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La loi « encadrant, en application du principe de laïcité, le port de signes ou de tenues manifestant une appartenance religieuse dans les écoles, collèges et lycées publics », promulguée en France le 15 mars 2004[1], est le résultat d’une longue controverse après l’avis « favorable » au port du voile pour les élèves qui le désiraient, rendu par le Conseil d’État[2] en 1989. Dans les années 1990, l’arène médiatique met en scène l’ensemble des préoccupations politiques, sociales et juridiques soulevées par la question du voile et rend compte régulièrement du traitement possible du problème par la loi[3]. La plupart des travaux de recherche ou de vulgarisation insistent sur le rôle des médias dans l’évolution de la controverse, essentiellement à des fins de dénonciation[4]. Les médias ont-ils fait la loi ? Le premier essai[5] consacré à la question se concentre sur des comptages d’accès aux médias des « prohibitionnistes » ou des « antiprohibitionnistes » dans le but de montrer la domination des premiers dans l’espace médiatique. L’intérêt de ces comptages consiste à mettre en évidence l’existence d’acteurs dominants, promoteurs de la loi sur la scène médiatique. L’autre ouvrage[6] consacré à la médiatisation brosse un tableau historique de la question de la représentation de l’islam dans les médias français pendant 30 ans en étayant la thèse d’une certaine islamophobie des médias français. Parallèlement à ces travaux, des recherches scientifiques sur la question du voile font état du traitement médiatique comme d’une évidence : les médias auraient « accompagné » la stratégie de mise en loi, selon Françoise Lorcerie[7], et « alimenté la controverse », aux dires de Claire de Galembert[8]. John Bowen confirme ces analyses dans son livre très complet sur la France et le voile[9] où il souligne, notamment, le rôle de la presse magazine. Si ces chercheurs mobilisent la production médiatique comme matériau ressource pour appuyer leurs propres démonstrations, leur objet n’est pas de s’interroger sur la fabrication proprement dite de cette information. C’est à cette « niche » qu’est consacré cet article. Comprendre comment les médias ont effectivement pu contribuer à la « reproblématisation législative » de la question du port du voile implique une étude plus systématique de la production de l’information qui tienne compte de la diversité des traitements médiatiques, tant sur le plan des supports que sur celui des rédactions et des journalistes. Le parti pris est ici d’observer sur le court épisode de la mise à l’agenda de la loi, de mars 2003 à mars 2004, comment l’arène médiatique a progressivement mis en ordre l’hétérogénéité des registres de justification d’une loi dans l’espace public français. Pour cela, nous avons adopté une démarche compréhensive, fondée sur l’exploration du rapport aux sources et du rôle joué par les « formats[10] » de production journalistique. Dès les années 1970, la mise au jour des « routines journalistiques[11] » ou du « rapport aux sources[12] » a montré tout l’intérêt de l’analyse des pratiques journalistiques pour comprendre le traitement des événements dits médiatiques. Examinant cette littérature, Jean Charron et Jacques Lemieux[13] soulignent que le rapport aux sources dépend à la fois d’une série de déterminismes internes des médias permettant la production de l’information ainsi que des facteurs propres aux sources. Nous proposons ici l’étude de ces deux types de facteurs en confrontant l’analyse qualitative et quantitative d’un corpus[14] de la presse quotidienne nationale, afin de faciliter les comparaisons (la presse magazine – très importante en France – devant être étudiée ultérieurement). Nous avons également considéré un corpus audiovisuel national, la télévision ayant été très présente sur cette question. Par ailleurs, nous avons recueilli le discours des acteurs[15] sur cette production, évitant ainsi l’approche « médiacentrique[16] ». La sélection des supports s’est faite en fonction de la spécificité du média et de son engagement à l’égard de la loi :

  • l’Agence France Presse (AFP), du fait de son rôle central de source de l’ensemble des rédactions (523 dépêches) ;

  • Le Figaro, quotidien national de droite, du fait de son positionnement « pour » la loi[17] (484 articles) ;

  • Le Monde, quotidien national « de référence », du fait de son positionnement « contre » la loi[18] (250 articles) ;

  • L’Humanité, quotidien national lié au Parti communiste, du fait de son non-positionnement (249 articles) ;

  • les journaux télévisés des six chaînes hertziennes[19], compte tenu de l’importance de la télévision dans les pratiques culturelles des Français.

Dans un premier temps, cette analyse a permis de mettre au jour la chronologie des traductions médiatiques plurielles sur la solution législative. Dans un second temps, nous montrerons comment la mise en ordre de discours hétérogènes s’est finalement opérée à partir de la constitution de sources médiatiques très homogènes. Enfin, pour interroger la question des « formats », nous nous attacherons à montrer comme le traitement de l’AFP et de L’Humanité est particulièrement dépendant des routines de fabrication de l’information dans ces deux rédactions très différentes.

Chronique d’une loi annoncée : un traitement médiatique de masse

La mise à l’agenda de la loi interdisant le port du voile à l’école correspond à un « épisode » très court, très intense en termes de médiatisation, allant de mars 2003 à mars 2004. La dimension temporelle de la mise à l’agenda du problème constitue un facteur crucial pour comprendre sa construction médiatique. En effet, le temps s’analyse ici à la fois comme une ressource et une contrainte pour les médias, pour multiplier les sujets et les papiers « au bon moment », « avant la concurrence ».

Le dépouillement des articles ou des sujets traitant de la question du port du voile montre une grande homogénéité « chronologique » sur la période et fait apparaître cinq « pics » médiatiques communs, mais d’inégale ampleur, selon qu’il s’agit de la presse quotidienne nationale ou de l’audiovisuel : le lancement de la controverse lors d’une intervention de Nicolas Sarkozy le 19 avril 2003[20], l’affaire « Levy » en septembre-octobre 2003[21], la remise du rapport de la Commission de sages sur la laïcité présidée par Bernard Stasi[22], les déclarations de Jacques Chirac en faveur de la loi en décembre 2003, les manifestations françaises et internationales hostiles à la loi en janvier 2004 et le vote de la loi à l’Assemblée nationale en février 2004. Les registres d’argumentation qui chemineront dans les médias tout au long de l’année laissent peu de place aux discours des acteurs religieux ou associatifs, qui souhaitent laisser le libre choix aux femmes au nom de la liberté de conscience et de religion ou de la non-discrimination de certaines populations. À l’inverse, dès la première phase de l’épisode médiatique d’avril à juillet 2003, leaders de partis politiques ou du gouvernement, associations féministes et « experts » font émerger trois registres d’opposition au port du voile à l’école, correspondant à trois « causes légitimes » dans l’espace public français :

  • le voile comme obstacle à la laïcité ; c’est ici la cause de la République à la française qui est défendue ;

  • le voile comme signe de repli communautaire et d’intégrisme islamique ; c’est ici la cause du modèle d’intégration à la française qui est en jeu ;

  • le voile comme signe d’oppression des femmes ; c’est ici la cause féministe qui est avancée.

