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La réédition de ce livre injustement mé- connu, paru initialement il y a cinq ans, permettra sans doute à un nouveau lectorat de découvrir un exposé rigoureux et parfois provocateur dont pratiquement personne n’avait parlé au Canada. Depuis sa parution, The Myth of the Rational Voter : Why Democracies Choose Bad Policies a été encensé et primé du 2008 Silver Independent Publisher Book Medal, Current Events Category. De plus, une version en livre électronique est désormais disponible et l’on peut d’ailleurs en lire gratuitement l’Introduction sur le site Internet de l’éditeur, Princeton University Press.

Tout le livre part d’une question simple : pourquoi les populations décrient, critiquent et condamnent les politiciens qu’ils ont élus et leurs politiques ? Pour cet économiste de la George Mason University (en Virginie), il existerait un mythe autour de l’intelligence ou de l’hypothétique rationalité de l’électeur, que ce soit lors des sondages ou au moment des élections, qui nous ferait conclure que l’électeur choisit toujours rationnellement ses politiciens et par conséquent les politiques qui en découlent (p. 7). Or, selon le professeur Caplan, il ne saurait être question de rationalité de l’électeur pour tenter de comprendre les résultats électoraux et leurs inévitables conséquences, parfois lors de décisions imprévues ou inattendues (résultant souvent en « des politiques dont personne ne veut »), mais il faudrait plutôt parler de la rationalité de seulement quelques électeurs et de l’irrationalité de certains autres électeurs, dans des proportions variables et imprévisibles. Cependant, l’influence collective de cet amalgame d’électeurs irrationnels (et dont le vote est irrationnel) joue un rôle non négligeable dans l’approbation du candidat ou du parti ayant les idées et les projets les plus discutables (p. 5). Or, ici, un vote irrationnel n’implique pas pour autant l’approbation d’un parti insensé ou à la limite destructeur ; dans bien des cas, ce vote irrationnel peut simplement vouloir dire un résultat déjà annoncé par les sondages (donc pas totalement imprévu), mais en même temps difficile à expliquer. Autrement dit, il ne faudrait pas sauter aux conclusions rapides pour affirmer que les électeurs ayant voté pour tel parti d’opposition sont forcément irrationnels : ce n’est évidemment pas le propos de cet ouvrage indéniablement rigoureux. En outre, si l’auteur base implicitement la plupart de ses raisonnements et de ses démonstrations sur la politique des États-Unis (parfois aux niveaux local, régional ou étatique) sans toujours le mentionner explicitement, il est en revanche peu question d’autres pays dans ce livre. En somme, l’ouvrage de Caplan est à la fois quantitatif sur le plan méthodologique (une multitude de tableaux et de statistiques sont convoqués), et résolument théorique dans sa volonté de démontrer les limites de la démocratie (« le pire des systèmes, après tous les autres », disait ironiquement Churchill), mais aussi de certaines théories en sciences sociales : par exemple celle du public choice ou celle du choix rationnel (p. 6). Par ailleurs, l’auteur utilise à maints endroits des démonstrations économiques pour expliquer des phénomènes récents qu’une grande proportion d’électeurs ne peuvent pas percevoir ou interpréter, notamment dans le cas du lien direct entre des niveaux de salaires artificiellement élevés et un haut taux de chômage (p. 11).

Dans sa nouvelle préface pour cette édition avec couverture souple, Caplan se dit optimiste en dépit de sa vision de l’électeur qu’il conçoit comme étant trop souvent mal informé ou motivé par des raisons irrationnelles (p. xi), et il insiste sur la nécessité de ne pas considérer l’électeur-type comme étant systématiquement rationnel, car, en réalité, trop de personnes exerceraient leur vote d’une manière non fondée (p. x). Toutefois, lorsque pris ensemble, le poids collectif de tous ces votes non rationnels contribue à donner à une collectivité des politiques inattendues, et parfois contre-productives, en accordant une légitimité non méritée à des programmes qui en fait défient le bon entendement (p. xi). Enfin, et contre toute attente, l’auteur suggère du même souffle aux économistes d’écrire davantage de livres plutôt que des articles savants s’ils veulent être lus par leurs pairs ! (p. xiii)

Sans doute le plus stimulant de l’ensemble, le sixième chapitre utilise habilement toutes les démonstrations qui ont précédé. Par exemple, Bryan Caplan explique que si un politicien fustige un bouc émissaire, ses électeurs blâmeront également la même cible et, en cas de victoire électorale de ce candidat, sa gouvernance sera mise en pratique en dépit du fait que celle-ci serait basée sur des erreurs de jugement, des fausses croyances (false beliefs), des injustices (p. 142). Ce faisant, le poids spécifique des électeurs irrationnels (et par conséquent l’influence des croyances irrationnelles) sera confirmé et renforcé (p. 143). Ce n’est que dans les deux chapitres suivants que l’auteur décriera le rôle des médias et des diverses formes de propagande : pour lui, ce ne sont pas forcément les journalistes qui ont tort en véhiculant certains discours irrationnels ; ils ne font souvent que reproduire les biais déjà contenus dans les discours subtilement orientés de certains économistes ou de certains politicologues comme étant des faits avérés (p. 177).

Dans sa conclusion, Bryan Caplan rappelle que la démocratie n’est pas un marché et que celle-ci ne devrait pas être perçue comme tel (p. 206). De plus, il répète que les électeurs n’achètent pas une politique donnée avec leur vote ; voter n’équivaut pas à un achat (p. 206). En outre, il ne faudrait pas hésiter à bien départager la popularité et les effets d’une politique donnée, comme l’ont démontré une foule de penseurs depuis deux siècles (p. 207). Enfin, l’auteur recommande doctement à ses collègues économistes de ne pas se limiter à la seule étude des marchés, mais à s’ouvrir à l’étude d’autres dimensions de l’agir humain, rappelant que, tout comme pour le vote, l’étude de la folie des humains (fools and folly) devrait être centrale au sein des sciences sociales, économiques et politiques (p. 209).

On lit The Myth of the Rational Voter : Why Democracies Choose Bad Policies avec intérêt. Bien qu’il ne soit nullement question du Canada dans ce livre (sauf une mention dans la nouvelle préface, p. x), son cadre d’analyse pourrait permettre des transpositions utiles et originales dans le contexte politique canadien. Par exemple, sa critique sur le caractère éminemment biaisé de l’enseignement universitaire des sciences économiques m’a paru salutaire et réconfortante (p. 13). Plus loin, sa démonstration (au cinquième chapitre) des coûts matériels et sociaux des erreurs commises par des décideurs m’est apparue comme une voie philosophique trop peu explorée en sciences sociales (p. 121). Signe indéniable d’intérêt, je me suis surpris à prendre plusieurs pages de notes, dont des références à de nombreux ouvrages que je ne connaissais pas. Ainsi, ses pages sur les sophismes économiques d’après le concept de Frédéric Bastiat (p. 12) m’ont rappelé certains textes de Raymond Boudon (dont Raison, bonnes raisons, Paris, Presses universitaires de France, 2003) sur la rationalité de l’acteur. À noter que Bryan Caplan exprime aussi ses opinions sur son blogue. Accessible aux étudiants du niveau du baccalauréat (à condition qu’ils sachent bien lire l’anglais), ce livre important instruira autant les politicologues, les sociologues, les enseignants en théories sociales et particulièrement les chercheurs sur l’opinion publique.