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L’avènement de la « société de l’information » au milieu des années 1960 a engendré un « grand bouleversement » et d’importants changements en ce qui concerne la nature du travail, la production postindustrielle qui s’est mondialisée ou la liberté individuelle qui s’est accrue. À ces changements se sont également associés une augmentation du taux de criminalité et de désordre social, le déclin du principe familial comme fondement social à une baisse des mariages, des taux de natalité et de la confiance envers les institutions de l’État. Selon Francis Fukuyama, ces désordres seraient attribuables à une transformation des normes et des valeurs qui étaient à la base de la « société industrielle » qui nous a précédés. Face à l’individualisme excessif et à l’éclatement des anciens modèles de hiérarchie, F. Fukuyama s’inscrit dans la liste des auteurs qui ont fait porter leurs travaux sur le fait de savoir si les sociétés occidentales pourront continuer à maintenir des normes morales et sociales nécessaires au « vivre-collectif » et à la présence d’un « cercle de confiance » entre les individus.

Dans les sept premiers chapitres, F. Fukuyama constate par des études empiriques à quel point le « capital social », sans lequel il ne pourrait y avoir de société selon Charles Alexis Clérel de Tocqueville, s’est effrité dans les États occidentaux. À cet égard, Le grand bouleversement fait mention des problèmes liés à la criminalité, au sein de la famille et de la confiance. Dans les chapitres trois à cinq, l’auteur se prononce sur les causes généralement admises par les sociologues qui sont à la base du rétrécissement social que l’on observe. Il faut attendre les deuxième et troisième parties pour voir F. Fukuyama développer sa thèse. Réfutant les principes de Thomas Hobbes, de John Locke et de Jean-Jacques Rousseau selon lesquels l’état de nature était caractérisé par des individus isolés, il postule plutôt que « les hommes sont par nature des créatures politiques et sociales, et non des individus isolés et égoïstes » (p. 216). D’ailleurs, les études scientifiques tendraient à démontrer que le chimpanzé – le plus proche parent de l’homme sur le plan génétique – aurait un comportement essentiellement coopératif. Cette capacité de créer du capital social reposerait sur la nature humaine et le processus d’auto-organisation. Les liens de parenté et de réciprocité seraient à la base du premier élément. En effet, selon l’auteur, alors que « la sociabilité humaine commence avec la parenté » (p. 226), les individus en viennent rapidement à reconnaître que la « coopération entraîne à long terme de meilleurs résultats individuels » (p. 229), dont le degré dépendra du principe de la répétition. En s’appuyant sur des études de neurochirurgie, F. Fukuyama affirme également que l’homme est généralement motivé par l’altruisme et qu’il a une sensibilité innée par rapport aux lois morales, telles qu’elles sont développées par Emmanuel Kant. C’est ainsi qu’il croit que les hommes « parviennent à des normes de coopératives beaucoup plus aisément que les affirmations plus individualistes sur la nature humaine ne le laisseraient prévoir » (p. 249). Le processus d’auto-organisation reposerait également sur l’idée que les hommes soient en mesure de créer eux-mêmes du capital social et qu’ils soient capables de se coordonner d’eux-mêmes de façon informelle.

Il n’en reste pas moins que F. Fukuyama ne va pas jusqu’à affirmer que le « capital social » est une création spontanée. Dans les chapitres treize et quatorze, il fait état de plusieurs raisons « pour lesquelles les sociétés ne seront pas toujours en mesure de s’en sortir avec des solutions d’ordre spontané » (p. 282). Selon lui, « les êtres humains aiment par nature à s’organiser hiérarchiquement » (p. 301) et « l’ordre social dérivera toujours d’un mélange de sources hiérarchiques et spontanées » (p. 305). À cette liste, l’auteur ajoute également la religion comme variable importante derrière l’ordre social.

