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Les politiques migratoires des pays hôtes ont toujours été adoptées sur une trame de fond sécuritaire. Toutefois, depuis le début des années 1990, et plus encore depuis le 11 septembre 2001, la sécurité est devenue une préoccupation centrale des politiques migratoires des États ; elle en conditionne même souvent l’existence. Ainsi, les migrations irrégulières sont désormais considérées comme une menace « majeure » pour les nouveaux programmes de sécurité gouvernementaux, et ce, alors qu’il n’existe encore aujourd’hui aucun consensus, aux échelles nationale et internationale, concernant la définition et l’étendue du facteur « sécurité » dans le domaine des migrations[1]. Selon certains auteurs, c’est la situation paradoxale engendrée par les migrations internationales qui alimente les discours sur la sécurité des pays occidentaux : en effet, le constat d’un accroissement des migrations irrégulières et du raffinement des techniques liées à ces dernières, notamment en réponse aux contrôles migratoires accrus, de plus en plus sophistiqués, servirait à démontrer les dangers des migrations irrégulières et la nécessité de réprimer plus durement encore les migrants irréguliers et leurs passeurs[2]. D’autres insistent plutôt sur le fait que, dans un contexte de mondialisation et de déclin de l’autorité étatique, les États cherchent à se doter de nouvelles fonctions afin de légitimer leur existence[3]. Si les analyses portant sur le lien entre la sécurité et les contrôles migratoires se font de plus en plus nombreuses, elles demeurent cependant silencieuses sur la corrélation entre les contrôles migratoires sécuritaires accrus et les processus d’intégration économique régionale. Or, comme le souligne Hélène Pellerin, « c’est précisément dans un contexte d’élargissement et de redéfinition de la fonction économique de la frontière que ces efforts s’inscrivent, tant en Amérique du Nord qu’en Europe de l’Ouest [4] ».

On assiste en effet, depuis la moitié des années 1990, à de grands mouvements de régionalisation qui mettent en évidence l’émergence d’un nouveau type de relations entre les grandes puissances et leurs pays tiers. Ces relations prennent forme par le biais de partenariats économiques abordant autant les questions commerciales que les questions de sécurité, autant les questions de développement que celles relatives à la démocratie et à la stabilité politique. Bref, les partenariats économiques visent certes à faciliter l’intégration compétitive et en profondeur des économies concernées, mais aussi à initier une nouvelle dynamique du développement et à répondre à des préoccupations de politique intérieure et de politique étrangère. En Amérique, les négociations visant à mettre sur pied la Zone de libre-échange des Amériques (ZLÉA), initialement prévue pour 2005, reflètent bien ces nouvelles préoccupations. Parmi elles figure, dans le Projet des Amériques, l’accroissement de la lutte contre les menaces à la sécurité hémisphérique et donc, indirectement, contre l’immigration irrégulière. Afin de contourner les multiples pierres d’achoppement qui ont entravé récemment la conclusion opportune des négociations de la ZLÉA, les États-Unis ont décidé de passer par la négociation bilatérale ou plurilatérale pour atteindre les objectifs visés dans le Projet des Amériques, ces objectifs correspondant, historiquement, aux intérêts et aux besoins du pays[5]. Les États-Unis sont aussi le principal pôle d’attraction des migrants en provenance de l’Amérique centrale et des Caraïbes[6]. Pour cette raison, et vu leur position hégémonique, ils influencent considérablement les formes des politiques migratoires sur le continent.

Dans les pages qui suivent, nous présenterons et analyserons les stratégies étatsuniennes de contrôle de l’immigration illégale dans les Amériques. Notre champ d’étude portera plus particulièrement sur l’Amérique centrale et les Caraïbes, l’interaction entre l’Amérique du Sud et les États-Unis étant abordée uniquement – et très indirectement – lors de l’analyse des questions de sécurité dans le Projet des Amériques[7]. Nous montrerons que la lutte contre l’immigration illégale est un objectif visé par les États-Unis depuis longtemps, mais qui s’inscrit désormais dans la nouvelle doctrine de sécurité de la Maison-Blanche (cette dernière liant étroitement le politique à l’expansion du libre-échange[8]). Notre discussion fera ressortir le caractère illusoire de la maîtrise des flux migratoires par le « tout contrôle » : en effet, l’immigration illégale, désormais organisée sous une forme ou une autre par des passeurs, persiste. Cette autonomie de l’immigration illégale par rapport aux mesures dissuasives de contrôle de la migration s’explique tout d’abord par le fait que la fermeture des frontières se conjugue avec la libéralisation des échanges et le développement de réseaux transnationaux de natures économique, médiatique et culturelle. Ainsi, les différences de prospérité et de stabilité entre Nord et Sud nourrissent les mouvements migratoires. Ensuite, la politique migratoire des États-Unis, axée principalement sur les intérêts du pays hôte, ne fait place à aucune analyse des situations réelles et n’est pas menée « conjointement » par les parties en cause (pays de départ, pays de transit et pays hôtes). Dans un tel contexte, il est difficile pour cette politique d’être entendue. Une première partie fera état des « tactiques » de contrôle de l’immigration illégale utilisées par les États-Unis – dans la logique de leur nouvelle doctrine – en Amérique du Nord, en Amérique centrale et dans les Caraïbes. Une deuxième partie soulignera les effets néfastes et le caractère incomplet d’une politique migratoire axée uniquement sur le contrôle sécuritaire des flux.

Le renforcement des contrôles migratoires sécuritaires dans les Amériques, cible de la nouvelle stratégie commerciale des États-Unis : les cas de l’Amérique du Nord, de l’Amérique Centrale et des Caraïbes

La lutte contre l’immigration illégale, objectif mentionné indirectement à l’échelle hémisphérique dans le Projet des Amériques, donne lieu à des actions interétatiques dans ce domaine. Cependant, du fait du ralentissement récent des négociations multilatérales entourant la mise sur pied de la ZLÉA, les États-Unis ont décidé de passer par la voie bilatérale ou plurilatérale afin d’étendre leur influence en matière de migration dans la région. Ainsi, les États-Unis se constituent des frontières intelligentes afin de renforcer la « forteresse nord-américaine » tandis que les contrôles migratoires des États-Unis s’externalisent en Amérique centrale et dans les Caraïbes.

La lutte contre l’immigration illégale et la sécurité hémisphérique : contenu et limites actuelles du Projet des Amériques

La ZLÉA n’échappe pas à la logique selon laquelle la coopération en matière de sécurité constitue l’un des aspects fondamentaux de tout processus d’intégration régional. En effet, les rapports entre la construction de la ZLÉA et une nouvelle « architecture de sécurité dans les Amériques » sont si étroits qu’il est possible d’affirmer que l’ouverture économique des grandes puissances est conditionnée, dans une large mesure, par les changements en matière de sécurité (et donc le renforcement de la sécurité hémisphérique)[9].

Le concept de « sécurité hémisphérique », qui s’est développé dans les années 1990 au sein de la Commission sur la sécurité continentale (Organisation des États américains : OÉA), a connu un regain d’intérêt lors du Deuxième Sommet des Amériques, tenu à Santiago de Chile en 1998. En octobre 2003, lors de la Conférence spéciale sur la sécurité organisée à Mexico, une nouvelle notion de la sécurité dans les Amériques émane de la Déclaration sur la sécurité[10]. Les États membres de l’OÉA, convenant de la nécessité d’adapter la notion de sécurité afin qu’elle s’arrime mieux aux nouvelles réalités internationales, consacrent alors l’élargissement du concept de sécurité, qui est multidimensionnel dans sa portée (sphères militaire, politique, économique et environnementale). Le concept de sécurité inclut donc des menaces traditionnelles (« le terrorisme ; le crime transnational organisé ; le problème mondial de la drogue ; la corruption ; le blanchiment des avoirs et le trafic illicite des armes ») auxquelles s’ajoutent des menaces nouvelles telles que « la pauvreté absolue, l’exclusion sociale, les catastrophes naturelles, le SIDA et d’autres maladies ». Certes, la « menace » est désormais définie dans une déclaration, mais elle l’est d’une façon relativement large, si bien que « chacun peut […] y voir à peu près ce qu’il veut, du terrorisme et du trafic de drogue, en passant par le transport de matières dangereuses[11] ». Qu’en est-il justement des migrations ?

