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Quand on établira la liste des domaines les plus populaires de l’étude des partis politiques, l’extrême droite contemporaine arrivera sans doute en tête. La littérature déjà disponible sur ce sujet est vaste, et de nouvelles oeuvres, surtout en anglais mais de plus en plus en français, paraissent régulièrement. Jean-Guy Prévost fournit une contribution assez brève à ce domaine d’étude avec son livre L’extrême droite en Europe. Dans ce livre, il tente d’identifier « la mécanique » (p. 35) qui a d’abord incité la percée de l’extrême droite et a ensuite rendu possible sa persistance. Par le biais d’une analyse des partis de l’extrême droite (et de leur environnement) en France, en Autriche et en Italie, l’auteur vise à montrer la dynamique propre à un tel phénomène. Il n’y réussit que partiellement, surtout en raison de sa perspective étroite.

Le livre se caractérise par son accessibilité et il est très utile comme introduction au phénomène de l’extrême droite européenne. Il offre un tableau très clair de l’émergence des principaux partis de l’extrême droite en Europe de l’Ouest. Toutefois, pour le lecteur qui a déjà pris connaissance des écrits relatifs à ce phénomène, le livre n’offre guère de nouveautés. Le récit de J.-G. Prévost reste souvent historique, et une analyse approfondie du phénomène y fait défaut.

Les chapitres traitant de l’extrême droite en France, en Autriche et en Italie sont précédés d’une introduction intéressante dans laquelle l’auteur aborde trois débats fondamentaux. D’abord, il évoque l’origine historique de la nouvelle vague de l’extrême droite. Faut-il interpréter l’extrême droite contemporaine comme une reprise du fascisme des années 1930 et 1940 ? Ou s’agit-il plutôt d’un phénomène distinct des années 1980 et 1990 ? Selon J.-G. Prévost, l’extrême droite contemporaine se distingue nettement du fascisme, d’abord parce qu’elle se présente comme « parti politique électoraliste » (p. 16) et non comme « parti politique armé » (p. 15), comme le furent les partis fascistes et nazis, mais aussi parce que les partis de l’extrême droite contemporaine sont plus respectueux de la démocratie que les fascistes et les nazis. Cependant, l’auteur reconnaît que l’extrême droite contemporaine cherche à transformer la démocratie et vise à exclure certains groupes de la société.

La deuxième question évoquée dans l’introduction traite de la méthodologie de la recherche concernant l’extrême droite. Faut-il situer l’analyse à l’échelle européenne, voire internationale, ou plutôt à l’échelle nationale ? L’auteur préfère analyser l’extrême droite à l’échelle nationale en raison de son organisation uniquement nationale (dans ses mots, « il n’existe pas d’Internationale noire qui coordonne leur action » p. 25). Il souligne que le succès de l’extrême droite est le résultat des trajectoires nationales différentes, ce que justifie une approche individuelle des pays. Or, il paraît, dans la conclusion, que les similarités de la mécanique qui est à la base du succès de l’extrême droite en France, en Autriche et en Italie dépassent les variations nationales.

La dernière question posée par J.-G. Prévost dans l’introduction concerne le nom donné au phénomène traité. Le nom d’« extrême droite » décrit-il ce que l’on étudie ? Ici, l’auteur prend une piste différente de la plupart des spécialistes de l’extrême droite. Habituellement, les partis politiques sont catégorisés sur la base de leur idéologie. Par conséquent, les partis qui appartiennent à une famille idéologique reçoivent un nom qui les distingue des autres familles idéologiques. Dans le cas des partis étudiés dans ce livre, il s’agit de l’extrême droite (certains auteurs préfèrent la désignation de partis nationaux populistes ou de la nouvelle droite radicale). Or, l’auteur estime que les désignations « gauche », « droite » et « extrême droite » (p. 29) conviennent, surtout parce qu’elles donnent des repères pratiques pour situer les partis politiques l’un par rapport à l’autre. Ainsi, il parle de l’extrême droite française et autrichienne, respectivement le Front national et le FPÖ (Freiheitliche Partei Österreichs, parti libéral autrichien), les deux situés à côté de la droite traditionnelle ; mais de la droite italienne (Forza Italia, Force italienne ; Ligue du Nord ; Movimento Sociales Italiano, Mouvement social italien, et Alleanza Nazionale, l’Alliance nationale), situés à côté des centristes de la Démocratie chrétienne. 

Dans les trois chapitres qui constituent la quintessence du livre, l’auteur décrit séparément le développement de l’extrême droite en France, en Autriche et en Italie. Il trouve que le choix de ces trois pays est justifié parce que les trois sont intéressants et qu’ils ont reçu beaucoup d’attention de la part des médias. Pourtant, l’étude de ces cas sous le feu des projecteurs médiatiques et scientifiques porte le risque d’écrire un livre dépourvu d’originalité. Il semble que l’auteur n’ait pas entièrement réussi à éviter ce piège.