Figure 1

Occurrence des dépêches de l’AFP, des articles du Monde et du Figaro, et des sujets des 6 chaînes hertziennes (85 % de l’audience) portant sur la question du voile, de janvier 2003 à avril 2004

Occurrence des dépêches de l’AFP, des articles du Monde et du Figaro, et des sujets des 6 chaînes hertziennes (85 % de l’audience) portant sur la question du voile, de janvier 2003 à avril 2004

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Si, de façon générale, le statut des intellectuels dans l’espace public a largement perdu de son importance au profit des « experts » dont la légitimité repose sur le savoir et la compétence[23], le recours indifférencié aux uns et aux autres sur la question du voile marque la difficulté qu’éprouvent les médias à « hiérarchiser » les effets de savoir sur ce problème. La question de l’intervention de cette parole d’autorité dans les médias est intéressante à double titre : du point de vue des pratiques journalistiques d’abord, car la multiplication de points de vue renvoie au « mythe de l’objectivité[24] » très prégnant chez les journalistes qui tentent d’ouvrir leurs colonnes le plus largement possible pour ne pas être taxés d’avoir un parti pris.

Un autre élément intéressant dans ces prises de position est l’évolution dans le temps. Beaucoup s’expriment contre le principe d’une loi jusqu’en octobre, alors qu’ils se rallieront à la « cause » en décembre. Le même processus a d’ailleurs marqué la commission Stasi, composée pour partie de ces « sages », devenue progressivement source officielle pour les journalistes. Ce « ralliement » laisse très peu de place au contre-discours sur la loi, limitant largement l’expression des acteurs concernés, en particulier les filles voilées.

C’est durant la seconde phase, de septembre à novembre, que le débat se construit définitivement de façon binaire entre les « pro » et les « anti » loi et que les acteurs, notamment les intellectuels et les politiques, qui pouvaient exprimer leurs « réticences » ou leurs « hésitations » dans la première période, sont tenus de prendre position dans l’arène médiatique. Après l’Union pour un mouvement populaire (UMP), le Parti socialiste se prononce en novembre pour la loi, tandis que le parti des Verts et le Parti communiste se prononcent contre la loi. Ainsi, à la diversité des prises de position qui résultait de la situation d’incertitude créée par l’avis du Conseil d’État se substitue, à l’automne 2003, un cadrage strict des positions pour ou contre la loi, avec une nette prédominance des acteurs pour la loi dans les médias audiovisuels[25].

Ce qui précède montre à quel point le mois de décembre 2003 constitue un « cap » de cet épisode. L’attente du rapport de la commission Stasi, un voyage de Jacques Chirac à Tunis le 5 décembre durant lequel il dit « refuser les signes ostentatoires à l’école », la remise officielle du rapport Stasi au président de la République le 11 décembre et la prise de position présidentielle pour une loi le 17 décembre font du voile le sujet du mois. Soixante articles sont publiés dans le journal Le Monde, 90 dans le journal Le Figaro, plus de 75 sujets sont produits à la télévision. Treize journaux télévisés de 20 heures abordent la question sur France 2, du 5 au 30 décembre. Le 20 heures du 11 décembre de cette chaîne consacre 17 minutes à la question du voile, fait rarissime en dehors des grands accidents (attentats, tsunami).

Cet emballement médiatique pose la question de la forme que peut prendre finalement le travail du journaliste lorsqu’il faut tenir ensemble des discours hétérogènes, des raisons d’agir multiples dans l’arène qu’il est censé piloter. Il semble que, à partir de cet emballement du mois de décembre, il devient extrêmement difficile pour lui de faire émerger ou tout simplement de laisser s’exprimer des points de vue divergents, ce qui était pourtant encore le cas quelques semaines auparavant. La loi est devenue une évidence et, à partir de ce moment, les médias vont procéder à une mise en ordre des discours pour tenter d’expliquer en quoi cette loi s’impose, plutôt que de tenter d’explorer quelles pourraient être les autres solutions pour résoudre le problème.

Intervenants et discours autorisés dans l’arène médiatique : l’émergence de « définisseurs primaires[26] » et de « bons clients[27] »

Ceux qui souhaitent l’appui d’une loi pour légitimer les démarches de renvoi des élèves refusant d’ôter le voile à l’école sont des habitués des médias, qu’il s’agisse d’acteurs politiques, de certains intellectuels ou de leaders de mouvements féministes. Sur l’échiquier politique, la question transcende le clivage traditionnel gauche / droite dès le mois d’octobre, pour donner naissance à un camp « pro-loi » majoritaire. Le registre de la gauche « responsable », repentie de ses erreurs « laxistes » quant au traitement des questions d’immigration et de sécurité depuis la « défaite de 2002 », peut se déployer pleinement sur la question du voile[28]. Jacques Lang, ancien ministre de l’Éducation nationale, figure socialiste, prend ainsi très tôt position pour une loi. Cependant, la répartition des prises de position par média interposé reste assez « classique », les membres du gouvernement trouvant une tribune évidente dans le quotidien conservateur Le Figaro. Le ministre de l’Éducation nationale, Luc Ferry, fait état de son opposition personnelle au port du foulard islamique à l’école, tout en évoquant « deux obstacles » à la législation : « le risque de prolifération d’écoles coraniques » et le « risque juridique », en particulier liés à l’article 9 de la Convention européenne des droits de l’homme sur la « liberté de pensée, de conscience et de religion ». Il défend la loi dans un discours prononcé lors d’un colloque de l’UMP le 22 mai sur « L’école et la laïcité aujourd’hui » : « Je pense qu’il est possible quand même et qu’il est souhaitable – en tout cas si c’est possible, c’est certainement souhaitable de légiférer parce qu’on ne peut pas laisser les proviseurs dans la situation où les laisse l’avis du Conseil d’État de 1989[29]. » Cependant, des députés de droite comme François Bayrou et Alain Madelin[30] prennent position contre la loi dans un premier temps, alors qu’ils s’abstiendront ou voteront la loi en février 2004. Leur principal argument est celui du risque de scission de la République en cas de loi. Ces prises de position se font dans le journal La Croix qui consacre une grande place au débat tout au long de la période et se positionne, à l’image des acteurs religieux à qui il donne naturellement la parole, contre la solution législative.

Les mouvements féministes sont également très présents dans les médias et donnent les fondements d’une justification de la loi pour lutter contre les inégalités homme / femme et l’oppression de ces dernières. La Ligue du droit international des femmes (LDIF) « salue la fermeté du ministre de l’Intérieur » dans les propos qu’il a tenus sur la question du foulard islamique[31]. Cette ligue, créée en 1983 par Simone de Beauvoir, demande que cette fermeté ne se limite pas à la photo apposée sur les pièces d’identité, mais qu’une loi interdise aussi le foulard à l’école et dans les entreprises. La présidente du mouvement ainsi que Gisèle Halimi, figure historique du féminisme français, signent ainsi des tribunes dans différents médias[32]. À cela s’ajoutent les témoignages des femmes originaires de pays musulmans qui ont refusé de porter le voile. Le voile est ainsi posé comme l’expression d’une domination masculine et d’une entrave aux droits des femmes. Si les féministes sont rodées aux médias, leur registre d’accusation du voile va, par ailleurs, bénéficier de l’entrée en scène à partir du mois de septembre de deux figures « authentiques », bien plus intéressantes pour les journalistes que les traditionnelles intellectuelles sollicitées pendant la première période. Il s’agit de Chadhort Djavann et de Fadela Amara. La première, « victime » du voile, se prête facilement aux interviews de toutes les télévisions et de toutes les rédactions, au moment de la sortie de son livre[33]. Iranienne vivant en France, elle publie un violent pamphlet mêlant émotions et réflexions (elle se présente comme une anthropologue) sur ce que représente le port du voile pour une femme. La plupart des reportages brossent le portrait d’une femme courage[34], victime de l’oppression religieuse obscurantiste en Iran, donc particulièrement pertinente (c’est une intellectuelle qui « sait de quoi elle parle » aux yeux des journalistes) pour déceler des traces de fondamentalisme en France. Elle apparaît ainsi comme experte au regard de son expérience. Fadela Amara « sait » également de quoi elle parle[35]. Présidente de l’association « Ni pute ni soumise » créée en mars 2003 pour défendre les jeunes filles des cités victimes des jeunes hommes des quartiers défavorisés[36], elle se présente comme « une beurette », « musulmane pratiquante ». Elle se prononce d’abord contre une loi[37], en expliquant que celle-ci durcira les relations entre les jeunes des cités et la République, pour finalement soutenir une pétition publiée par le magazine féminin ELLE le 8 décembre 2003, demandant au président de la République le vote d’une « loi interdisant les signes religieux visibles à l’école et dans les services publics ».