La traite des personnes (human trafficking) est inscrite dans la déclaration comme une menace à la sécurité, mais pas le trafic illicite de personnes (human smuggling), comme la traduction officielle française du texte le laisse pourtant entendre. Il est nécessaire de distinguer la traite des personnes du trafic : le trafic représente le passage clandestin de frontières ; il peut constituer une partie du phénomène de la traite, mais uniquement à partir du moment où la migration clandestine s’exerce par la menace de recours ou le recours à la force ou à d’autres formes de contrainte[12]. Si, pour des fins théoriques, la différence entre traite et trafic doit être faite, comme le texte de la déclaration le suggère, il importe cependant de souligner que, dans les faits, cette division n’existe pas à l’échelle hémisphérique. En effet, l’immigration illégale dans son ensemble est traitée en lien avec les enjeux traditionnels en matière de sécurité (souvent en lien avec le terrorisme et le crime organisé). Quelques exemples de coopération régionale interétatique permettent d’aller dans ce sens : dans la Convention interaméricaine contre le terrorisme, la coopération frontalière, qui vise implicitement la lutte contre l’immigration illégale, est un nouveau domaine de collaboration sur lequel les États ont beaucoup insisté lors des travaux préparatoires de la convention[13]. Les principes énoncés dans cette convention trouvent application au sein du Comité interaméricain contre le terrorisme (CICTE), dont l’un des trois sous-comités porte sur le contrôle des frontières (border control)[14]. Lors de la deuxième séance régulière du CICTE, en janvier 2002, les membres ont adopté des mesures précises de coopération en matière de contrôle aux frontières : facilitation de l’échange de renseignements (qui permettront à des personnes suspectes d’être identifiées et retenues à la frontière ou encore de déterminer les types de documents de voyage utilisés par les organisations criminelles pour passer les frontières) ; coordination de mesures visant à améliorer la sécurité et la qualité des documents de voyage et autres documents d’identité (extraits de naissance, certificats de mariage, etc.). Ces mesures, considérées comme « urgentes », font l’objet du plan de travail du CICTE pour les années à venir[15]. Dans un autre domaine, enfin, le processus de Puebla (ou « Regional Conference on Migration » – RCM), lancé en 1996 avec l’objectif de mieux coordonner les politiques d’immigration des pays de l’Amérique centrale, des Caraïbes et de l’Amérique du Nord, met surtout l’accent sur l’objectif touchant la contrebande des êtres humains (donc le crime organisé, dans une certaine mesure[16]).

Le rythme des négociations interétatiques à l’échelle hémisphérique ayant été ralenti ces derniers temps – cela s’expliquant, notamment, par l’affrontement Brésil / États-Unis –, les États-Unis ont redéployé leur force au niveau sous-régional et ont privilégié la voie bilatérale et multilatérale avec leurs partenaires des Amériques. L’objectif était de renforcer leur position sur les différents lieux du continent et par un ensemble d’accords dont ils occuperaient le centre : en d’autres mots, « diviser pour mieux régner » et tout faire pour mettre à mal la moindre tentative de régionalisme Sud-Sud[17]. Les migrations n’ont pas été exclues de cette nouvelle logique – bien au contraire – puisqu’elles incluent désormais deux dénominateurs communs : la sécurité et l’économie[18]. Pour comprendre ce phénomène, inutile de lire le contenu des accords de libre-échange, car aucun d’entre eux ne comporte de clauses migratoires : le Sénat a d’ailleurs récemment adopté une résolution statuant que tout futur accord de commerce auquel les États-Unis auront partie ne doit contenir aucune mesure touchant l’immigration[19]. Il faut plutôt regarder au-delà des accords et voir les conditions qui ont entraîné leur adoption ; bref, comprendre les mécanismes qui sous-tendent la mise sur pied des accords de libre-échange.

« Keeping terrorists out while letting the flow of commerce in[20] » : la logique de la « frontière nord-américaine »

Le volume de transactions transfrontalières entre le Mexique, le Canada et les États-Unis, qui a nettement augmenté depuis la mise en place de l’Accord de libre-échange des Amériques (ALÉNA)[21], est impressionnant : le Canada et le Mexique sont respectivement les partenaires commerciaux numéros un et deux des États-Unis (totalisant 663 milliards de dollars en 2002) ; sur le plan de la circulation des personnes, plus de 200 millions d’individus traversent la frontière États-Unis / Canada chaque année et plus de 300 millions de personnes passent annuellement la frontière Mexique / États-Unis[22]. La frontière terrestre que les États-Unis partagent avec le Mexique et le Canada fait plus de 12 000 kilomètres, et elle a toujours été reconnue comme un lieu de passage illégal des armes, de la drogue ou de l’immigration. Cependant, depuis les événements du 11 septembre 2001, l’immigration irrégulière est associée au terrorisme alors que les terroristes d’Al-Qaïda qui ont commis les attaques à New York sont entrés aux États-Unis et au Canada légalement[23]. En outre, l’argument selon lequel les frontières constituent des portes ouvertes aux terroristes n’est pas justifié : un rapport récent du département de la Sécurité intérieure mentionnait qu’aucun terroriste n’avait été repéré et arrêté aux frontières des États-Unis depuis le mois de septembre 2001[24]. Comment contrebalancer, alors, la sécurisation croissante des frontières et les intérêts relatifs à la sécurité des États-Unis avec les puissants intérêts économiques en Amérique du Nord ? Tom Ridge, secrétaire des États-Unis à la sécurité intérieure, a rapidement avancé la solution de la « frontière intelligente » entre les États-Unis et ses voisins respectifs, une mesure qui a pour objectif de renforcer la sécurité aux frontières tout en facilitant le transport « légal » des marchandises et des personnes[25]. La « frontière intelligente » s’inscrit en continuation des politiques du début des années 1990, lorsqu’il s’agissait de maximiser les gains économiques de la migration tout en contrôlant l’immigration illégale (notamment celle en provenance du Mexique). Cependant – et c’est là l’élément nouveau –, la stratégie de contrôle migratoire post-11 septembre 2001 nécessite le recours à des stratégies de blocage de l’immigration illégale sans précédent et la négation des bienfaits de la migration internationale pour le pays[26].

Si les objectifs de sécurisation des frontières sont clairs, les moyens pour les atteindre varient beaucoup du Canada au Mexique. En effet, il existe un degré accru de coopération en matière de migration entre les États-Unis et le Canada, bien qu’il soit impossible de parler dans ce cas d’une complète harmonisation avec la politique migratoire de la Maison-Blanche.

Relations Canada–États-Unis : une « frontière intelligente » au nord

Après les attentats du 11 septembre 2001, le Canada a été la cible de plusieurs critiques erronées[27], en particulier celle d’être une « passoire » pour les terroristes et d’avoir des lois trop laxistes envers les immigrants et les réfugiés. Aussi l’administration de G.W. Bush a-t-elle souhaité une harmonisation des lois sur l’immigration et une coopération accrue en matière de sécurité aux frontières entre les deux pays.

Certes, la coopération bilatérale entre le Canada et les États-Unis en matière de sécurité aux frontières n’est pas nouvelle[28]. Elle s’est cependant nettement intensifiée depuis l’arrivée du président G.W. Bush à la Maison-Blanche. La politique canadienne d’immigration a été modifiée par deux déclarations conjointes entre le Canada et les États-Unis. La Déclaration conjointe de coopération sur la sécurité de la frontière et les questions touchant les migrations régionales[29], signée en décembre 2001, énonce les priorités communes des deux pays, notamment en matière d’immigration illégale. La Déclaration sur la frontière intelligente CanadaÉtats-Unis[30], signée à la même période, est accompagnée d’un plan d’action en 30 points pour la mise en oeuvre d’une « frontière plus sûre » et repose sur les quatre piliers suivants : la circulation sécuritaire des personnes, la circulation sécuritaire des biens, la sécurité des infrastructures, la coordination et la mise en commun de l’information en vue de l’atteinte de ces objectifs. Les deux déclarations s’inscrivent dans la logique du Plan antiterroriste, adopté en octobre 2001 par le Canada, dont le budget s’élève à plus de six milliards de dollars canadiens. Ce plan, qui vise à « fermer la porte aux illégaux [tout en poursuivant la] facilitation de la circulation transfrontalière légitime[31] », a débouché sur de nouvelles législations fort contestées au Canada[32].

Un certain nombre de mesures ont été adoptées depuis la signature de ces déclarations. Les deux pays ont commencé, par exemple, à intégrer leurs capacités en matière de biométrie aux nouveaux programmes qu’ils mettent en oeuvre (le programme pilote NEXUS-Aérien a recours à la technologie de la lecture des empreintes rétiniennes, et la nouvelle carte de résident permanent du Canada est adaptée à la technologie biométrique). Ils ont aussi récemment convenu d’intensifier la coopération entre leurs ambassades à l’étranger afin d’identifier plus rapidement les personnes à haut risque et sont en train d’harmoniser leur politique sur la délivrance des visas. L’harmonisation des mesures entre le Canada et les États-Unis engendre un certain nombre de protestations de la part des membres de la société civile au Canada. En effet, l’entente de tiers pays sûr conclue entre le Canada et les États-Unis en décembre 2002, ou encore la création de l’Agence des services frontaliers du Canada en décembre 2003, sont autant de nouvelles mesures qui risquent fort de mettre à mal le système de protection des réfugiés au Canada[33]. Sur un autre registre, la mise en oeuvre par le Canada, en octobre 2002, du Système d’information préalable sur les voyageurs (PAXIS) dans les aéroports canadiens a été fortement dénoncée par le commissaire à la protection de la vie privée du Canada. Selon ce dernier, la base de données est « fautive au point de vue juridique et moral[34], [35] » et porte atteinte à la protection des renseignements personnels. Le Canada suivait l’exemple étatsunien adopté quelques mois auparavant par le Congrès.

