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Voilà une étude importante et bien intéressante : par son objet (le Parti communiste français – PCF – a été le premier parti de France durant toute la IVe République et le premier parti de la gauche, de la Résistance à la deuxième moitié des années 1970, comme le soulignent les auteurs ; du fait, aussi et par exemple, de la place des partis ouvriers dans la culture politique de ce pays), par sa problématique (rendre compte du « déclin accéléré » et extrêmement prononcé du parti, en le présentant statistiquement et en le situant dans son histoire et son contexte actuel), de même que par les questionnements servant plus directement au traitement de cette problématique (le parti considéré en dimensions nationale, régionale, organisationnelle et militante). Par la notion de « déclin », les auteurs entendent sa « déroute électorale et l’effondrement des effectifs », la « déroute idéologique » (p. 7), les profonds éléments de déstructuration de l’organisation, enfin. L’intérêt de ce livre vient en plus de ce qu’il représente une contribution significative à l’histoire même du socialisme, à l’examen de son bilan comme mouvement de masse et à l’appréciation de sa situation contemporaine.

« À s’en tenir à la production universitaire » française, font remarquer les auteurs, le PCF « est, de tous les partis, celui qui a suscité le plus de recherches » (p. 10). Ils prennent donc la peine de revoir les grands apports analytiques des dernières décennies, en les répartissant selon les questions privilégiées et les références théoriques. Ils notent que le « conflit des interprétations semble […] n’avoir jamais été aussi vif » qu’aujourd’hui, alors que le parti n’est plus l’ombre de ce qu’il était, conflit perceptible à la fois « dans la construction de l’objet, dans la problématique adoptée, comme dans le choix et l’usage des sources » (p. 18), de sorte que leur livre nous introduit aussi aux études les plus significatives sur le PCF et les communistes en France, la gauche dans ce pays, ses partis et son évolution, puis sur la classe ouvrière et son « destin » etc., ce qui n’est pas un mince mérite. Quant à eux, les auteurs visent d’abord, écrivent-ils, à « décrire l’état présent » de ce parti (p. 8). Ils sont bien modestes, puisque leur livre dépasse largement ce qu’on entend habituellement par l’idée de description.

En tout état de cause, les trois premiers chapitres, « résolument descriptifs », tiennent-ils à préciser, veulent prendre la mesure des « mutations de l’organisation, l’évolution des effectifs et la régression électorale » qu’a connues le parti, cependant que les deux derniers cherchent à poser le moment présent dans un contexte général : « quels étaient les facteurs de la puissance passée du PCF ? Et quels sont les facteurs de son impuissance présente ? » ; doit-on parler, pour en rendre compte, d’une « inadéquation du PCF aux évolutions de la société » ou des « errements de [sa] stratégie » (p. 18-19) ? L’appréciation de l’évolution des effectifs donne lieu, en plus, à une discussion méthodologique fort instructive.

On apprend ainsi qu’en 1978 l’organisation de base reposait sur quelque 28 000 cellules, dont peut-être 10 000 dans les entreprises, cependant que, « à l’exception de l’immédiat après-guerre […], l’apogée des effectifs du Parti communiste se situe entre 1978 et 1980 », officiellement « 762 864 adhérents » en 1979 (p. 23, 47). Ces données sont d’une grande valeur pour l’analyse du mouvement ouvrier, parce qu’elles expriment à nouveau ce qui a pu être établi ailleurs : la crise majeure que connaîtront les partis ouvriers traditionnels à partir des années 1980 ne peut être vue comme le produit d’un long processus de désaffection de leurs membres et des électorats à leur endroit. Les scores globaux additionnés s’accroissaient plutôt systématiquement depuis la seconde moitié des années 1960, même si, en France, ce fut finalement au profit de la social-démocratie. Durant la IVe République, le Parti communiste français ne recueillit jamais moins de « 25 % des suffrages exprimés » (p. 63), cependant que les socialistes, on s’en souviendra, furent beaucoup plus faibles ; le PCF connut un recul, dès le départ, avec la Ve République, mais son vote s’y « stabili[sa] […] entre 20 et 22,5 % des suffrages » (p. 64) ; c’était d’ailleurs toujours le cas en 1978, mais cette fois il perdait « électoralement » sa place de premier parti de gauche au profit du Parti socialiste (PS) de François Mitterrand. « La chute électorale ne fera que s’accentuer par la suite » (p. 65-67). Quoi qu’il en soit, notons qu’à partir des années 1980, les difficultés du PCF sont, pour une part, des difficultés qui vont frapper aussi les autres formations de gauche ; elles surviennent alors comme un renversement de tendance et non comme un aboutissement, ce qui est à nouveau saisissant avec les chiffres qu’apportent ici M.-C. Lavabre et F. Platone.