La commission stasi ou comment devenir « définisseur primaire » sans l’avoir cherché

La création le 3 juillet 2003, par le président de la République Jacques Chirac, de la Commission de réflexion sur l’application du principe de laïcité dans la République donne l’occasion au président de s’exprimer sur le voile : il demande notamment aux membres de la commission de « réfléchir aux difficultés d’application » que pose l’avis du Conseil d’État de 1989 sur le voile, car il ne donne « pas toujours aux enseignants le cadre nécessaire pour exercer leur mission ». Si la lettre de mission adressée à son président, Bernard Stasi, invite la commission à une réflexion globale sur la laïcité, la question de l’opportunité de légiférer sur le voile n’en est pas moins explicitement posée. Le traitement médiatique est ainsi fidèle à l’esprit de la lettre dont les extraits sont abondants. La création de la commission donne aussi aux journalistes l’occasion d’écrire des articles plus larges sur la question de la laïcité. Les uns et les autres tentent donc de ne pas « focaliser » l’attention sur le voile comme les y invite l’intitulé de la commission, mais quelques phrases dans un article suffisent finalement à montrer combien il s’agit là du sujet principal dont la commission doit se préoccuper. Un article du journal La Croix du 3 juillet[38], par exemple, fait un long développement qui se veut factuel sur les objectifs de la commission, ses membres, sa ligne d’action. Pourtant, sa conclusion est sans ambiguïté. « Enfin, la commission devra naturellement se pencher sur la question du foulard, dire si oui ou non le port de signes religieux dans un espace public tel que l’école doit être prohibé. » Dans Le Monde, Bernard Stasi justifie la création de la commission par rapport à la question de l’islam : « Il ne faut surtout pas partir en guerre contre une religion ni lui donner le sentiment d’être victime d’un ostracisme », dans une forme d’anticipation du débat qui se concentrera sur la question du voile, et ainsi de l’islam. Cependant, dans un premier temps, la médiatisation de cette commission s’arrête à sa création et la question est complètement occultée pendant l’été, les médias étant alors le lieu d’une controverse exceptionnelle sur un « scandale d’État », lié aux effets de la canicule en France au cours de l’été 2003.

C’est à l’automne 2003 que la commission devient progressivement un « définisseur primaire ». Deux raisons principales peuvent expliquer le statut central qu’elle endosse à ce moment-là.

En premier lieu, la « flambée médiatique » liée à l’affaire Levy et à la médiatisation de Chahdortt Djavann génère une déclinaison de la question du voile dans tous les médias, des « éclairages » sont nécessaires pour continuer à traiter le sujet. Cela implique une demande d’information pour produire des reportages et des papiers. Or, très peu de communiqués de presse « officiels » émanant des diverses institutions concernées par la question, telles que le ministère de l’Éducation nationale, les syndicats enseignants ou les organisations musulmanes, sont alors diffusés. Les journalistes, contrairement à leur processus habituel de submersion par l’information institutionnelle[39], sont en quête d’information, de sources de référence. Ce qui est très intéressant dans le cas de la commission, c’est qu’elle ne pallie en rien ce « manque », puisque sa communication « officielle » est finalement très réduite. Ils conviennent d’un accord avec « Public Sénat » – chaîne parlementaire dont l’audience est inférieure à 1 % – pour la retransmission des auditions et une chargée de communication gère les demandes des journalistes, de façon plutôt réactive qu’offensive. Lors d’entretiens, des journalistes n’ont ainsi pas le souvenir d’une chargée de communication. Celle-ci, juriste très jeune et sans expérience préalable de la communication, explique elle-même : « Je n’ai pas vraiment eu de stratégie presse. Pour être très honnête, je ne savais pas forcément ce que c’était […] Déjà, la plus grande satisfaction était de dire que seul le président était porte-parole de la commission[40]. » Les membres de la commission ont ainsi reçu l’« ordre » de ne pas s’exprimer auprès des médias et de laisser ce rôle à Bernard Stasi. Or, l’ancien médiateur de la République n’est pas un « bon client » pour les journalistes : « Même la fois où nous sommes allés voir Stasi, il ne voulait pas parler. Je me souviens l’avoir un peu titillé parce qu’il était langue de bois d’une façon hallucinante, une langue de bois maîtrisée. Ce n’était pas quelqu’un qui voulait parler à tout prix[41]. »

Pourtant, les journalistes poursuivent leur accompagnement de la commission Stasi, en visionnant les auditions ou en s’y rendant pour obtenir du matériel « nouveau » susceptible d’alimenter un sujet. Durant cette période, seule la commission Stasi représente une source régulière, chaque jour renouvelée, susceptible de donner lieu à des traitements sous différents angles, par le biais de ses auditions publiques. À la différence de la commission Stasi, la commission parlementaire sur « les signes religieux à l’école » créée en juin 2003 et pilotée par Jean-Louis Debré, qui reçoit sensiblement les mêmes acteurs deux mois auparavant, ne représente pas une « bonne source » pour les journalistes, d’une part, parce qu’elle est difficile d’accès et, d’autre part, parce que les résultats sont connus d’avance.

Une mission parlementaire « journalistiquement » ça existe du jour où vous avez le rapport. Tout simplement parce que c’est à huis clos. Quand vous posez une question, on vous dit « on est en train d’auditionner »… C’est opaque. C’est tout bêtement ça. Et c’était considéré comme bidon, on savait ce que Debré pensait de ça et on savait que cela ne serait pas très contradictoire[42].

Le second élément fondamental pour comprendre le poids que prend cette commission dans les sources des journalistes correspond à sa légitimation immédiate compte tenu de ses membres « éminents » qui lui donnent une très forte crédibilité.

Il y a dû y avoir énormément de réflexions, ça devait être une masse d’informations parce qu’il y a eu tout le panel, je ne dis pas de l’opinion française, mais des grands, de tous les gens quand même qui représentent des courants de pensée, etc., des philosophes, des sociologues, des syndicalistes… du service public et tout, qui témoignaient. Des gens des hôpitaux, enfin, il y avait tous les gens qui étaient concernés, de près ou de loin, et qui donnaient leur opinion et puis c’était pas… Voilà c’était pas populo quoi, c’était pas populiste je veux dire comme démarche, c’était vraiment une démarche intellectuelle, à mon avis, vachement intéressante[43].