Le partenariat États-Unis–Mexique en matière de frontière intelligente

La relation des États-Unis avec son voisin du sud, le Mexique, a toujours été « tendue » en matière de migration, notamment parce que les États-Unis se sentent continuellement « menacés » par l’immigration mexicaine, qui est pourtant indispensable à bien des pans de leur économie et parce que les Mexicains estiment qu’ils devraient pouvoir circuler librement d’un pays à l’autre en toute sécurité[36]. Déjà, en 1951, une commission présidentielle sur le travail des migrants (Commission on Migratory Labor) faisait état d’une « invasion des travailleurs agricoles mexicains » imminente dans le pays. La crainte d’une invasion s’est par la suite répandue au sein de la population étatsunienne et a été entretenue par le gouvernement toutes les années qui ont suivi, si bien que la sécurisation de la frontière au sud des États-Unis est toujours apparue comme légitime[37]. La perspective mexicaine de la frontière est autre : pour les Mexicains, la liberté de circulation n’est pas un privilège, mais un droit, inscrit d’ailleurs dans la Constitution mexicaine. En outre, la migration est un mode de vie au Mexique et, dans un pays en pleine industrialisation – qui entraîne son lot de chômage –, elle représente une soupape de sécurité dans l’économie mexicaine.

Dans un tel contexte, comment évaluer l’impact du 11 septembre sur les relations américano-mexicaines en matière de migration ? Les événements du 11 septembre ont engendré, dans un premier temps, une fermeture totale du dialogue entre les deux pays (les États-Unis préférant canaliser leur énergie sur la défense physique de leurs frontières). Pourtant, le président G.W. Bush venait juste de recevoir, au début de septembre, le président mexicain Vincente Fox à la Maison-Blanche, et les deux pays étaient sur le point de signer un accord bilatéral sur les migrations, marquant un rapprochement sans précédent[38]. Le « repli sur soi » des États-Unis s’est fait de deux façons : tout d’abord par des vagues d’arrestations de trafiquants de migrants, notamment grâce à la modernisation des dispositifs de contrôle des migrations aux frontières ; ensuite, par la construction de murs le long de la frontière américano-mexicaine, dans la suite de la Southwest Border Strategy entamée au début des années 1990[39]. Conscients, cependant, de ne pouvoir se passer bien longtemps de leur voisin au sud (le contrôle unilatéral des flux se révélant inefficace, voire impossible[40]), les États-Unis ont rouvert progressivement le dialogue avec leur voisin mexicain. Ainsi, les présidents G.W. Bush et Fox ont annoncé en mars 2002 la signature de 22 points d’action formant le partenariat sur la frontière, qui vise à sécuriser les flux de personnes, de biens et d’infrastructures. Ce partenariat, aux contours flous, n’est pas à la hauteur des attentes qu’il a suscitées. Les États-Unis, tout d’abord, déplorent l’absence d’une « approche intégrée » des contrôles migratoires, comme c’est le cas avec le Canada. Plus précisément, les points d’action se limitent seulement à assurer le transit des personnes et des marchandises ; ils ne portent pas sur la coopération en matière d’information et d’échange de renseignements. Cela est particulièrement problématique aux yeux du Congrès américain, qui considère la frontière États-Unis / Mexique comme poreuse et donc propice au passage d’« opérations terroristes ». Les Mexicains n’ont pourtant pas ménagé les efforts pour perfectionner leur dispositif de surveillance à la frontière[41]. Pour les Mexicains, la sécurisation des frontières devait avoir lieu en contrepartie d’une régularisation du statut des travailleurs mexicains clandestins aux États-Unis ou par la mise sur pied de programmes de travailleurs temporaires dans ce pays[42]. Cependant, les relations Mexique / États-Unis n’ont pas dépassé le cadre de la sécurité physique aux frontières, mettant de côté les questions de sécurité des travailleurs migrants.

Étant donné les dimensions économiques de la migration mexicaine aux États-Unis (sur les 23 millions de Mexicains vivant aux États-Unis, 8 à 12 millions sont des travailleurs clandestins en situation illégale qui jouent un rôle vital dans l’économie du pays hôte), des réformes politiques étaient plus que dues. Ainsi, le président G.W. Bush a annoncé, en janvier 2004, son intention de légaliser la situation de tous les immigrants clandestins mexicains qui travaillaient aux États-Unis. La proposition du président est actuellement étudiée par le Congrès et il n’est pas dit qu’elle soit adoptée. Le Mexique a applaudi le plan en soulignant, toutefois, qu’il attendait davantage de la part des États-Unis et que la proposition récente de la Maison-Blanche devait être interprétée comme « la fin du début et non le début de la fin »[43]. Il reste donc encore beaucoup à faire pour satisfaire les partenaires des deux bords et pour retrouver le degré d’entente atteint entre les deux pays en matière de migration juste avant le 11 septembre 2001[44].

En conclusion, il existe d’importantes différences dans la forme de la frontière intelligente au sud et au nord des États-Unis. Est-il possible d’envisager des actions multilatérales concertées de gestion de la migration visant à harmoniser cette frontière ? C’est un rêve que caresse chaque pays membre de l’ALÉNA, bien que l’ALÉNA n’ait jamais prôné une intégration en profondeur, à l’instar du modèle européen[45]. Ce rêve est cependant exprimé fort différemment par chacun des protagonistes : pour les États-Unis, la notion de « périmètre de sécurité » est mise en avant ; pour les Canadiens, il s’agit plutôt d’établir une « zone de confiance » ; pour les Mexicains, enfin, une approche multilatérale de la migration sous-entend qu’on traite autant de la sécurité des États que de celle des migrants. Bref, pour la Maison-Blanche, l’accent est mis sur la sécurité physique aux frontières et dans le pays ; pour les Mexicains, il s’agit plutôt d’une frontière plus ouverte ; les Canadiens sont, quant à eux, entre les deux conceptions. Or, chacun des pays reste fermement sur ses positions. Jusqu’ici, par exemple, le Canada a exposé une fin de non-recevoir claire et nette au projet de périmètre de sécurité commun[46]. Devant cette situation, les États-Unis continuent de procéder par « petits pas », malgré les obstacles, persuadés que cette approche est de loin la plus efficace dans le contexte actuel[47].

L’externalisation du contrôle des frontières en Amérique centrale et dans les Caraïbes

En Amérique centrale, le Plan Puebla Panama reflète bien le rôle de l’économique et du politique dans la formulation des mesures sécuritaires de contrôle migratoire. La « troisième frontière des États-Unis », les Caraïbes, entretient quant à elle avec le géant étatsunien des relations variables selon les pays. Une chose est claire cependant : plus les pays des Caraïbes collaborent en matière de sécurité avec les États-Unis, meilleures sont leurs chances de bénéficier d’une ouverture économique et d’avancer sur des dossiers qui leur tiennent à coeur.

Réduire l’émigration des Centraméricains vers les États-Unis : le rôle prépondérant du Mexique et du Guatemala dans le contexte du Plan Puebla Panama (PPP)

L’Amérique centrale est un haut lieu de connexion entre les populations de l’Amérique du Sud et des Caraïbes qui se dirigent vers les États-Unis. C’est en effet l’unique route terrestre de l’immigration illégale vers le nord, chaque pays de la région constituant un pays de transit du fait de la proximité avec le Mexique et les États-Unis. Déjà, en 1982, une étude signée par les États-Unis soulignait l’ampleur du phénomène, expliquant que l’immigration illégale était « le type de migration dominante » dans la région[48]. Ainsi, bien avant les événements du 11 septembre 2001, le programme de sécurité en Amérique centrale, dont les présidents G.W. Bush et Fox faisaient la promotion commune, portait sur la lutte contre le trafic de drogue, l’immigration irrégulière et le crime organisé transnational[49]. Fait nouveau cependant, si les facteurs économiques ont toujours influencé la formulation des politiques relatives à la sécurité dans la région, ils pèsent désormais de tout leur poids dans ce domaine. Le Plan Puebla Panama (PPP) reflète bien cela.