En revenant plus spécifiquement à la situation du PCF, les auteurs divisent en facteurs structurels et en facteurs internes les causes de son recul, rapidement dramatique. Par facteurs structurels, ils font référence, notamment, à la disparition de secteurs industriels entiers où le parti maintenait depuis longtemps une forte implantation, à la « liquidation [d’]entreprises » et à la « déstructuration » économique de régions qui servaient de bases à sa présence sociopolitique (p. 23). Pour ce qui est des facteurs internes, ils mettent en exergue les modalités de fonctionnement organisationnel du parti, pétries de bureaucratisme et de verticalisme (mes mots), qu’ils identifient au « centralisme démocratique », comme le parti le faisait d’ailleurs valoir. Sans se prononcer sur la validité de ce type de caractérisation, il est incontestable que M.-C. Lavabre et F. Platone renvoient ici à un ensemble de pratiques et de rapports entre les instances du parti tout à fait réel ; on n’a qu’à songer avec eux à l’épisode de l’« abandon de la dictature du prolétariat » en 1976, que le parti apprit en même temps que tout le pays par une déclaration télévisée du secrétaire général Georges Marchais, à la veille pourtant de l’ouverture des travaux de son XXIIe Congrès… Il serait difficile de trouver un exemple plus éloquent, du fait de l’importance de cette notion de « dictature du prolétariat » dans les références idéologiques du parti, d’une organisation qui fonctionne à la concentration des pouvoirs. Routine, bureaucratisation et verticalisme ont finalement « entraîné l’ossification du parti, un moindre dynamisme, une absence d’inventivité », une crispation politique aussi de l’appareil dirigeant devant les « transformations de la société », qu’il ne pouvait comprendre (p. 29).

Plus loin, avec le quatrième chapitre, les auteurs reviennent à cette dimension des facteurs internes, qu’ils appellent à ce moment « endogènes ». Ayant fait valoir, par exemple, que l’évolution de la structure du salariat depuis 1950 ne peut être vue comme un facteur automatique de déclin pour le parti (la véritable question étant : pourquoi n’a-t-il pas modifié en conséquence ses perspectives stratégiques et sa compréhension du capitalisme), ils s’arrêtent alors à l’examen minutieux des « occasions manquées » par le parti, c’est-à-dire aux causes de son déclin qui relèvent de ses propres positions politiques. La manière de procéder s’avère ici captivante, puisque cet examen est largement mené en dialogue avec l’appréciation de sa propre histoire qu’élabore le PCF lui-même depuis les années 1980. Celui-ci explique dorénavant ses difficultés par la « thèse [dite] du retard pris en 1956 », retard à tirer tous les enseignements de la « dénonciation du stalinisme » par Nikita Khrouchtchev. On se rend compte, soit dit en passant, que les dirigeants du parti se sont servis de ce repère à toutes les sauces. Ainsi, au congrès de 1985, « après le départ des ministres communistes du gouvernement à direction socialiste », Georges Marchais met en avant, tenons-nous bien, que l’incapacité « de penser le stalinisme et de prendre la mesure des crimes de Staline » relève de ce que le Parti communiste fut « prisonnier d’une stratégie constante d’union de la gauche » (p. 90-91). Quant à eux, M.-C. Lavabre et F. Platone cernent ces occasions manquées sous les angles suivants : après le cafouillage de 1956, une incapacité de se « dissocier » du « régime soviétique » et de son « image », de saisir, en même temps, le sens « de l’évolution des moeurs et des valeurs » ou la nature des « mouvements qui travaillaient la société, dont la crise de 1968 [fut] l’expression », et, par la suite, de voir la place de l’immigration comme des revendications des femmes et des aspirations au respect de l’environnement. L’inconfort de l’appareil dans ses alliances électorales depuis les années 1960 vient de son inconfort devant l’évolution de sa propre société, dont le PS tirera bientôt davantage profit (p. 97-107).