Les membres de la commission Stasi sont ainsi régulièrement qualifiés d’« experts[44] » par leur participation à cette commission. La commission apparaît également aux yeux des médias comme « équilibrée », élément fondamental de sa crédibilité. Un quart des membres est connu pour être partisan d’une laïcité « stricte », un quart pour être favorable à une laïcité plus « ouverte » au fait religieux et l’autre moitié se situant dans « l’entre deux », ce qui fait dire à l’un des membres de la commission que « beaucoup d’autres personnes auraient pu en faire partie de façon légitime, mais telle quelle, elle est apparue équilibrée aux médias et donc à l’opinion publique[45] ».

Par-delà la « fiabilité » de la source, cette commission présente l’avantage évident pour les journalistes d’apporter des « clients », « experts » susceptibles de témoigner dès leur sortie de l’audition. La plus-value journalistique de cette commission semble faire oublier la sous-représentation évidente de membres de confession musulmane (un seul) et la surreprésentation des membres d’obédience catholique ou juive. De même, peu de journalistes s’intéressent à la répartition des personnes auditionnées, à l’absence de filles voilées ou à la surreprésentation du monde enseignant militant contre le voile ou encore au traitement particulièrement dur fait aux « auditionnés pro-voile ». Un des membres s’exprimera d’ailleurs au cours d’une réunion faisant suite à une audition contre ce qu’il estime être de parti pris : « Moi, ce qui me gêne, c’est qu’il y a des procès d’intention vis-à-vis de certaines personnes qu’on auditionne et pas vis-à-vis d’autres. Si on doit vérifier, vérifions tous les témoignages. Parce que tous les témoignages peuvent être suspectés a priori ! Pourquoi ne pas prêter à Mgr Lustiger de pratiquer le double langage[46] ? » Certains journalistes particulièrement proches des débats notent ces ambiguïtés de la commission sans toutefois les mentionner dans leurs papiers, pris dans une logique professionnelle de protection des sources[47]. « Le débat et les critiques au sein de la rédaction [sur la commission] étaient plus sur la manière dont la commission menait le truc. À certains moments, le déséquilibre des invités était évident, le déséquilibre à l’intérieur de la commission aussi. C’était ça qu’on discutait, plus que la loi ou pas la loi[48]. »

Si la commission Stasi a fortement contribué à la mise en ordre médiatique, il faut souligner comment cette commission a été influencée en retour par la manière dont l’« affaire du voile » a été traitée dans les médias. Les travaux de la commission ont permis, d’un côté, d’« alimenter » les papiers et les reportages dans lesquels ses conclusions ont été largement reprises, mais, de l’autre côté, beaucoup d’éléments montrent l’importance de la couverture médiatique dans les choix de la commission, notamment en termes de sélection des personnes auditionnées[49].

L’emprise présidentielle

Six jours après la remise du rapport, Jacques Chirac fait un discours solennel de 30 minutes devant 400 personnes (membres du gouvernements, représentants des partis politiques, des associations féministes, autorités religieuses, acteurs du système éducatif et hospitalier et journalistes bien sûr) pour annoncer son choix d’une loi : « L’école publique restera laïque et pour cela une loi est nécessaire […] En conscience j’estime que le port de tenues ou de signes qui manifestent ostensiblement l’appartenance religieuse doit être proscrit dans les écoles, les collèges et les lycées publics. »

Ce discours de Jacques Chirac est considéré par les éditorialistes dans la presse écrite et audiovisuelle, à l’exception des journaux Le Monde et La Croix, comme un événement majeur d’engagement républicain, régulièrement comparé au discours qu’avait tenu Jacques Chirac lors de son élection présidentielle contre Jean-Marie Le Pen grâce au ralliement des voix de gauche, en tant que garant du « pacte républicain ». Signe du poids de l’arène politique sur cette question, ce sont les éditorialistes qui, dès le lendemain, vont se positionner politiquement sur la nécessité de suivre ou non le président, prenant pour un temps la place des journalistes spécialisés des rubriques Religion et Éducation qui avaient contribué jusque-là à la médiatisation du problème. Les éditorialistes de la Presse quotidienne régionale (PQR) vont jusqu’à rendre hommage à Jacques Chirac dans les éditoriaux du 18 décembre, tout en soulignant les difficultés que va provoquer l’application d’une telle loi.

Le texte remarquable d’un Jacques Chirac, plus père de la nation que jamais, a indiscutablement le mérite de dépassionner la situation. Et par conséquent de la clarifier […] Mais Le voile ne doit pas cacher les réalités de la société française, dont Jacques Chirac a, avec raison, rappelé les valeurs de tolérance, d’accueil et de diversité partagée[50].

II arrive au Président de la République d’apparaître trop distancié par rapport aux enjeux intérieurs du pays. Dans son rappel solennel à la laïcité, il n’a pourtant pas manqué son rendez-vous. Elle a beau être, comme il dit, « au coeur de notre identité républicaine », la laïcité ne va pas de soi : l’histoire de notre vieux pays judéo-chrétien l’a démontré[51].

Le discours à la fois ferme et respectueux du Président de la République était sans ambiguïté. Et il n’a pas caché que nos soucis actuels provenaient largement de l’échec de l’intégration des populations immigrées. Le port du voile par des jeunes filles musulmanes est né, en effet, de l’exclusion et des discriminations, toujours pratiquées en France, mais aussi des frustrations plus ou moins entretenues dans certains quartiers ghettos[52].

C’était un beau discours, une belle réaffirmation des principes de la laïcité et de la République, prononcé de manière solennelle à l’Élysée devant un parterre de 400 personnalités où se croisaient aussi bien les membres du Conseil français du culte musulman, vivement opposés à une loi réglementant les signes « ostensibles », comme les signataires de l’appel contre le voile islamique, publié par l’hebdomadaire « Elle[53] ».

Si les journalistes soulignent que Jacques Chirac a fait siennes les conclusions de la commission Stasi sur l’interdiction des signes religieux « ostensibles » – kippa, voile, grande croix – dans le périmètre scolaire, ils légitiment définitivement la position par l’invocation du sondage paru le même jour dans Le Parisien – Aujourd’hui en France qui indique que 69 % des Français étaient « favorables à une loi interdisant les signes religieux ostensibles à l’école ». Les discours des journalistes peuvent d’autant plus se simplifier qu’à partir du mois d’octobre la mobilisation de sondages mensuels indique que l’opinion est largement favorable à l’interdiction de tout signe religieux à l’école et que cette opinion progresse[54]. Ces sondages leur permettent de gagner de l’indépendance vis-à-vis des acteurs politiques. Il devient légitime pour les journalistes de poser la question « que se posent les Français » et de s’appuyer sur les « verdicts de l’opinion » érigée en juge impartial de l’action politique[55]. On voit comment ici le choix de la loi et de sa publicisation dans l’arène médiatique permet aux gouvernants de s’adresser à un public plus large qu’au public stricto sensu concerné par cette loi (enseignants, filles voilées) et d’en faire un véritable instrument de communication politique.

L’accès difficile aux médias pour les acteurs opposés à la loi

Au-delà de la liberté religieuse et de conscience invoquée par les opposants à la loi, trois arguments principaux sont utilisés :

  1. Pour les représentants religieux, c’est essentiellement l’inutilité d’une nouvelle loi : pour faire respecter les principes de laïcité, il suffit d’appliquer la loi existante. Ils soulignent l’attachement à la loi de 1905 sur la séparation de l’Église et de l’État.