Le PPP, dont le nom désigne un axe allant du sud de Mexico jusqu’à la frontière colombienne, a été adopté par tous les pays de l’Amérique centrale et par certains États mexicains au cours de l’année 2001. Il vise à développer et à interconnecter, entre les pays signataires, les routes, les ports, les aéroports, les voies ferroviaires, le tourisme, les télécommunications, les circuits commerciaux, l’éducation, l’environnement, la prévention des désastres, et les réseaux de gaz, de téléphone et d’électricité. Le PPP a été mis « en quarantaine » peu de temps après son lancement (bien que les travaux de construction continuaient dans les faits)[50] jusqu’en mars 2004 (date officielle de sa relance par le président Fox). Il faut dire que le PPP, qui s’inscrit dans le cadre de la construction de la Zone de libre-échange des Amériques[51], s’est rapidement attiré les foudres de ses opposants. La migration est une des nombreuses sources de contestation du PPP, qui vise bel et bien à réduire l’émigration des Centraméricains vers les États-Unis. Cela a d’ailleurs été avancé à plusieurs reprises par l’instigateur du plan, le président Vicente Fox, au cours de l’année 2001. Plusieurs projets vont en outre dans ce sens : un rapport de 2002 de la Banque interaméricaine de développement souligne que l’un des objectifs visés par l’organisme est la mise en place d’un système de partage de l’information sur les migrations dans la région et, plus particulièrement, au sein du PPP[52]. L’utilisation du PPP en tant qu’outil de contrôle des migrations repose sur deux stratégies. La première est d’ordre économique et remonte au tout début des années 1990, à une période où la US Commission for the Study of International Migration and Cooperative Economic Development, instaurée par le Congrès afin de proposer des mesures susceptibles de réduire la migration clandestine, publiait un rapport percutant. Dans ce rapport, elle avançait que les États-Unis devaient soutenir financièrement le Mexique dans son projet de création de zones franches dans les villes mexicaines frontalières des États-Unis, car, selon elle, le développement économique des pays d’origine permettrait de réduire les flux migratoires. Ainsi, en libéralisant le commerce des biens et des services ou encore en augmentant les investissements directs à l’étranger, les gouvernements hôtes pouvaient s’attendre à ce que davantage d’emplois soient créés dans les pays à fort potentiel migratoire, réduisant ainsi l’intention d’émigrer, à long terme. La Commission précisait que ses recommandations dépassaient le simple cadre de la frontière américano-mexicaine, puisque les migrants en provenance de l’Amérique centrale étaient les plus nombreux à se rendre aux États-Unis après les Mexicains. Ainsi, afin que le Mexique ne soit plus un pays de transit pour les immigrants en direction des États-Unis, il était crucial, selon elle, de développer des activités économiques qui incluaient les pays de l’Amérique centrale[53]. La deuxième stratégie de contrôle des migrations au sein du PPP comprend une militarisation accrue de la frontière entre le Guatemala et le Mexique, les deux joueurs de première ligne du PPP (avec les États-Unis à l’arrière-plan). Le Mexique, tout d’abord, occupe une position stratégique dans le contrôle des flux migratoires, car il constitue le « filtre » par excellence de l’immigration illégale en provenance de l’Amérique centrale. La donne est simple : en échange d’une sécurisation de la frontière au sud du Mexique, les Mexicains peuvent avancer sur le dossier étatsunien qui leur tient le plus à coeur, à savoir la régularisation du statut des travailleurs mexicains clandestins aux États-Unis. En effet, le Plan Sur (2001), annoncé peu de temps après la signature d’un plan d’action américano-mexicain visant à augmenter la présence militaire des États-Unis le long de la frontière nord du pays, a été conduit parallèlement à des négociations entre Mexico et Washington portant sur l’amnistie des immigrants illégaux mexicains vivant aux États-Unis[54]. En bref, une sécurisation accrue de la frontière sud du Mexique constituait un préalable au dialogue bilatéral en matière de migration entre les deux pays. Le Plan Sur consistait à utiliser l’armée d’élite mexicaine (et les forces de police) pour déporter du Mexique les immigrants illégaux se trouvant sur le sol mexicain avec l’aide financière des États-Unis. Le Plan Sur coïncidait avec le plan guatémaltèque Venceremos 2001, mis sur pied avec un soutien financier des États-Unis pour permettre au Guatemala de récupérer les migrants illégaux déportés par le Mexique jusqu’à la frontière Guatemala-Mexique et de les renvoyer un peu plus loin en Amérique centrale[55]. À la suite des événements du 11 septembre 2001, le soutien financier et matériel des États-Unis s’est intensifié : ils ont payé en grande partie le programme de rapatriement des illégaux déportés et ont fourni des bateaux à la marine mexicaine afin d’intensifier les patrouilles le long des côtes mexicaines[56]. Le Guatemala est donc le deuxième partenaire stratégique des États-Unis et du Mexique dans la région. En exerçant un contrôle accru des migrations sur son territoire, il bénéficie d’un soutien financier des États-Unis et d’une reconnaissance diplomatique sans précédent. L’invitation du président guatémaltèque à la Maison-Blanche, le 5 juillet 2001, marquait ainsi le début d’un ensemble de relations multilatérales entre les trois pays. Le président G.W. Bush a d’ailleurs rappelé à cette occasion que le Guatemala était la « première frontière du Plan Puebla Panama », insistant sur la nécessité de limiter la migration de l’Amérique centrale vers les États-Unis. Le partenariat Mexique-Guatemala ne cesse d’ailleurs de s’intensifier depuis cette période[57].

En bref, la multiplication et la sophistication des contrôles migratoires à la frontière sud du Mexique et en Amérique centrale s’inscrivent dans les deux programmes prioritaires des États-Unis, soit le libre-échange et la sécurité. Avec la conclusion, en décembre 2003, d’un accord de libre-échange entre les États-Unis et quatre pays de l’Amérique centrale (ALEAC), la tendance risque fort de s’accentuer. Selon Washington, en effet, le programme de sécurité nationale promu par G.W. Bush et son intérêt de fortifier ses appuis dans la région en vue de compléter la ZLÉA constituaient les motifs principaux des États-Unis pour conclure l’ALEAC à la fin de l’année 2003. Le programme USAID[58] pour l’Amérique centrale précise d’ailleurs :

The persistence of organized crime […] poses a continuing challenge. The Mesoamerican corridor is the preferred route for illegal migrants and narcotics […] Weak governments and deteriorating living standards could undermine U.S. efforts to contain illegal migration, HIV/AIDS, organized crime, and other potential threats to homeland security […] U.S. national interests in Central America include : 1) regional trade integration ; 2) democracy ; and 3) containment of illegal migration, organized crime (including gangs), and narcotrafficking[59].

C’est nous qui soulignons.

De l’autre côté, les pays de l’Amérique centrale se sont dits prêts à toutes les concessions pour faire partie de l’accord : le Salvador et le Honduras auraient même envoyé des soldats combattre au côté des États-Unis en Irak notamment, afin de s’assurer de la conclusion opportune des accords de libre-échange avec leur partenaire nord-américain[60].

Renforcer la lutte contre l’immigration illégale à la « troisième frontière des États-Unis » : l’exemple des Caraïbes

Les Caraïbes sont le dixième partenaire économique des États-Unis et représentent une destination importante des investissements et du tourisme provenant de ce pays[61]. La région est aussi réputée en tant que lieu de passage de toutes sortes de trafics. Qu’en est-il précisément de l’immigration illégale ? Les Caraïbes constituent à la fois un lieu de départ et un lieu de transit de l’immigration illégale vers les États-Unis : les pays de départ sont majoritairement Haïti, Cuba et la République dominicaine ; le rôle de transit joué par les Caraïbes concerne surtout les migrants en provenance de la Chine. Le déplacement illégal dans les Caraïbes, très organisé, s’opère de trois façons : 1) utilisation des lignes aériennes régulières avec de faux documents de voyage (fréquent dans le cas des déplacements de la Jamaïque aux États-Unis ou des Caraïbes du Sud via Trinidad vers les États-Unis) ; 2) traversée de la frontière terrestre entre Haïti et la République dominicaine ; 3) déplacements en mer. Le déplacement par voie maritime est le plus important en termes de volume. Cela s’explique par la géographie même des Caraïbes (un ensemble de petites îles), mais aussi par la vétusté des systèmes de surveillance utilisés par les gouvernements caraïbes dans le repérage de l’immigration illégale[62]. Dans leur lutte contre l’immigration illégale, les États-Unis coopèrent sur les plans multilatéral et bilatéral avec les pays des Caraïbes. Cependant, la voie bilatérale est nettement privilégiée.