Pourtant, « la soumission au principe de réalité » devient incontournable (p. 39). Les années 1990 conduisent ainsi à l’adoption de nouveaux statuts, qui mettent « l’accent sur la démocratie dans le parti » ; même, en 1994, le PCF cesse de se définir en tant que « parti de la classe ouvrière », ce qui est censé, doit-on supposer, faire preuve d’ouverture. L’idée d’un « projet communiste », comme programme de remplacement de la société établie, cède la place à celle de « visée communiste », plus proche du simple point de vue de changer des choses dans la société… Robert Hue succède à Georges Marchais à la tête du PCF en 1994, sur une ligne qui avalise, même s’il est personnellement un vétéran de la vieille organisation, ce qu’il qualifie de processus de « mutation » du parti. La mutation s’avérera, pour une large part, débandade et se confondra avec un processus de dislocation (p. 31-32, 38-39). Le déclin du nombre d’adhérents, par exemple, est « vertigineux » : « [d]’un chiffre officiel de 700 000 adhérents en 1979, on passe à 274 000 en 1996, 210 000 en 1998, 183 378 en 1999, 138 756 en octobre 2001 » et, en janvier 2003, à quelque 133 351. De sorte que, « [d]e fin 1996 à 1999, le parti perd un tiers de ses adhérents. De fin 1996 à 2001, en cinq ans, le nombre d’adhérents [est] divisé par deux » (p. 47-48). Cela dit, même aujourd’hui et par comparaison, ces chiffres classent toujours le PCF au premier rang des partis français pour ce qui est du nombre de membres, ce qui témoigne, malgré tout, de son caractère de masse passé.

L’étude des caractéristiques de ce membership, anciennes et contemporaines, s’avère également pleine d’enseignements : origines sociales, hommes-femmes, lieux d’habitation, âges, etc. Et, par exemple, on y apprend que le PCF « est le parti dans lequel la féminisation a toujours été la plus poussée » ; aujourd’hui, les femmes représentent quelque 40 % des membres, ce qui classe encore le parti au premier rang à cet égard, en avant des autres partis de gauche (p. 50). Par ailleurs, cherchant à établir la place du Parti communiste dans la société française, les auteurs mènent avec le troisième chapitre une analyse des « grandes étapes de l’implantation électorale du » parti, ce qui les conduit à aborder « les mécanismes de sa régression électorale ». Lors du premier tour des présidentielles de 2002, Robert Hue ne recueille ainsi que 3,4 % des voix, une catastrophe absolue ; aux législatives de la même année, les scores du parti ne lui donnent que 4,8 % des votes. Prenant la mesure de cet abîme, les auteurs tentent d’évaluer aussi s’il existe une éventuelle « capacité de résistance » que pourrait opposer le PCF à ce cours linéaire. Ils la jugent limitée mais néanmoins « réelle » : en examinant les résultats des derniers scrutins, ils constatent que le parti résiste mieux là où il compte sur des « positions institutionnelles » aux échelles municipale et régionale et sur la « notabilité » spécifique d’élus locaux. Et, sur ces terrains, le PCF reste mieux pourvu que toutes les organisations dites d’extrême gauche et les Verts (p. 61, 73-74).