Les mouvements antiracistes et de défense des droits de la personne relaient deux arguments majeurs :

  1. Le risque de discrimination de populations déjà fragiles – les filles voilées – du fait de leur exclusion du système scolaire ;

  2. Le risque de stigmatisation d’une partie de la population française, les musulmans. Ils dénoncent là « l’islamophobie » qui serait à l’oeuvre.

Les syndicats enseignants assez partagés dans un premier temps rallieront finalement la cause des « anti-loi » en s’appuyant sur les trois arguments. Pourtant, la « faiblesse » du premier argument et le « parti pris » des deux autres aux yeux des journalistes rendent l’accès aux médias de ceux qui les portent difficile. D’autres difficultés pour les acteurs « anti-loi », en termes d’accès aux médias, tient au fait qu’ils ne représentent pas une « coalition » homogène, dotée d’un porte-parole, d’un message unique, et qu’ils manquent de « crédibilité » en raison d’un trop grand engagement politique (à gauche) ou religieux. Représentants des Églises, du grand Rabbinat de France, d’associations musulmanes multiples, d’associations des droits de l’homme, d’associations militantes créées pour l’occasion, comme « Les mots sont importants », certains syndicats enseignants s’opposent à la loi pour des raisons d’ordres théologique, éthique, politique, voire « pratique » souvent différentes. Les appels communs ne vont pas au-delà des grandes catégories d’acteurs et les amorces de coalition sont très tardives. Ainsi, les Églises chrétiennes lancent un appel commun contre la loi, dans Le Monde du 9 décembre 2003 ; le monde enseignant « bascule » également dans le camp « anti-loi » avec la publication d’un communiqué commun le 16 décembre 2003[56], à la veille de l’annonce par Jacques Chirac de sa volonté de légiférer. Le fait de promouvoir un contre discours par rapport à un « discours officiel » donne un accès direct aux médias en quête, dans un souci « d’objectivité », d’un point de vue contrasté. Encore faut-il que ce point de vue différent ait du « poids », ce qu’aurait pu lui donner le caractère officiel de la parole syndicale par exemple.

Lorsque Stuart Hall[57] désigne par « définisseur primaire » ceux qui ont, vis-à-vis des journalistes, la « crédibilité » de la parole officielle, il inclut les syndicats comme potentiels « définisseurs primaires ». Mais les prises de position semblent trop « marquées » aux yeux des journalistes. Si l’on suit le raisonnement de Hall, le statut de « définisseur primaire » permet d’imposer les cadrages de l’information que devront suivre les autres acteurs pour être audibles. Si cette approche est intéressante pour comprendre la relation des journalistes aux sources, elle a de nombreuses limites[58]. Il faut notamment souligner la difficulté de ce statut. Les journalistes opposent une certaine distance aux voix officielles, par crainte de reproduire un discours caricatural et qu’on leur reproche d’être manipulés. On l’observe ici dans le discours porté par les représentants religieux ainsi que par les mouvements de gauche, y compris pour un journal marqué à gauche justement.

Je me souviens d’avoir croisé plusieurs filles voilées, notamment à une conférence de presse qui était organisée par [l’association] « Les mots sont importants », ou un truc comme ça, enfin un collectif, une organisation d’extrême gauche, et qui était pour le discours des filles « Nous on se voile, on l’assume, c’est très bien comme ça. Cette loi, mais qu’est-ce que c’est que cet État qui veut imposer la religion aux gens ? » Moi, ma réticence à les interviewer comme ça, tel quel, c’était : qui sont-elles ? D’où elles viennent ? En gros pour quel groupe joue cette association[59] ?

Les manifestations qui auraient pu donner un espace médiatique aux opposants à la loi sont finalement retraduites comme « preuve » du repli communautaire dans une bonne partie des supports, notamment en télévision, média qui renforce « l’image » au sens propre d’un islam menaçant (masses des voiles, barbes, turbans font l’objet de gros plans). Ces manifestations prennent place dès le 18 décembre 2003[60], mais ce n’est qu’à partir du mois de janvier 2004 qu’elles remplissent les colonnes de la presse (101 dépêches sont consacrées au sujet par l’AFP en janvier[61]). Le 17 janvier 2004 est déclaré journée mondiale de manifestation contre l’interdiction du port du voile à l’école. Plus de 20 000 personnes manifestent dans toute la France, selon les informations de l’AFP. Des manifestations ont lieu dans de nombreux pays devant les ambassades françaises (Égypte, Maroc, Turquie, Liban, Iran, Indonésie…). Les manifestations et les réactions internationales légitiment paradoxalement le vote de la loi, ce pic marquant encore un durcissement du cadrage médiatique qui donne à voir des « démonstrations d’hostilité à l’égard du gouvernement » dans les rues françaises, mais également dans la plupart des pays arabes. Or, elles donnent aussi l’occasion à quelques filles voilées de s’exprimer, ce qui n’avait pas été le cas jusque-là.

Pourtant, ces manifestations viennent confirmer le cadrage voile / intégrisme et fournir un message contre-productif pour ceux qui les organisent. En presse[62] comme en télévision, les reportages montrent des femmes « manipulées » par les hommes et font du port du voile un acte militant.

Ce qui m’a marqué, sur cette manif, c’est que beaucoup de filles parlaient, mais pas librement. Elles étaient soit dépendantes de leurs copines, soit de leurs grands frères.

Cela se voyait ?

Oui, mais c’est dur à mettre en images. Soit on fait une caméra cachée et on isole quelqu’un… Dès qu’il y a une caméra, plein de gens viennent autour. La parole n’est plus très libre à ce moment-là. Il y a une grosse pression et les gens rentrent dans un format. Et la télé ne laisse pas de place à la nuance […] Pour des choses nouvelles comme le voile qui arrivent, même en ayant une réflexion, même en s’informant, même en connaissant des gens (pour ou contre) et en discutant avec eux, cela peut paraître très choquant toutes ces filles[63].

La manifestation ne provoque donc pas un « succès de papier »[64] en dépit du nombre important de rassemblements et de manifestants. Au contraire, elle vient renforcer le discours du « repli communautaire » posé dès le début de l’épisode. Les analyses d’Elisabeth Noelle-Neuman[65] posent la question de l’influence « répressive » des médias sur l’opinion publique. Selon elle, les médias ne représentent pas la totalité des opinions présentes dans le public, mais seulement une fraction « autorisée ». Ceux qui partagent ces opinions « légitimes », ici celles correspondant à la nécessité d’une loi portée par l’ensemble des acteurs politiques, se sentent majoritaires et osent s’exprimer. À l’inverse, ceux qui ne les partagent pas se retirent du débat et taisent leurs convictions pour éviter d’être rejetés. Les médias entretiennent ainsi une forme de consensus artificiel, et c’est bien là l’enjeu de la médiatisation de la question du voile, avec des intellectuels qui, à partir de ces manifestations, n’expriment plus leur opposition, notamment parce qu’ils ne sont plus sollicités par les journalistes ou n’ont plus aucun impact sur le cadrage. En conséquence, lorsque Le Monde publie, à la veille des discussions parlementaires, les « regrets » de quatre anciens membres de la commission Stasi[66] de voir leurs travaux se résumer à la promulgation d’une loi contre le port du voile, cette tribune est très peu reprise par les autres médias.