L’initiative de « la troisième frontière » a été dévoilée pour la première fois en avril 2001, lors du Troisième Sommet des Amériques. Ce plan vise un renforcement de la coopération (diplomatique, sécuritaire, économique, environnementale, éducative et judiciaire) entre les pays du bassin des Caraïbes, considérés comme « la troisième frontière des États-Unis », et les États-Unis. Après les évènements du 11 septembre 2001, la coopération interétatique dans le domaine des migrations s’est accélérée de deux façons dans le cadre de cette initiative, soit par : 1) l’harmonisation du cadre législatif et politique régional visant à améliorer les contrôles migratoires dans la région ; 2) l’augmentation de la présence physique étatsunienne dans les Caraïbes, notamment par le biais d’opérations d’interception fréquentes. En ce qui a trait au premier point, les États-Unis sont en train de développer un système d’information sur les voyageurs légaux et illégaux dans la région pour, notamment, détecter les « menaces potentielles à la sécurité étatsunienne et régionale ». Ils prévoient aussi la création d’un centre de coordination des agences étatiques de lutte contre l’immigration illégale dans la région (Migrant Smuggling and Trafficking in Persons Coordination Center). Enfin, le pays a déjà fourni une aide de 900 000 $ aux pays des Caraïbes afin qu’ils harmonisent leur législation dans les aéroports en fonction des normes de l’administration étatsunienne de l’aviation et de l’organisation internationale pour l’aviation civile[63]. En ce qui concerne le deuxième point (augmentation de la présence physique dans les Caraïbes), les garde-côtes, dont la fonction est de garantir la « sécurité nationale des États-Unis », procèdent à de fréquentes interceptions maritimes des immigrants illégaux en direction des États-Unis. Les opérations étatsuniennes de blocage de l’immigration peuvent être isolées. Par exemple, les garde-côtes procèdent à des interceptions dans les eaux territoriales des États-Unis et au-delà de celles-ci, mettant alors à profit certaines dispositions émanant des accords Shiprider[64]. Elles peuvent aussi être le fruit d’un partenariat ponctuel entre plusieurs pays. L’Opération BAT, par exemple, portait sur une coordination des mesures de contrôle de l’immigration illégale entre les îles Turquoises, les Bahamas et les gouvernements étatsunien et britannique[65]. En bref, l’initiative de « la troisième frontière » est un forum de coopération interétatique au sein duquel les pays de la région des Caraïbes prennent, conjointement avec les États-Unis, des mesures visant à assurer la « stabilité politique et commerciale » de la région. La migration illégale y est très clairement présentée comme une menace à la sécurité et une entrave au flux régulier de personnes et de marchandises. Cela est d’ailleurs souligné dans la Déclaration conjointe du 12 janvier 2004 :

We recognize our interdependence and the importance of close cooperation to combat new and emerging transnational threats that endanger the very fabric of our societies. By virtue of their small size and geographic configuration and lack of technical and financial resources, Caribbean States are particularly vulnerable and susceptible to these risks and threats, especially those posed by illicit trafficking in persons, drugs, and firearms, terrorism and other transnational criminal activities. We pledge to cooperate in combating transnational crime and terrorism, promoting regional security and justice, and ensuring the safe and secure transportation and flow of people, goods and services in the region, thereby contributing to the defense and security of the hemisphere[66].

Cependant, c’est surtout par le biais d’initiatives bilatérales que les États-Unis exercent présentement leur plus grande influence en matière de gestion des migrations dans la région[67]. Il faut faire ici une mise en contexte : la Communauté des Caraïbes (CARICOM) a divulgué, en février 2003, un communiqué dans lequel elle affirmait vouloir contribuer aux efforts de lutte internationale contre le terrorisme, mais refusait d’utiliser la force contre l’Irak. La CARICOM faisait part, notamment, de ses inquiétudes quant aux effets possibles d’une intervention étatsunienne dans le pays, notamment d’un point de vue humanitaire. À la mi-avril, Otto Reich, secrétaire d’État adjoint aux affaires interaméricaines, a déclaré que la CARICOM aurait dû « réfléchir non seulement à ce qu’elle disait, mais aussi, aux conséquences de ces paroles », tout en précisant que l’incident était clos. Pourtant, ce sont la Barbade et la Jamaïque, ces deux pays ayant pris l’initiative du communiqué en soulignant leur droit de faire valoir publiquement une conception différente des États-Unis, qui ont eu les relations les plus désastreuses avec les États-Unis à la suite de cet incident, notamment dans le domaine des migrations et du commerce[68]. À l’opposé, la République dominicaine, qui s’est vite désolidarisée de la CARICOM en annonçant qu’elle se joindrait à la coalition des États-Unis en Irak, a demandé des concessions de la part des États-Unis en matière de migration et de commerce, concessions qui lui ont été accordées. En effet, en mars 2004, on annonçait un accord de libre-échange dans le cadre de la Zone de libre-échange de l’Amérique centrale. De plus, les États-Unis se sont engagés à prendre des mesures visant à légaliser le statut des Dominicains en situation illégale aux États-Unis[69]. Enfin, selon certains spécialistes, les conséquences de l’instabilité politique en Haïti (à savoir les départs nombreux des Haïtiens vers d’autres pays) ont servi de prétexte aux États-Unis pour traiter unilatéralement des questions de migration. Ainsi, les États-Unis ont pu mettre en place des mesures de contrôle de la migration haïtienne d’une violence sans précédent : en témoigne cette décision prise par Washington (17 avril 2003) qui vise à maintenir la détention automatique et généralisée de tous les demandeurs d’asile haïtiens, faisant valoir que cette politique s’imposait comme moyen de dissuasion et au titre de la sécurité nationale (cas « David Joseph »)[70]. Autre exemple, cette fois-ci dans les Caraïbes : la presse dominicaine annonçait, en novembre 2002, que les États-Unis allaient prêter main-forte au pays pour renforcer son dispositif de contrôle et de surveillance de l’immigration à sa frontière avec Haïti. Des armes allaient notamment être fournies au gouvernement de la République dominicaine, et une formation allait être dispensée aux agents frontaliers afin de contenir « le flux de drogue et d’immigration illégale »[71].

La « troisième frontière » des États-Unis est donc sous haute surveillance étatsunienne. Ces derniers, en effet, collaborent étroitement avec les pays concernés, notamment pour que ceux-ci contiennent mieux le flux de migrants illégaux – en provenance de la région ou en transit – vers les États-Unis. Le traitement réservé aux pays des Caraïbes varie cependant d’une nation à une autre et est fonction de leur degré d’implication envers les activités politiques du géant nord-américain.

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Les nouvelles règles du jeu, qui mêlent les préoccupations sur la sécurité aux intérêts de libre-échange, assurent aux États-Unis une influence certaine dans le domaine des migrations à plusieurs endroits du continent américain. Mais, au-delà des actions entreprises, quels sont les résultats concrets quant aux objectifs visés (soit la réduction de la migration illégale) ? La section suivante démontre que les blocages à la mise en oeuvre efficace de la politique migratoire des États-Unis sont nombreux et en explique les raisons.

Le caractère incomplet d’une politique migratoire aux « effets pervers non assumés[72] »

La politique migratoire des États-Unis, telle qu’elle s’exerce à l’égard des pays tiers dans les Amériques, est bien peu solidaire des contextes géopolitique et socioéconomique qui existent dans les pays de départ et de transit. En outre, la tournure sécuritaire que prennent les contrôles migratoires engendre une plus grande vulnérabilité du migrant, qui se voit bien souvent privé de ses droits les plus fondamentaux. Le caractère incomplet de cette politique migratoire la rend inefficace quant aux objectifs visés puisque la pression migratoire vers les pays du nord persiste.

La sous-estimation des conditions sociales et économiques propres aux régions de départ

La politique étatsunienne de lutte contre l’immigration illégale n’est pas solidaire des réalités sociales et économiques propres aux pays d’origine. En outre, elle n’offre pas de solution de rechange satisfaisante aux remises de fonds, qui sont pourtant indispensables à l’économie de ces mêmes pays.

Les États-Unis ne sont pas solidaires des réalités sociales et économiques propres aux régions de départ des migrants

L’immigration illégale provient souvent de pays en proie à de grandes violences internes et à d’importants déséquilibres économiques et sociaux. Ainsi, comme le soulignent Stéphane Roussel et Yves Bélanger dans le cas des États-Unis, « Sur papier, ce régime de collaboration revêt un caractère si étendu qu’il soulève des hésitations […] on demande ici à des pays de participer à un exercice de concertation international qui est souvent impossible à réaliser à l’échelle nationale[73] ». Hormis quelques pays, tels la République dominicaine ou le Guatemala, qui s’alignent quasi aveuglément sur la politique sécuritaire des États-Unis, les autres nations de l’Amérique centrale et des Caraïbes font donc valoir, à juste titre, qu’il existe des problèmes nettement plus pressants que ceux qui ont trait au contrôle de l’immigration illégale. En effet, selon elles, les menaces grandissantes pour les pays de la région ne se trouvent pas à l’extérieur, mais plutôt à l’intérieur des frontières nationales et découlent majoritairement de causes sociales ou économiques (pauvreté, famine, urbanisation galopante, etc.). Un obstacle important à la consolidation d’une identité sécuritaire dans les Amériques réside ainsi dans la priorité que chaque pays continue d’accorder à son programme national en matière de sécurité[74]. Les États-Unis auraient pourtant intérêt à adhérer aux programmes nationaux spécifiques des pays producteurs de migrants : en effet, au-delà des contrôles physiques spontanés, une considération sérieuse des problèmes internes qui sont la cause des départs constitue la vraie solution durable en ce qui a trait à la migration[75]. Bref, la reconnaissance d’une sécurité multidimensionnelle (comme cela fut le cas lors de la Conférence sur la sécurité d’octobre 2003) ne peut être satisfaisante que si elle s’accompagne d’actions concrètes qui visent à réduire les instabilités sociales, économiques et politiques sévissant dans les régions de départ.