Or, en considérant ces formes d’ordre, F. Fukuyama ne croit pas que la « société de l’information » soit vouée « à glisser vers des abîmes de désordre social et moral » (p. 345). Selon lui, il y a quelque chose de réconfortant dans le fait de se dire que les États-Unis ou l’Europe du dix-neuvième siècle étaient pires que la nôtre sur le plan de la déviance sociale. À cet effet, il mentionne les taux de consommation d’alcool ahurissants et de la criminalité qui prédominaient à cette époque. Toutefois, « les églises non conformistes d’Angleterre et les sectes protestantes des États-Unis […] instituèrent de nouvelles normes pour tenir les désordres grandissants sous contrôle » (p. 350). Ces mouvements de l’ère victorienne ont eu un grand succès à cet égard et le capital social des sociétés touchées s’est ressoudé. Le problème soulevé par ce questionnement de F. Fukuyama est d’analyser si les expériences du dix-neuvième siècle pourraient se renouveler de nos jours. L’auteur perçoit plusieurs améliorations sociales depuis les années 1990. Il note que la criminalité a chuté de 15 % depuis le début de cette décennie et les taux de confiance envers les institutions ont grimpé au cours de la même période. Il croit donc que nous en sommes à la fin d’un creux de vague moral et que les sociétés sont en train de faire revivre certaines valeurs balayées lors du « grand bouleversement ». À titre d’exemples, de plus en plus de pères verraient la nécessité d’assumer un rôle dans la vie de leur(s) enfant(s) et la mise en place de politiques communautaires aurait eu un effet sur la baisse de la criminalité dans les quartiers américains. Il croit également que le phénomène religieux se transforme sous une forme différente de celle du dix-neuvième siècle. Reprenant les thèses d’Edmund Burke et de C.A. Tocqueville, F. Fukuyama croit que la religion ne crée pas du « capital social » en unifiant les individus en fonction d’une croyance particulière, mais plutôt parce que les hommes ont faim de traditions culturelles. C’est en ce sens que « la religion devient simplement une source de rituel dans une société qui a été dépouillée de tout cérémoniel, donc une extension raisonnable du désir naturel de relations sociales, inné en toute créature humaine » (p. 365).

En somme, F. Fukuyama reprend ses thèses déterministes de La Fin de l’Histoire et le dernier homme (Paris, Flammarion, 1992) en indiquant que, « dans la sphère de la société et de la morale, l’histoire semble être cyclique » et que l’ordre social connaît des « flux et des reflux en l’espace de plusieurs générations » (p. 370). En d’autres termes, que le phénomène de reconstruction morale et sociale du dix-neuvième siècle était en fait inscrit dans le besoin inné chez l’homme de créer du capital social. Le seul espoir dans la re-fondation de l’ordre social ne peut donc que reposer sur nous-mêmes, ce que F. Fukuyama semble voir avec optimisme.

Derrière la thèse défendue dans ce livre, l’objectif de l’auteur semble plutôt reposer sur le besoin de justifier la présence d’une pensée conservatrice américaine, qui frôle parfois le fondamentalisme, en en faisant un déterminisme historique nécessaire et inéluctable. Or, même si l’histoire a souvent tendance à se répéter, l’idée voulant que celle-ci soit cyclique ne peut être admise aussi facilement que F. Fukuyama voudrait le laisser entendre.

Quant à sa position sur l’éducation et le multiculturalisme, il partage une opinion fort contestable qui lie la reconnaissance de « l’Autre » au relativisme moral. Pour lui, le fait que l’école américaine ait renoncé à son principe assimilateur l’empêche « de former le caractère des élèves selon des schémas culturels communs » (p. 340). Or, c’est beaucoup plus l’absence de dialogue entre les cultures que leur reconnaissance mutuelle, comme le soutient F. Fukuyama, qui tend à ériger des barrières entre celles-ci. D’ailleurs, les exemples canadien et québécois diffèrent grandement du principe normatif qu’il prône, ce qui empêche la ghettoïsation des groupes et favorise plutôt leur participation dans la formation du « capital social ». En ce sens, même si son analyse a la prétention de s’adresser à la plupart des États postindustriels (les États membres de l’Union européenne, le Canada, l’Australie, la Nouvelle-Zélande), il semble que les exemples qu’il a choisis se prêtent davantage à une analyse typiquement « étatsunienne ».

Malgré ses imperfections, Le grand bouleversement de F. Fukuyama a toutefois le mérite de proposer une tentative de réponse aux phénomènes croissants d’individualisme, de perte de confiance envers les institutions de l’État et de problèmes dans les relations interpersonnelles que les sociétés postindustrielles connaissent. Bref, un thème qui est déjà d’actualité, mais qui risque fort de préoccuper d’autres penseurs dans un avenir plus ou moins rapproché.