L’analyse de la France, de l’Autriche et de l’Italie est réalisée par le biais de trois éléments clés : le système politique national au sens large, la dynamique des partis et le travail des entrepreneurs politiques (p. 25). Par ces éléments d’analyse, l’auteur pense saisir l’essence de « la logique […] qui rend plus intelligible les succès de la ou des forces situées tout à la droite du spectre politique » (p. 35). Il considère qu’il y a autant de divergences dans les éléments d’analyse qu’elles peuvent éclaircir les différentes trajectoires de l’extrême droite dans leur pays respectif.

Le chapitre sur la France montre que le succès du Front national s’explique par l’alternance de 1981, puis par la cohabitation de 1986, de 1993 et de 1997. L’alternance de 1981 faisait que la droite traditionnelle se trouvait désorientée devant la première victoire de la gauche sous la Ve République. Le Front national a profité de cette désorientation, légèrement aidé par le changement temporel du scrutin majoritaire au scrutin proportionnel en 1986. La cohabitation obligeait la droite traditionnelle à modérer son discours. Comme la gauche se trouvait dans la même situation et était aussi contrainte de modérer son discours, il devenait bien difficile de distinguer les courants politiques principaux en France. Ensuite, le Front national a exploité le discrédit de la droite et de la gauche en s’opposant au « système » (p. 61). Cette opposition a suscité un succès électoral considérable pour le Front national, mais elle a nécessairement positionné le parti hors système et, par conséquent, hors pouvoir.

Au chapitre sur l’Autriche, l’auteur indique que le facteur qui a provoqué le succès du Front national, dans ce cas le discrédit des partis politiques traditionnels, a également favorisé la réussite du FPÖ. Dans ce pays, cette dynamique a été déclenchée par le déclin du système Proporz par lequel les partis traditionnels, le SPÖ (Sozialdemokratische Partei Österreichs, parti social-démocrate autrichien) et l’ÖVP (Österreichische Volkspartei, parti populaire autrichien), avaient partagé le pouvoir à partir de la Deuxième Guerre mondiale. Quand le système Proporz s’est effondré, le FPÖ, sous la direction du charismatique Jorge Haider, s’est présenté comme alternative aux partis traditionnels. Grâce à son discours populiste, Haider a séduit une partie considérable de l’électorat autrichien, ce qui a permis au FPÖ d’accéder au pouvoir en 1999, en coalition avec l’ÖVP.  

Dans le chapitre sur l’Italie, l’auteur relève une dynamique similaire. Cette fois, le discrédit des partis traditionnels est provoqué par les scandales Mani pulite (Mains propres) et Tangentopoli (Pot-de-vin et corruption). Ces affaires de corruption ont basculé le paysage politique italien : d’un côté on a vu disparaître et renaître les partis traditionnels, et de l’autre, on a assisté à l’émergence de nouveaux partis, comme la Forza Italia de Silvio Berlusconi et la Ligue du Nord d’Umberto Bossi. Ces deux derniers, joints par le MSI/AN de Franco Fini, qui avait abandonné son passé fasciste, sont sortis victorieux de la période de bouleversement politique grâce à leur passé immaculé et à leur discours populiste.

La mécanique observée dans les trois cas de « rupture d’équilibre politique » (p. 129) relève principalement de la dynamique des partis. Pourtant, l’auteur avait promis d’analyser aussi l’influence des systèmes politiques nationaux et des entrepreneurs politiques sur le succès de l’extrême droite. Or, ces éléments d’analyse restent sous-exposés dans les chapitres sur l’extrême droite en France, en Autriche et en Italie. Il est évident que le discrédit des partis traditionnels a joué un rôle important dans l’ascension de l’extrême droite dans la plupart de ces pays européens. Néanmoins, cela n’explique pas pourquoi le type de parti qui a su se servir de cette crise était l’extrême droite. Pour répondre à cette question, il est impératif d’étudier l’idéologie et l’électorat de l’extrême droite en même temps que la dynamique des partis politiques. Toute analyse ne traitant qu’un aspect du succès de l’extrême droite reste partielle.

En conclusion, l’ouvrage de J.-G. Prévost est d’une grande clarté et séduira certainement de nombreux lecteurs qui cherchent à se familiariser avec l’extrême droite contemporaine. Le lecteur expérimenté pourrait être déçu par les chapitres sur la France, l’Autriche et l’Italie ; néanmoins, il trouvera des débats intéressants dans l’introduction, ce qui fait que le livre mérite d’être lu.