Un autre obstacle au renforcement d’une identité sécuritaire dans les Amériques est sans conteste la mésestimation, par les États-Unis, des nombreuses migrations Sud-Sud[76]. Or, ces dernières varient selon les crises économiques et politiques dans la région ; elles sont donc fonction des insécurités régionales[77]. En plus de traiter insuffisamment des migrations intrarégionales, les États-Unis ont mis à mal certains projets de liberté de circulation des personnes préalablement établis entre les pays. En Amérique centrale, par exemple, les économies intégrées du CA4 (Honduras, Nicaragua, Guatemala, El Salvador) ont longtemps permis aux habitants des pays concernés de circuler facilement. À partir de 2001, le Guatemala, dans sa stratégie de séduction des États-Unis, a complètement « changé son fusil d’épaule » en exigeant des habitants des pays voisins qu’ils présentent leur passeport pour rentrer en territoire guatémaltèque et en durcissant sa législation à l’égard de tous les immigrants clandestins sur son territoire[78]. La CARICOM est un autre exemple. Les chefs d’État ont placé, dès 1989, la liberté de circulation des personnes comme objectif de l’ordre du jour régional et cela a été réitéré par la suite[79]. Aujourd’hui, pourtant, la liberté de circulation entre les pays des Caraïbes est uniquement réservée à certaines catégories privilégiées de personnes[80]. Certes, la lourdeur administrative et les divergences politiques au sein de la CARICOM empêchent les pays membres d’avancer sur le dossier de la libre circulation. Cependant, l’influence actuelle des États-Unis, qui appellent à un contrôle accru des migrations, est telle dans la région qu’elle pourrait bien être la cause indirecte d’un ralentissement des négociations dans ce domaine[81].

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La gestion de la migration dans les Amériques reflète uniquement les intérêts étatsuniens : la mésestimation des situations politique et socioéconomique dans les pays de départ entraîne donc des résistances de la part des pays tiers. En outre, les États-Unis, qui exigent des pays d’origine un contrôle accru des départs de leurs citoyens, ne sont pas en mesure d’offrir une solution de rechange satisfaisante aux remises de fonds.

L’absence d’une solution de rechange satisfaisante aux remises de fonds

Les remises de fonds sont constituées par les sommes monétaires ou les biens que les immigrants font parvenir aux ménages ou aux groupes dont ils sont issus. Le montant des remises de fonds est tout simplement colossal : alors qu’en 1970, il avoisinait les 2 milliards de dollars, il atteint aujourd’hui les 93 milliards de dollars. Si l’on tient compte des transferts non officiels, ce chiffre pourrait bien être multiplié par deux[82]. L’Amérique latine est la région qui reçoit le plus de remises de fonds (38 milliards de dollars en 2003, soit une fois et demi le montant payé par l’Amérique latine au titre des intérêts de la dette extérieure au cours des cinq dernières années)[83].

L’ensemble des écrits a longtemps sous-estimé le rôle des remises de fonds en tant qu’instruments de développement des pays du Sud, notamment parce que 80 % des remises de fonds servent à combler prioritairement les besoins alimentaires de la famille demeurée dans le pays d’origine. Les répercussions économiques et sociales des remises de fonds en dehors de la famille sont pourtant fort importantes. Elles financent d’ailleurs les coûts de construction des bâtiments publics dans les villes et les villages, et permettent, en outre, de subventionner des projets créatifs et innovateurs. Par exemple, en République dominicaine, le développement de micro-entreprises a été rendu possible grâce à la participation de familles qui bénéficiaient de remises de fonds. Un problème demeure cependant : les inégalités dans la distribution des revenus et la pauvreté persistent dans plusieurs pays qui reçoivent des montants considérables[84]. Il faut donc saluer certaines initiatives gouvernementales récentes qui s’engagent à faciliter l’utilisation productive de ces remises de fonds en tant qu’outil de développement[85]. Il faut espérer, cependant, que l’approche choisie par les gouvernements ne sera pas uniquement économique. En effet, les remises de fonds servent, entre autres, à atténuer les tensions sociales et à renforcer les liens culturels entre les communautés sur place et celles qui ont émigré.

Dans un contexte où les remises de fonds constituent une manne financière non négligeable, on peut comprendre que les pays d’origine manifestent un intérêt fort mitigé dans une régulation féroce des flux de main-d’oeuvre, d’autant plus que le montant en question excède largement celui de l’aide au développement fournie par les pays riches aux pays pauvres, montant qui stagne d’ailleurs depuis 1981[86]. En outre, des études récentes ont démontré que les remises de fonds génèrent bien plus de bénéfices financiers pour les pays pauvres que les accords de libre-échange. Que faire alors pour remédier à la situation ? Pour l’instant, les pays du Nord n’ont avancé aucune solution qui puisse constituer une offre assez « alléchante » pour les pays du Sud[87].

Le déséquilibre entre les devoirs de protection des migrants et les intérêts sécuritaires des États-Unis

L’accent mis sur le contrôle des flux migratoires a des conséquences néfastes sur les immigrants. Ainsi, des situations qualifiées comme « problématiques » depuis fort longtemps persistent, car elles ne font l’objet, présentement, d’aucune attention de la part des États-Unis. Les migrants sont en outre aux prises avec des difficultés nouvelles résultant de l’adoption récente de certaines mesures de contrôles migratoires sécuritaires.

Une remarque d’ordre général s’impose : il est plus facile d’avoir une politique commune en matière de gestion des flux migratoires que dans le domaine de la protection des migrants. Le Processus Puebla, par exemple, touche cinq domaines d’intervention : la formulation de politiques migratoires ; le développement et la migration ; la lutte contre la contrebande des êtres humains et les réseaux de migration clandestine ; le retour des migrants en provenance d’autres régions ; les droits de la personne. Cependant, dans les faits, l’accent est surtout mis sur la contrebande des êtres humains, puisqu’il y a là, selon Hélène Pellerin, « une volonté politique probablement plus grande de la part de plusieurs États membres, dont les États-Unis et le Mexique[88] ». Le respect des droits de la personne constitue pourtant traditionnellement une composante essentielle des politiques migratoires.

Des situations qui persistent : les conditions de travail déplorables des travailleurs migrants

Les travailleurs migrants sont les grands « laissés-pour-compte » de la politique migratoire actuelle des États-Unis. En effet, en se concentrant uniquement sur le blocage physique des flux migratoires entre les pays de départ et la frontière des États-Unis, le pays oublie trop vite que les travailleurs migrants se trouvant à l’intérieur de son territoire sont dans une grande situation de vulnérabilité. Ces derniers occupent bien souvent, sur le marché du travail, le bas de l’échelle, c’est-à-dire les emplois peu qualifiés et peu rémunérés. Quel que soit leur statut (travailleurs réguliers ou travailleurs clandestins), ils sont plus vulnérables que les travailleurs nationaux et donc davantage prêts à accepter des concessions sur leur rémunération ou leurs autres droits[89].

Un rapport récent sur les deux millions de travailleurs agricoles migrants en situation irrégulière aux États-Unis fait état de conditions de travail déplorables qui vont en s’empirant. Tout d’abord, les travailleurs migrants sont moins payés qu’auparavant (30 % de moins par rapport à 1980 alors que l’industrie agricole aligne des profits dans certains secteurs) : ainsi, la moitié d’entre eux gagnent moins de 7500 $ par année, et une famille sur deux vit avec moins de 10 000 $ par année, ce qui est largement en dessous du seuil de pauvreté établi par Washington. En plus d’être les plus mal payés, les travailleurs agricoles font l’un des métiers les plus dangereux aux États-Unis. En effet, plus de 300 000 travailleurs agricoles souffrent de problèmes pulmonaires à la suite de l’inhalation de produits toxiques contenus dans les composés chimiques. Enfin, alors que 95 % des travailleurs migrants ne possèdent aucune assurance maladie, on constate une détérioration de leurs droits économiques, politiques et sociaux : ce groupe de travailleurs est exclu de la majorité des lois du pays en matière de normes minimales de travail (à part la Californie, qui a récemment adopté une législation visant une meilleure protection de ces derniers). Ainsi, les travailleurs agricoles n’ont pas l’autorisation de se syndiquer et ne sont pas payés lorsqu’ils travaillent au-delà du nombre d’heures autorisé, et un tiers des enfants en âge d’aller à l’école travaillent à temps plein sur les fermes[90].

