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Transitions croisées : Chili-Pologne[Notice]

  • Micheline de Sève

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  • Micheline de Sève
    Université du Québec à Montréal

À l’intersection du nouveau et de l’ancien, les « transitions démocratiques », par opposition aux ruptures brutales que représentent coups d’État ou révolutions, marquent le passage progressif d’un régime politique à un autre à travers des stratégies complexes de médiation et de transformation qui affectent la trajectoire d’une société donnée dans un temps et un espace eux-mêmes incertains. L’objet se dérobe dans le mouvement même qui lui donne naissance. En effet, s’il est déjà malaisé de déterminer quand s’amorce une transition systémique, il l’est encore plus d’en définir l’aboutissement, à moins de considérer qu’il existe des démocraties achevées, ce qui apparaîtrait nettement présomptueux. Les acteurs se bousculent sur la scène. Rien ne garantit d’ailleurs leur permanence puisque le jeu politique de la transition désigne une période d’ajustement structurel que d’aucuns entendent limiter alors que d’autres s’efforcent de l’accélérer. La transition est donc susceptible d’étouffer sous les contraintes ou de s’engluer dans la path dependency (dépendance du sentier tracé), comme elle peut muer en cours de route pour s’attribuer de nouveaux objectifs démocratiques sous l’impact de facteurs imprévus ou par suite de l’inclusion de nouveaux joueurs. Et, d’ailleurs, quelle route prétracée pourrait bien emprunter un phénomène qui, par définition, échappe aux règles habituelles, si les fins mêmes du jeu de bascule d’un système à un autre ainsi que les contours du régime à établir restent l’objet des transactions entre des forces qui bloquent la voie du changement et d’autres, au contraire, qui relancent le processus dans des directions inattendues ? Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, la prise en charge par les Alliés du remodelage du Japon et de l’Allemagne a donné naissance à une discipline nouvelle, la transitologie, fondée sur l’expertise des vainqueurs et la qualité des devis de modernisation apportés dans les bagages de l’armée d’occupation. Certes, la nécessité de composer avec le milieu s’est vite imposée, la collaboration de l’empereur du Japon par exemple ou celle des éléments « sains » de la Wermacht s’avérant une condition indispensable du succès de l’opération. Mais ce qui dominait dans les préoccupations des agences responsables du changement ordonné, c’était d’aligner la reconstruction des infrastructures des sociétés prises en charge sur les normes juridiques et sociopolitiques expérimentées à l’Ouest. Au Nord-Est, un modèle alternatif de modernisation, celui que représentait la formule socialiste de transition vers le communisme, reposait également sur la conviction de détenir, de l’extérieur, la clé du changement désiré et de pouvoir en jauger aussi bien le déroulement que la fin grâce à la maîtrise scientifique du cursus d’une transition commandée d’en haut. Mais la transitologie, telle qu’elle s’est constituée en discipline, concerne l’approche euroaméricaine de la fabrique de la modernité. Malgré les difficultés rencontrées sur le terrain, l’illusion de contrôle technocratique, une illusion renforcée, faut-il le souligner, par la contrainte que représentaient les pouvoirs militaires en place ou la capacité de s’appuyer sur la force de l’État, s’est projetée dans un paradigme théorique dit « scientifique » dont on prétendrait ensuite tester la validité en l’appliquant à l’ensemble des « transitions démocratiques » ouvertes par l’accès à la souveraineté de sociétés africaines ou est-asiatiques dans les années 1960 ou à l’occasion de sorties de dictature en Europe du Sud ou en Amérique latine dans les années 1960 à 1980 du siècle dernier. D’une vague de transitions à l’autre, le modèle s’est d’ailleurs enrichi, il convient de le reconnaître. Les cas des sorties de dictature de la Grèce, du Portugal et de l’Espagne, en particulier, ont forcé l’attention des transitologues à se déplacer des facteurs techniques de succès d’une modernisation imitée de pratiques existantes et confiée à des experts …

Parties annexes