La qualité de l’analyse repose notamment sur la connaissance que partagent les auteurs, leurs publications antérieures le montrent, de l’histoire politique des mouvements ouvriers et, plus précisément, celle des partis communistes, ce qui leur permet de situer correctement les épisodes qu’ils étudient et de cerner de manière convaincante ce qu’ils voient comme des « tournants ». Ici, l’érudition préalable permet de questionner correctement la matière. Il en va de même de cette immense problématique qu’ils ne craignent pas d’aborder directement : où sont allés les électeurs du PCF qui ne s’y retrouvent plus, doit-on penser, ainsi que cela se dit souvent, qu’ils forment dorénavant un pan important de la clientèle électorale du Front national (FN) de Jean-Marie Le Pen ? Notons, pour exprimer la portée et la charge politiques de cette question, que le 21 avril 2002, J.-M. Le Pen est largement « arri[vé] en tête de tous les candidats [présidentiels] chez les électeurs ouvriers – dont il recueille un quart (24 %) des suffrages – de même que chez les chômeurs ». Alors ? En partant d’une analyse statistique serrée, M.-C. Lavabre et F. Platone montrent, d’un côté, que l’électorat lepéniste s’est constitué depuis 1984 au détriment de toutes les formations politiques, « d’abord [des] partis de droite, ensuite [de] la gauche non communiste et, de façon marginale, [du] Parti communiste » ; par exemple, « des électeurs qui avaient voté Hue en 1995 […], seuls 5 % ont reporté leur voix sur Le Pen en 2002 » (p. 85-86). Pourtant, les chiffres ne permettent pas de circonscrire la nature profonde de tous les processus en cours. En partant du constat de la « simultanéité » du déclin du PCF et de la montée du FN, les auteurs expliquent qu’il faut poser malgré tout un lien entre ces phénomènes, « beaucoup plus difficile à mesurer », qui reposent probablement sur « l’incapacité récente » des communistes à encadrer les « populations les plus démunies », à structurer aussi « une certaine vision du monde » (p. 134-136)…

Ainsi que je l’annonçais d’entrée de jeu, j’ai beaucoup apprécié l’étude de M.-C. Lavabre et F. Platone, contribution véritable à la connaissance des partis, de la vie politique française, des formations communistes et de la situation de la gauche aujourd’hui. Peut-être aurait-il été intéressant néanmoins de nourrir leur analyse d’un questionnement supplémentaire, proche des leurs, mais, en même temps, particulier. Le déclin du PCF s’est avéré brutal, le parti est probablement entré en phase terminale ; si l’on considère, c’est mon cas, que la social-­démocratie, en tant que phénomène historique, n’est plus une formation ouvrière, on en arrive à la conclusion que les deux grandes formules de l’action politique ouvrière au vingtième siècle ne sont plus en mesure d’assumer véritablement leur fonction originelle. Qu’est-ce à dire ? Peut-on aujourd’hui envisager une recomposition de la capacité politique de classe sur le terrain d’une candidature au pouvoir ? À mon avis, cette dimension se trouve aussi au coeur de la problématique de l’avenir immédiat du PCF et du rôle social qui peut dorénavant être le sien : s’il a un avenir, ce ne serait pas sur l’axe de sa propre reconstruction, plutôt sur celui de sa participation à la constitution d’une nouvelle formation jouant le rôle de parti ouvrier… mais est-ce toujours d’actualité ? Par ailleurs, j’ai eu l’impression que les « facteurs endogènes » retenus par les auteurs dans leur explication des difficultés du PCF étaient trop systématiquement considérés sous un angle stratégique ou comme des problèmes d’image. Or, à mon avis, le lien à Moscou (au « communisme soviétique »), en particulier, doit être vu comme facteur endogène lourd : trait consubstantiel à l’existence du parti, il a été dimension fondatrice et caractéristique inhérente de sa nature. Cette remarque n’entraîne pas de soi une évaluation négative du poids de ce facteur. Ce type d’appréciation exigerait une discussion supplémentaire ; mais le trait de « consubstantialité » supposait, en tout état de cause et notamment, qu’un effondrement de Moscou devenait une cause directe de dislocation du parti. À cet égard, le lien au « communisme soviétique » s’est révélé facteur endogène majeur et immédiat de cette crise (terminale, à mon avis) du PCF.