans le procès d’objectivation propre à la cosmologie occidentale. La capacité politique du geste individuel, ainsi que la révérence envers la tradition, deux moments vécus de l’unité des moyens et des fins, y sont rendus impraticables ou caduques.

Contre cela, la généalogie de la situation symbolique et matérielle actuelle des peuples autochtones telle qu’elle est opérée dans la maison autochtone dégage les conditions d’existence d’un lieu où la réalité peut être nommée à nouveau et s’exprimer dans les luttes concrètes. Cette préférence des possibles contre le réel témoigne d’une compréhension de la révolution politique comme une appropriation, une transformation et une répétition des structures souterraines du vécu collectif. Il ne s’agit pas simplement de nier le cosmos occidental, mais de s’approprier les axes de définition du vécu d’une manière qui puisse redonner sa capacité politique au rituel et au geste individuel. Ce qui est réclamé dans une parole qui unit conditions de la libération politique et conditions de vérité du langage, c’est l’autonomie cosmologique. Ce qui permet aux cultures autochtones de fonder cette demande politique, c’est la mémoire créatrice d’une cosmologie précolombienne, qui est un vaisseau pour l’exploration des mondes possibles. Cette capacité de vision des mondes possibles est la pratique même de l’utopie – un travail de multiplication des Amériques mineures.

À côté de ce mouvement, la pensée émancipatrice occidentale semble aux prises avec une paralysie auto-infligée ; elle diagnostique tragiquement le mal mondain dans sa propre possibilité. Cette pensée politique est effrayée par le fantasme totalitaire, pour lequel l’Occident a été le laboratoire politique ultime. Résister à l’oppression sans la reproduire, tel est le motus libérateur de la prudente avant-dernière pensée politique européenne, dans laquelle la positivisation de la lutte politique est à peu près proscrite depuis la deuxième moitié du xxe siècle. Or, il semble que, dans la pensée politique autochtone contemporaine, le tabou de l’action politique incarnée n’a pas de prégnance. Le langage n’est pas objet de suspicion et l’histoire, la mémoire et les affects sont d’emblée compris dans la définition de la pensée. Au-delà d’une histoire des idées politiques contemporaines, l’intérêt de la pensée politique autochtone se trouve donc dans sa capacité de développer une éthique nouvelle de la parole politique.

Conclusion

Cette analyse préliminaire a permis de mettre au jour les contours de la structure d’une maison autochtone. Celle-ci présente une intention objective subversive de restaurer l’autonomie du discours intellectuel, historique et politique des peuples autochtones. Cette particularité du discours émancipateur autochtone trouve son articulation fondamentale dans l’union du langage et de l’action, qui devient dès lors un mouvement ici qualifié de parole. Cette union est possible quand sont fusionnées en une langue politique nouvelle les conditions de l’action libératrice et les conditions de vérité et d’intelligibilité du langage. Il s’agit de la parole servant la construction d’un espace cosmologique (spirituel, affectif et matériel) dans lequel pourront prendre assise les quêtes politiques particulières. L’affrontement entre les Six Nations et le gouvernement canadien à Caledonia en Ontario (au moment d’écrire ces lignes en octobre 2006), dans lequel la partie autochtone se réclame des préceptes centenaires de la Grande Loi de la paix, illustre parfaitement ce phénomène[68]. La parole, lorsque réactivée par l’arrimage cognitif des moyens et des fins, constitue, au sein même d’une civilisation qui a réussi à imposer le tabou de la distinction entre le sujet et l’objet, une performance politique totale.

Pour continuer de dégager le sens d’une performance politique totale dans la pensée politique autochtone contemporaine, il reste encore à explorer la relation, fondamentale dans cette dernière, entre la parole et la terre. Les considérations présentées dans cet article ne constituent à l’égard de cette vaste question qu’une préface.