Qu’en est-il des travailleurs clandestins ? En dépit de la rhétorique politique au sujet de l’immigration illégale – et du renforcement officiel des contrôles à l’encontre des travailleurs migrants « illégaux » –, de nombreux gouvernements tolèrent de manière officieuse la migration illégale, car elle alimente une économie souterraine, source de profits importants pour les pays. À titre d’exemple, aux États-Unis, l’immigration clandestine a clairement encouragé la mise sur pied d’un marché du travail assoupli qui a renforcé la compétitivité de l’économie[91]. Le fait que la migration illégale soit simultanément encouragée et combattue n’est pas sans conséquence : les pratiques consistant à tolérer les travailleurs migrants dans un statut irrégulier pour subvenir aux besoins de main-d’oeuvre dans certains secteurs du marché rendent ces derniers très vulnérables. En effet, ils demeurent incapables de s’organiser sur leur lieu de travail pour défendre leur dignité et obtenir des conditions de travail décentes. En outre, ils ne bénéficient d’aucune protection sociale ou juridique fournie normalement par les États aux migrants en situation régulière[92]. Enfin, les immigrants illégaux sont une variable qui peut être réduite ou même éliminée (en théorie) lors des périodes de récession économique, les États usant alors de leurs prérogatives pour expulser ou détenir les étrangers « indésirables » présents sur leur territoire. Cette réalité inquiète fortement la Commission interaméricaine des droits de l’homme, qui rappelle aux États, dans un récent rapport, leurs obligations régionales et internationales en la matière[93].

Les conditions de travail des travailleurs clandestins et de certaines catégories de travailleurs en situation régulière sont très inquiétantes. Et cette situation, pourtant ancienne, va en empirant, car les États-Unis n’interviennent pas pour mettre fin aux pratiques abusives des employeurs. La situation reflète bien, en tout cas, les hypocrisies des États : ces derniers prétendent d’un côté vouloir améliorer le sort des migrants légaux et lutter contre l’immigration illégale, mais ils bénéficient de l’autre côté d’une force de travail bon marché, facilement malléable, qui alimente un pan important de leur économie. Parallèlement à ces situations qui persistent, les mesures de sécurité relatives au contrôle migratoire prises par les États-Unis depuis quelques années donnent lieu à des situations de violation des droits les plus fondamentaux des migrants.

L’accroissement et le durcissement des mesures de sécurité visant les contrôles migratoires vont à l’encontre des devoirs de protection des migrants

Les politiques de sécurité sont certes nécessaires, mais elles doivent être adoptées lorsque cela est indispensable et comprendre de strictes limites aux mesures qui restreignent les droits et libertés individuels. Il a d’ailleurs été déterminé, depuis la Seconde Guerre mondiale, que les droits de la personne doivent être au fait des ordres juridiques nationaux et internationaux, nécessaires à la protection de tous en tout temps. Tous les instruments internationaux de droits de la personne prévoient ainsi des mécanismes de restriction des libertés en cas d’urgence, mais ne permettent aucunement des discriminations étendues et prolongées selon la nationalité. Or, au nom de la sécurité des États, toutes les mesures de blocage de l’immigration illégale sont désormais permises. Et le raisonnement voulant que « la sécurité collective prime sur les libertés individuelles », souvent entendu depuis le 11 septembre 2001, laisse transparaître la fausse idée selon laquelle il est naturel que les migrants illégaux renoncent aux garanties de leurs droits fondamentaux ou, pire, qu’ils ne devraient même pas être protégés par les instruments de droits de la personne. Il est donc à souhaiter que les tribunaux nationaux élaguent de l’appareillage sécuritaire toutes les mesures qui ne sont pas conformes à une protection raisonnable des droits et libertés de tous. L’Assemblée générale de l’OÉA a, de son côté, adopté une résolution intitulée : Human Rights and Terrorism, dans laquelle elle rappelle aux États qu’ils ne doivent pas renoncer à leur devoir de respecter les droits de la personne et les libertés fondamentales dans tous les cas de lutte contre le terrorisme[94].

Énumérer toutes les situations donnant lieu à une violation des droits fondamentaux des migrants sur le continent américain est un exercice vain : en effet, les manquements aux droits de la personne dans ce domaine sont bien trop nombreux. Il est cependant possible de choisir quelques exemples qui, à eux seuls, illustrent bien la gravité et l’ampleur du phénomène. Nous nous pencherons tout d’abord sur une population de migrants bien précise, les Haïtiens, en étudiant le traitement discriminatoire qui leur est réservé dans deux importants pays hôtes, la République dominicaine et les États-Unis. La situation s’est empirée pour les migrants haïtiens depuis que les intérêts sécuritaires des pays d’accueil, notamment les États-Unis, dominent les discussions ayant trait aux considérations humanitaires. Puis nous nous intéresserons par la suite à deux zones géographiques, l’Amérique du Nord et l’Amérique centrale, afin de souligner, dans un premier temps, les effets inquiétants qui découlent de l’harmonisation de certaines mesures migratoires entre les États-Unis et le Canada (deux pays réputés pour leurs acquis démocratiques) et, dans un second temps, ceux que produit la sécurisation accrue des zones frontières, en prenant le cas de la frontière Guatemala-Mexique.

Il existe une réelle discrimination envers les immigrants haïtiens dans certains pays. Aux États-Unis, la discrimination porte surtout sur les demandeurs d’asile tandis qu’en République dominicaine – comme dans bien d’autres pays des Caraïbes d’ailleurs –, elle est plutôt institutionnelle et fondée sur la couleur de la peau. Aux États-Unis, le changement d’attitude de la Maison-Blanche à l’égard des migrants haïtiens remonte à 1991, date du coup d’État en Haïti qui eut pour conséquence une émigration massive de la population. Les Haïtiens furent alors interceptés en grand nombre en haute mer et 94 % d’entre eux furent retournés sommairement en Haïti sous prétexte qu’ils n’étaient pas des réfugiés au sens de la Convention de Genève, « fuyant plus pour des raisons économiques que politiques[95] ». Depuis ce temps, les demandeurs d’asile haïtiens sont fréquemment interceptés en haute mer et renvoyés automatiquement chez eux sans examen de leur demande d’asile. Au cours des trois dernières années, l’administration de G.W. Bush a adopté des mesures complémentaires aux pratiques d’interception. Ces mesures concernent les Haïtiens qui ont réussi à atteindre les États-Unis. Tout d’abord, des arrêtés d’expulsion sont émis contre un nombre considérable de demandeurs d’asile avant même qu’ils n’aient pu exprimer des craintes raisonnables de persécution dans leur pays : ils sont donc renvoyés sans que leur demande n’ait eu la chance d’être examinée. Ensuite, alors que tous les demandeurs d’asile qui arrivent aux États-Unis par bateau sont désormais placés automatiquement en détention (à l’exception des Cubains, qui demeurent en liberté), ceux en provenance d’Haïti restent emprisonnés jusqu’à ce que leur demande d’asile soit finalisée. Cette mesure a été prise après qu’un jeune demandeur d’asile haïtien ait acquis, par le biais d’une décision de justice, le droit d’être libéré en attendant que sa demande soit finalisée : le ministre de la Justice des États-Unis de l’époque (John Ashcroft), reconnaissant que monsieur Joseph ne constituait aucun danger pour la sécurité des citoyens, prétexta que sa libération – et celles qui suivraient – encouragerait une émigration massive d’Haïti en direction des États-Unis, ce qui risquerait ainsi de mettre à mal les ressources en matière de sécurité nationale[96]. L’immigration nombreuse des Haïtiens est donc considérée par le gouvernement comme une menace potentielle à la sécurité et à l’ordre public, bien qu’il soit reconnu publiquement que les individus en détention ne constituent individuellement aucun risque à la sécurité de la nation. Il s’agit ici d’une situation pour le moins paradoxale qui montre le danger de tout justifier par la sécurité… Un autre argument des États-Unis est que Haïti est une démocratie et engendre donc des « réfugiés économiques », mais en aucun cas des « réfugiés politiques ». Cela n’est pas valable. En effet, pour bon nombre de spécialistes, Haïti est un pays très instable politiquement. Il est donc très plausible qu’il produise des réfugiés au sens de la Convention de Genève de 1951. En outre, en fonction du droit des réfugiés, toute personne qui demande l’asile politique a le droit d’être entendue individuellement par le biais d’un processus équitable. L’acceptabilité d’une demande de refuge devrait donc toujours dépendre des décisions de l’instance administrative nationale spécialisée en matière d’asile et non d’une décision politique : en conséquence, la décision d’octroyer ou non le statut de réfugié au demandeur d’asile devrait toujours relever du domaine judiciaire et non du politique. Enfin, dans le domaine des droits et libertés fondamentaux, la détention illimitée des demandeurs d’asile haïtiens dans des conditions parfois difficiles fait montre du caractère arbitraire des mesures adoptées[97]. En bref, il est permis de parler de politique discriminatoire envers les Haïtiens dans la mesure où ces derniers font face à des obstacles spécifiques dans leur demande d’asile.