Des pratiques professionnelles au service de la neutralité ou de la neutralisation du débat ? de l’usage des formats à l’afp et à l’humanité

Philippe Garraud[67] dégage cinq modèles ou types idéaux de processus de mise à l’agenda, mettant notamment en avant les critères qui font qu’un sujet va être retenu par les médias. Son analyse, devenue classique, montre combien il est important de tenir compte des logiques spécifiques de l’arène médiatique pour comprendre la mise à l’agenda d’un problème public. Les contraintes économiques, les jeux de concurrence externes entre supports, les hiérarchies internes à une même entreprise de presse, les stratégies professionnelles différenciées en fonction des dispositions, du statut, des trajectoires, des ressources des journalistes, de leur spécialisation éventuelle (le traitement de la question du voile par les journalistes des rubriques Religion, Éducation ou Politique diffèrent), les contacts et la plus ou moins grande proximité qu’ils nouent avec leurs sources, les stratégies éditoriales de l’organe de presse, ainsi que la structure de l’actualité, sont autant de facteurs qui interviennent dans le traitement de l’information de la question du voile. Dans le cas du journal Le Monde, par exemple, le journaliste chargé des questions religieuses se saisit de la question dans un processus de démonstration de son « expertise critique[68] » sur l’islam en se constituant une « spécialité » – et en luttant pour sa reconnaissance – à partir de jeux d’interconnaissances et d’une expertise liée à la « nouveauté » du traitement de cette religion dans les médias. C’est cette expertise qui positionnera le journal comme « opposant » à la loi, en dépit de points de vue divergents au sein de la rédaction.

Quand je suis arrivé ici [au Monde, en 2000] j’ai vraiment appris des choses sur le tas. Et je ne connaissais rien du tout de l’islam. J’ai été pris parce qu’il y avait besoin de renforcer la rubrique [Religion] et pour mes compétences sur cette rubrique. Mais, au moment où je suis arrivé, j’ai senti qu’il y avait un besoin. Je ne vais pas dire que l’islam était sous-traité mais je sentais que c’était un sujet qui montait et qui méritait qu’on y consacre davantage de place dans le journal […] Et aussi, un raisonnement un peu basique et un peu bête. Les autres chroniqueurs religieux, au Figaro mais surtout à La Croix, se concentraient exclusivement, ou plutôt principalement, sur l’actualité catholique. Je me disais que j’avais assez peu de chances de les battre sur leur propre terrain. Si je pouvais sortir des informations un peu différentes, c’était sur d’autres religions, sur l’islam en particulier[69].

Cet exemple montre à quel point il est nécessaire de ne pas s’arrêter à l’analyse des sources, mais qu’il faut aussi considérer comme importante la question des formats journalistiques eux-mêmes dans la mise en scène de la solution législative. Le choix de l’AFP s’imposait pour cette analyse, les dépêches étant le matériau journalistique « formaté » par excellence dans une quête obsessionnelle de neutralité. Celui du journal L’Humanité correspond à son caractère étonnant dans le panorama médiatique, le journal s’étant « raccroché » aux formats pour échapper à la prise de position qui le caractérise habituellement.

La mise en ordre de l’AFP

Nous avons procédé à une analyse systématique du corpus des dépêches de l’AFP (523 dépêches sélectionnées de janvier 2003 à avril 2004) avec le logiciel de traitement statistique de corpus Alceste[70]. Notre objectif n’était pas de mener une étude de presse pour elle-même, ce qui aurait risqué de nous enfermer dans une forme de médiacentrisme, mais de nous servir de l’analyse lexicale pour répondre à un questionnement de type sociopolitique sur le rôle des médias dans la formation d’un discours de cadrage sur un problème public comme celui de l’interdiction ou non du port du voile à l’école. L’intérêt de ce traitement consiste notamment à identifier, indépendamment des hypothèses de recherche, l’univers lexical bâti par l’AFP sur cette question. Ici, sont apparues quatre classes distinctes qui correspondent aux quatre types de récits que l’ensemble des journalistes français ont vu défiler sur le « fil AFP[71] » au cours des années 2003 et 2004 : « Le débat sur la laïcité » (classe 1), « Les manifestations contre la loi et l’arène internationale » (classe 2), « Les affaires de voile à l’école » (classe 3), « La loi ou le foulard comme signe religieux » (classe 4). Le dendrogramme de l’analyse des classifications facilite la compréhension des registres employés par les médias et permet notamment de voir émerger l’opposition entre la nature du débat (classe 1) qui s’appuie sur les « affaires » (classe 2) et la solution législative centrée sur la dénonciation du signe religieux (classe 4). L’ensemble des classes s’opposant à la classe des manifestants (classe 2) marque la mise à l’écart des acteurs musulmans opposés à la loi.

Figure 2

Classification descendante hiérarchique des mondes lexicaux de l’AFP sur la question de l’interdiction du port du voile à l’école

Classification descendante hiérarchique des mondes lexicaux de l’AFP sur la question de l’interdiction du port du voile à l’école

-> Voir la liste des figures

L’analyse Alceste, par le biais de la classe 1, laisse voir l’importance des sources officielles où le mot « ministre » (316 occurrences) est prédominant, mais également avec deux noms essentiels pour comprendre le traitement médiatique de la question du voile : « Stasi » (100 occurrences), la commission étant une source essentielle pour l’AFP, ainsi que « Sarkozy » (119 occurrences), le ministre de l’Intérieur d’alors étant interrogé très régulièrement sur ses positions à partir d’avril 2003 (lorsqu’il « déclenche » l’affaire, sans qu’il souhaite alors de loi) jusqu’en janvier 2004, moment où il se dit favorable.

« Le problème de l’AFP, c’est que les sources sont très importantes. Un témoignage sous couvert d’anonymat sera toujours moins considéré, ou crédible. Nous nous devons d’avoir des infos carrées[72]. » Chaque déplacement, intervention d’un ministre, d’un parlementaire, fait ainsi l’objet d’une question sur la loi. Début décembre, chaque jour une dépêche fait état de l’opinion de telle ou telle personnalité politique sur une possible loi : « Ségolène Royal déplore que le débat ait débordé » (1 décembre 2003) ; « Nicolas Sarkozy se plie à la ligne Juppé » (1 décembre 2003) ; « Strauss-Kahn : une loi sur le voile très loin d’être toute la solution » (3 décembre 2003) ; « M. Raffarin veut une mobilisation positive pour l’intégration » (3 décembre 2003) ; « Charasse pour une loi assortie de sanctions pour non-respect de la laïcité » (4 décembre 2003). En s’instituant en « bottin » des déclarations sur le voile, l’AFP se transforme en instrument privilégié de réduction du problème public au problème de la législation.

L’AFP propose quotidiennement pendant cette période des papiers plus larges, « prêts à l’emploi », qui vont servir de trames générales aux différentes rédactions, permettre de constituer un encadré sur les organisations musulmanes, sur l’historique de la polémique, dans un papier sur le voile d’un magazine, ou constituer les quelques lignes du prompteur d’un présentateur du journal télévisé de 20 heures. Comme le souligne Éric Lagneau, le traitement d’une dépêche de l’AFP par un journaliste de l’agence correspond à « une traduction factuelle centrée sur l’événement », qui se veut la plus « objective possible », une traduction rapide, en continu, réalisée souvent dans l’urgence, avec un récit limité. Elle fournit ainsi une sorte de socle factuel commun qui nourrira les différentes mises en récit proposées par les uns et les autres. « Ces faits doivent être tout à la fois vrais (authentifiés) et importants et/ou intéressants (significatifs, pertinents…)[73]. » On trouve ainsi des « avant-papiers » ou « levers de rideau » pour la préparation de papiers en amont sur la mobilisation pour les manifestations ou l’adoption du projet de loi par le Conseil des ministres, des « reportages » pour résumer les principales manifestations qui se déroulent en France en janvier 2004, des « papiers d’angle » sur la réaction de telle ou telle organisation musulmane aux déclarations de Jacques Chirac le 17 décembre, des « portraits » (des leaders des manifestations essentiellement), notamment celui de Mohamed Latrèche[74] qui sera largement repris par les télévisions au moment des manifestations ou des « synthèses régionales » sur la réaction des pays musulmans d’Asie à la loi française, par exemple, ou des « chronologies » retraçant une année de débats, des « encadrés » sur les principales organisations musulmanes, entre autres.

La faiblesse de la classe 3, qui correspond à la thématique des filles voilées à l’école (81 occurrences pour le mot « fille », 80 pour « porter », 63 pour « jeune », 45 pour « établissement ») montre à quel point celles-ci sont absentes de l’espace médiatique. Pourtant, cette absence qui a pu être attribuée à des partis pris idéologiques selon certains supports comme L’Humanité ou Le Figaro, correspond bien davantage, pour l’AFP, à une incompatibilité de ce type de témoignage anonyme avec le mode de fabrication d’une dépêche.

Un reportage, un point de vue, ou un entretien avec une personne, n’est pas privilégié chez nous parce que personne n’a vocation à représenter un courant. On ne privilégie pas ces interviews comme le font d’autres journaux. Nous en faisons en général pour accompagner des papiers, mais rarement. Nous considérons que ce n’est pas forcément là qu’on aura l’exemplarité d’un témoignage, quelqu’un de représentatif. Surtout sur un tel sujet, autant de filles, autant d’opinions. Et quelle sera leur véritable opinion ? Comment être certain qu’elles n’étaient pas sous la pression de quelqu’un, et même sous la pression de leur propre histoire[75] ?

On comprend à la lecture de ce témoignage que la « méconnaissance » de ces filles et de leur environnement n’est pas propice au traitement journalistique, car risqué du point de vue d’un agencier, dans la mesure où le traitement de l’agence implique de « certifier » les faits et les acteurs dont les interviews pourront être citées. Plus contrainte par les formats que la presse quotidienne, l’AFP a pour habitude de traiter les conflits « institutionnalisés » dont les acteurs sont clairement identifiés, comme l’explique cette journaliste :

On ne peut pas faire autrement, surtout à l’agence. Le Monde ou Libé peuvent passer deux jours sur un article de fond. Nous ne le pouvons jamais. Pour nous, c’est l’info très formatée. Nous avons une source officielle et, en face, les syndicats. On fait avec. Quand on a une autre source, ce que j’appelle la troisième voix, les gens ne veulent pas toujours l’entendre[76].

Un journal d’opinion sans opinion sur le voile ? l’humanité

L’Humanité, journal proche du Parti communiste, s’est trouvé dans une position particulière de mars 2003 à mai 2004, tiraillé entre deux traditions idéologiques difficiles à concilier sur cette question : la défense de la laïcité d’une part et la défense de « l’opprimé » d’autre part. Les positions de Marie-George Buffet, alors secrétaire générale du Parti communiste, sont publiées de façon assez neutre, sans commentaires[77]. Elle s’affiche « anti-voile », reprenant à son compte le registre féministe du discours sur le voile comme signe de l’oppression des femmes, mais également « anti-loi », reprenant à son compte, cette fois, le registre du risque de discrimination de certaines populations sans pour autant qu’une ligne éditoriale ne soit dégagée au sein du quotidien. Le journaliste de la rubrique Société alors chargé de suivre la question explique :

Marie-George Buffet a pris une position assez claire quand même, parce que moi je sais, elle avait été entendue à la commission Stasi, donc on avait le compte-rendu de tout ce qu’elle avait dit et avec l’argumentaire du Parti communiste, l’éditeur du journal… Même après ça, je ne me souviens pas que le journal ait dit « Bon, d’accord, la position est tranchée »… tout ça. Comme quoi, c’est pas non plus la parole du parti… [rires][78].

Les articles analysés[79] répondent d’abord au souci du journal de défendre ses propres valeurs. L’un des seuls éditoriaux parlant du voile est intitulé : « Santé, Laïcité… Débats tronqués[80] ». La question de la laïcité y est mobilisée comme un thème parmi d’autres pour critiquer le gouvernement. C’est donc un vocabulaire plutôt abstrait qui renvoie aux notions de liberté, de laïcité, d’émancipation, de droit, qui est privilégié. Le journal se situe avant tout dans un débat de valeurs. L’analyse Alceste réalisée laisse ainsi voir cinq classes qui renvoient davantage à des problématiques qu’à des « temps forts », comme nous l’avons observé pour l’AFP. Ainsi, la classe 1, qui porte sur la loi proprement dite (« signe », « interdire », « école », « loi », « port », « ostensible »…), ne représente que 14,27 % des unités de contextes élémentaires (UCE) classées et la classe 3, qui représente « l’arène politique » (« député », « raffarin », « président », « vote », « assemblée », « Jacques Chirac »), ne compte que 12, 97 % des UCE, alors même que L’Humanité est LE journal engagé dans un combat politique par excellence. À l’opposé, la classe 2, qui correspond à la réflexion sur le « droit des femmes » (« femme », « homme », « voile », « fille », « sexuel », « corps », « pudeur », « époux », « prescrire », « père »), représente 22,24 % des UCE. La question de la discrimination des populations immigrées, qui correspond à la classe 4 (« immigré », « discriminer », « social », « société », « valeur », « population », « républicain », « issu », « intégrer », « repli »…) et au registre usuel du journal, représente 26,97 % des UCE. Enfin, la classe 5 (23,55 %), qui se rapporte au « contexte international » (« musulman », « Irak », « organisation », « islam », « américain », « Saoud », « Palestiniens », « union », « guerre »…), marque la volonté du journal de recontextualiser la situation et correspond à sa tradition vocationnelle de donner des explications macrosociales des phénomènes sociaux.

Cette emprise thématique traduit la difficulté qu’éprouve le journal à prendre position face à la loi, le privant de ses ressorts habituels d’information par la critique politique et incitant les journalistes à se « raccrocher » aux formats.

La laïcité, c’est une des valeurs de ce journal, en tout cas qu’entend défendre ce journal, mais il y avait le thème particulier de cette loi […] Moi je me souviens on n’était pas tous sur la même longueur d’ondes, et même chaque journaliste changeait un peu d’opinion au gré des lectures qu’il avait, c’était un sujet ardu quoi. Et quand c’est quelque chose d’ardu dans la tête, je peux vous dire que c’est quelque chose d’ardu à écrire[81].