En République dominicaine, le gouvernement procède depuis plusieurs années à des expulsions massives de dizaines de milliers de personnes en situation illégale : des travailleurs haïtiens ou des personnes nées en République dominicaines qui, en contravention de la Constitution, se seraient vues refuser l’octroi de la nationalité dominicaine. Ces expulsions ont été intensifiées au cours de l’année 2002, depuis que la République dominicaine a été ouvertement déclarée par la Maison-Blanche comme lieu de transit de l’immigration illégale en direction des États-Unis. Très souvent, les Haïtiens sont dans l’incapacité de contester l’ordonnance d’expulsion et de contacter leur famille ou encore de connaître les motifs sur lesquels était fondée l’ordonnance. Les cas de corruption, d’extorsion et de maltraitance du fait des autorités publiques sont fréquents lors des procédures d’expulsion. Les exactions et les mauvais traitements sont, quant à eux, couramment notés lors des passages de frontière entre Haïti et la République dominicaine[98].

Sur un autre registre, l’harmonisation récente de certaines mesures Canada–États-Unis en matière de migration risque de mettre gravement en péril la protection que les deux pays doivent aux demandeurs d’asile et aux réfugiés en vertu du droit international des réfugiés[99]. L’accord de tiers pays sûr, par exemple, est fort contesté par les milieux communautaires et universitaires. Un projet de tiers pays sûr avait avorté au milieu des années 1990 lorsque les États-Unis s’étaient retirés des négociations, le Canada ayant alors plus d’avantages à signer une telle entente. Les évènements du 11 septembre ont fourni un contexte propice à une reprise des pourparlers entre les deux pays, du fait, notamment, des nouvelles attentes relatives à la sécurité envers le Canada, les pays trouvant ainsi une occasion idéale de promouvoir une harmonisation accrue des politiques d’immigration entre eux[100]. L’accord de tiers pays sûr a été signé entre les deux pays en décembre 2002. Il vise à obliger les revendicateurs du statut de réfugié à déposer leur demande dans le premier des deux pays dont ils fouleront le sol. Ce qui pose problème, selon de nombreux spécialistes, c’est que les États-Unis ne peuvent être considérés comme un pays « sûr » en regard du droit international. En fermant sa porte aux demandeurs d’asile qui proviendront des États-Unis, le Canada sera par conséquent dans le non-respect de ses engagements internationaux chaque fois qu’il retournera des personnes aux États-Unis et que ces derniers manqueront à leurs devoirs de protection envers elles[101].

Dernier point, mais non le moindre, la militarisation récente des « zones de transit » dans les pays du Sud, par exemple les zones frontières entre le Guatemala et le Mexique, pose des problèmes inédits : les déportations de migrants illégaux qui se trouvent à ces endroits ont souvent lieu après de longues périodes de détention dans les deux pays. Or, au Guatemala, les conditions de détention sont loin de satisfaire aux critères énoncés par le droit international[102]. En outre, les migrants qui se dirigent vers la frontière sud du Mexique sont fréquemment attaqués, leurs biens, pillés et les femmes, victimes d’extorsion et de viols[103]. Bien que le gouvernement mexicain se défende de mettre en pratique ce qu’il reproche le plus à son voisin du nord (la sécurisation accrue de la frontière), il est clair qu’il travaille pour les États-Unis et, notamment, dans l’esprit de voir aboutir une régularisation des Mexicains en sol étatsunien. La situation est surprenante : le Mexique commet, le long de sa frontière sud, les mêmes formes d’abus que ceux pratiqués par les agents d’immigration américains le long de la frontière nord et qu’il dénonce si vigoureusement encore aujourd’hui…

La sécurisation des contrôles migratoires a donc des effets nocifs sur les personnes émigrantes car elle s’opère pour l’instant sans un réel équilibre entre les intérêts des États et les devoirs de protection des droits fondamentaux de tous, y compris des migrants. Ces contrôles migratoires sont-ils au moins efficaces en fonction des buts recherchés ? En d’autres termes, la migration illégale vers le nord a-t-elle décliné après l’adoption de ces récentes mesures ?

La persistance des migrations illégales en direction des États-Unis

La pression migratoire, sans être massive, se poursuit, tant sur le continent américain qu’européen, d’ailleurs. En effet, l’immigration illégale à la frontière mexicano-américaine n’a pas diminué, bien au contraire[104]. En outre, comme le soulignait récemment un représentant du HCR à propos de la frontière sud du Mexique, « Controlling this border is impossible. And it is not only a question of will. It’s a question of geography, corruption, violence and the well organized crime[105] ». Les migrants n’ayant plus la possibilité de se déplacer librement jusqu’aux frontières du pays d’accueil, étant même interdits très souvent de quitter leur propre pays d’origine, ils recourent fréquemment à des passeurs pour avoir une chance d’atteindre le pays hôte. Les réseaux de passeurs se sont sophistiqués au fil du temps, et le prix des prestations a augmenté en conséquence.

La persistance de l’immigration illégale suggère donc une certaine autonomie des flux par rapport aux politiques dissuasives de maîtrise des frontières. En fait, aussi longtemps que les déséquilibres économiques, sociaux et culturels persisteront, les migrants continueront de venir dans les pays du Nord au péril de leur vie : le nombre de morts à la frontière mexicano-américaine est passé de 57 en 1995 à plus de 350 en 2003. La frontière Mexique–États-Unis est, en ce sens, un véritable « cimetière » puisque plus de 2200 migrants y ont trouvé la mort dans les six dernières années[106].

En résumé, une politique migratoire axée uniquement sur le contrôle physique des flux est incomplète, car, en ne prenant en considération que les intérêts des pays d’accueil ou de certains pays de transit, elle s’attaque uniquement aux manifestations du problème, mais non au problème lui-même.

Conclusion

Les « tactiques » de contrôle de l’immigration illégale utilisées par les États-Unis à l’égard des pays tiers – et qui s’inscrivent dans un contexte précis d’intégration économique et de renforcement de la sécurité aux niveaux hémisphérique et sous-régional – connaissent leur propre limite. Certes, elles donnent des résultats (sophistication des techniques de contrôle des flux ; militarisation des frontières), mais elles n’atteignent pas les objectifs fixés, notamment un blocage des « indésirables » en route vers les États-Unis. La même remarque vaut pour l’Union européenne : malgré la menace qui « plane » sur les pays tiers, à savoir que l’aide financière qui leur est accordée pour le développement économique puisse être supprimée si ces pays ne coopèrent pas à maîtriser les flux migratoires en provenance de chez eux ou en transit, l’immigration illégale en direction des pays membres continue de plus belle[107]. Ainsi, quels que soient les moyens choisis par les grandes puissances pour contenir la migration illégale, cette dernière persiste.

Comment expliquer ce phénomène ? Tout d’abord, les politiques migratoires des pays hôtes sont contradictoires : les biens, les marchandises et les capitaux circulent de plus en plus facilement, tandis que la libre circulation des personnes est de plus en plus difficile pour les plus pauvres et les moins qualifiés. Or, depuis la nuit des temps, les êtres humains se sont toujours déplacés, cherchant à combler ailleurs les besoins qu’ils ne peuvent satisfaire dans leur pays d’origine. Ensuite, les politiques migratoires des pays hôtes sont « à double face » : elles prétendent lutter contre l’immigration illégale, mais tolèrent cette dernière dans le même temps, car elle alimente à bien des égards un pan important de leur économie. Le besoin de migrants « bon marché » est donc bien présent. Enfin, les politiques migratoires des pays hôtes sont incomplètes : elles ne recherchent pas l’intérêt réciproque de toutes les parties (y compris des personnes issues de l’immigration), intérêt qui ne peut véritablement exister que par la construction d’un consensus avec les institutions du pays d’origine sur la façon de traiter le phénomène migratoire.

Il est donc nécessaire de reconnaître que la migration, par son ampleur, ses multiples directions, ses caractéristiques variables et ses répercussions, est un phénomène complexe qui présente des enjeux incontournables sur le continent américain. Ces enjeux vont bien au-delà de la maîtrise des flux migratoires par le « tout contrôle », qui est illusoire. Il faut par conséquent considérer le fait que, tant que la politique migratoire des pays hôtes ne portera que sur leurs seuls intérêts, par ailleurs contradictoires, la migration illégale persistera. Une véritable politique migratoire, pour être entendue, doit faire place à une analyse des situations réelles, être menée conjointement par les parties en cause en s’appuyant sur les intérêts de chacune d’entre elles et placer l’intérêt de l’humain au centre des enjeux, car c’est bien lui qui est, le premier, concerné par toutes ces mesures. Enfin, dans un contexte où les migrations intenses constituent un visage humain de la mondialisation, il est nécessaire de se demander s’il est possible de continuer à ouvrir les économies des pays tout en fermant les frontières de ces mêmes pays aux personnes. La question se doit en effet d’être posée, car, de l’avis de nombreux économistes, la libéralisation des biens et des services ne va pas sans une liberté de circulation, à long terme, des personnes, les deux éléments se renforçant d’ailleurs réciproquement[108].