Les articles de L’Humanité peuvent être regroupés en trois grandes catégories : des papiers factuels très proches des dépêches de l’AFP dans la forme et sur le fond, annonçant des réunions, des manifestations, des commentaires critiques des actions gouvernementales caractérisés par l’emploi d’un style ironique[82], ainsi qu’une grande majorité d’entretiens avec des intellectuels ou des « experts ». Les articles font état de débats sur la laïcité et sur les principes républicains, mais la question législative est essentiellement traitée de façon « factuelle ». Cependant, si dans les entretiens la parole est donnée à la fois aux défenseurs de la loi et à ses opposants, elle ne l’est presque pas aux « pro-voile », alors qu’elle l’est beaucoup aux « anti-voile ». Pour concilier ouverture culturelle, tolérance religieuse et réticence au voile, les interviews de musulmans ancrés à gauche politiquement et fondant leur argumentaire contre le port du voile au nom des droits de la personne, mais également contre la loi au nom de la tolérance, sont privilégiées. Cependant, il est intéressant de noter que Chahdortt Djavann sert aussi de référence dans de nombreux articles pour assimiler voile et « maltraitance ». Elle est même invitée à témoigner dans L’Humanité lors d’un débat[83] mensuel de ce journal. Pas plus qu’un autre journal, ce quotidien ne semble donc échapper à la prégnance de « clients » devenus incontournables.

En fait, on y retrouve régulièrement l’idée que, s’il y a condamnation, c’est le voile que l’on doit condamner et non pas les jeunes filles, tandis que la réticence à donner véritablement la parole à des « pro-voile », notamment à des jeunes filles le portant, s’affiche clairement par l’absence de témoignage de cette nature.

On n’a pas fait par exemple d’interviews de filles voilées, alors que l’occasion s’est présentée. L’idée c’était pas de faire parler quelqu’un qui porte le voile et qui dit « Ah bah c’est très bien, je me sens plus à l’aise, je suis à l’abri du regard des hommes… ». Voilà, ça non évidemment. C’était une réticence personnelle. Mais je sais aussi par ailleurs que dans l’Huma – c’est peut-être un tort d’ailleurs – on n’aurait pas pu donner trois feuillets comme ça à quelqu’un qui argumente sur le fait que porter le voile il n’y a rien de scandaleux etc. Je pense que ça c’était… non, ce n’était pas possible. Ça va à l’encontre des convictions du journal sauf si vous voulez faire une mini émeute chez le lectorat, c’est toujours possible… Je n’ai pas moi-même poussé le débat parce qu’il me semblait que ce n’était pas l’intérêt du journal de faire parler ce genre de personnes… L’intérêt du journal c’était plus de réfléchir sur la meilleure manière de sortir de cette situation, d’aider les jeunes filles concernées, mais ce n’était pas de donner la parole à quelqu’un qui milite pour ça[84].

L’« autocensure » donnée ici comme évidence, compte tenu de l’ethos et des attentes du journal, implique essentiellement pour ce journaliste d’éviter de faire témoigner des partisans du voile. Cependant, les journalistes de L’Humanité s’opposent aussi à des stigmatisations réductrices et à des dénonciations simplificatrices des jeunes filles voilées : il ne faut pas, selon eux, seulement s’arrêter au signe de domination que peut représenter le voile, mais aussi penser à la conscience et la liberté personnelles des jeunes concernées. Ne sachant comment se positionner vis-à-vis de la loi, ils adoptent donc un format « factuel », reprenant abondamment les dépêches de l’AFP.

Je pense que notre parti pris à nous, ça a été d’essayer de continuer à faire vivre ce débat dans le journal, enfin en tout cas de donner la parole peut-être à l’un à l’autre sans vouloir trancher à tout prix sur le truc. Je pense qu’on en est restés là d’ailleurs sur le traitement jusqu’au vote de la loi […] On était plus dans le compte-rendu, on était plus dans le factuel. Compte-rendu, bon, voilà, sans rentrer dans le lard quoi… On va dire un truc un peu entre deux eaux, plus qu’une prise de position comme on peut le faire d’habitude, avec un parti pris[85].

Ce souci d’une certaine objectivité du débat donne aux articles des allures de dépêches de l’AFP qui perturbent le public habituel de L’Humanité. Des lettres de lecteurs réclament ainsi une « réflexion claire » sur la laïcité, une défense « sans ambiguïté » de ce principe. Les prises de position tranchées des lecteurs ne sont pas portées par la rédaction, comme le montre leur exposition en tant que telle, sous forme de réflexions dispersées, sans fil conducteur.

Conclusion

Si les médias n’ont pas « fait » la loi, la médiatisation a permis une mise en ordre de positions multiples, hétérogènes, montrant une forme de consensus sur la représentation du voile comme signe communautaire et signe d’oppression de la femme, ne permettant pas l’application de la laïcité à l’école et justifiant l’adoption d’une loi. Cette mise en ordre est liée à la fois au rapport aux sources et aux formats de production des médias dans leur diversité. Les contenus mis en circulation dans et par l’arène médiatique peuvent être analysés comme résultant de processus sociaux complémentaires et en tension. En effet, les médias sont pris dans un double réseau de contraintes. D’une part, ils sont le produit de conflits et de compromis entre des catégories d’acteurs aux ressources inégales, aux intérêts divergents. D’autre part, ces contenus subissent des contraintes dues aux processus et aux normes spécifiques à l’arène médiatique. Les journalistes ne sont que partiellement autonomes dans l’élaboration des discours et des images véhiculées : ils anticipent les attentes supposées des publics, s’adaptent au contexte politique, font face aux efforts de différents acteurs sociaux pour conquérir ou influencer cette parole publique. Sur la question du voile, le « panel » de sources se construit « à tâtons » au début de l’épisode pour se solidifier à l’automne avec une source devenue « officielle » pour les journalistes, la commission Stasi. Plus que de proposer des réponses définitives sur la « responsabilité » des médias quant à la production de cette loi, ce panorama médiatique et les paradoxes qu’il fait émerger invitent à penser l’interaction permanente entre les différentes arènes en jeu. On a pu constater combien l’arène politique, incarnée ici par la figure présidentielle, a été prégnante dans le traitement de cette loi, notamment en instituant le « débat public » par le truchement de la commission Stasi et en utilisant le temps comme une ressource, créant une attente très forte sur le choix présidentiel.

Indicateur fort de la construction politique du problème, l’intervention de Jacques Chirac, le 17 décembre, reprise par l’ensemble des chaînes de télévision et de la presse nationale et régionale, marque un tournant symbolique dans le traitement médiatique, les journalistes ne s’autorisant plus à penser qu’une autre solution est envisageable. On ne peut donc pas réduire la question du voile à une « affaire médiatique », mais la compréhension du rôle et du fonctionnement des méthodes de production de l’information est très éclairante sur les transformations de la gestion de l’espace public par l’arène politique. Pourquoi choisir une loi alors qu’une circulaire aurait suffi, par exemple, si ce n’est parce qu’une loi peut être médiatisée ? On a vu ici que, par l’intermédiaire de l’arène médiatique, la loi permet de structurer les relations entre les différents acteurs. Les questions soulevées par le port du voile à l’école ont suscité de nombreuses oppositions entre acteurs, que la « délibération » dans l’arène médiatique a permis d’identifier, de clarifier, voire de réguler. La discussion sur la loi dans les médias introduit une problématisation spécifique de l’enjeu pour les acteurs politiques, permettant d’organiser le chaînage entre un problème et une solution qui bénéficie au final d’une légitimité par le droit, mise en scène par les journalistes.