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Introduction

Au début des années 1960, en pleine guerre froide, Stanley Kubrick met en scène la folie de Jack D. Ripper, général américain qui plonge la planète au bord de la destruction nucléaire. Parmi les personnages loufoques chargés de désamorcer cette crise se trouve le docteur Folamour, scientifique psychopathe pour qui les solutions techniques permettent de surmonter n’importe quelle situation. Depuis cette époque, l’expression « Docteur Folamour » est entrée dans le langage courant et est synonyme d’expérimentations scientifiques et technologiques hasardeuses. Cette figure incarne la « menace d’une science sans conscience[1] ». À en croire les catastrophes de la fin du xxe siècle (comme l’Amoco Cadiz en 1979, Tchernobyl en 1986, l’explosion de l’usine chimique AZF à Toulouse en 2001) ou les ambitions scientifiques de ce début de xxie siècle (clonage, procédés chimiques, etc.), il est évident que le spectre du docteur Folamour est encore bien présent.

Plus largement, les sociétés contemporaines affrontent de nombreux risques qui font l’objet de politiques et d’interventions publiques distinctes mais convergentes. Il semble donc exister une volonté d’apprivoiser ces risques et d’assurer une maîtrise collective des défis qui naissent du développement exponentiel de la science. À l’instar de l’oeuvre cynique de Stanley Kubrick, nous constatons que la science occupe une place grandissante dans le débat public et que les sociétés contemporaines espèrent pouvoir régler les risques qu’elles affrontent en recourant à des solutions techniques ou scientifiques. L’actuel débat sur les changements climatiques illustre cette évolution. En effet, comme suite aux conférences internationales organisées par l’Organisation des Nations Unies (ONU), plusieurs pistes de solution ont été rapidement esquissées. Ainsi, Sir Richard Branson, fondateur du groupe Virgin, qui rassemble une compagnie aérienne, les Mégastore et plusieurs autres services, a annoncé qu’il offrira un prix de 25 millions de dollars à quiconque sera en mesure de découvrir un système commercialement viable contribuant à la suppression des gaz à effet de serre.

Le dualisme entre, d’une part, la nécessité de l’évolution des connaissances et, d’autre part, l’obligation d’en contrôler les effets négatifs est couvert par le concept de risque. Dans cet article, nous mettons l’accent sur la politisation du risque, non seulement en tant que prise en charge programmatique par les acteurs politiques, mais également en tant que survenance, dans la sphère publique, par le jeu de la pression des citoyens, des groupes ou des médias, d’un phénomène identifié comme risqué. Puisque « les risques socialement reconnus recèlent une singulière charge explosive, ce qui jusqu’alors était considéré comme apolitique devient politique », il nous semble pertinent d’étudier cet objet avec le regard de l’analyste des politiques publiques[2].

La première partie de l’article est consacrée à la contextualisation d’une telle notion. Une typologie des risques y est proposée et le lien avec l’action publique y est présenté. C’est donc bien une approche constructiviste, non normative, qui est suivie. La deuxième partie du propos consiste à investiguer plus en détail la gestion publique des risques. Il est possible de séquencer les phases des politiques du risque conçues comme un cycle. À chaque étape, des spécificités des décisions publiques relatives aux risques peuvent alors être mises en lumière. Enfin, la conclusion offre une lecture transversale des politiques du risque. Quel que soit leur objet (le nucléaire, les embryons, la grippe aviaire, par exemple), ces politiques ont un ensemble de points communs dont nous pouvons, au terme de notre réflexion, dresser une liste exploratoire et non exhaustive.

Cette perspective repose donc sur le postulat, développé par François Ewald[3] et Patrick Peretti-Watel[4], qu’un nouveau régime d’action publique (cette dernière regroupant à la fois la définition des politiques publiques et l’intervention des acteurs politico-administratifs) fédère un ensemble de décisions portant sur des objets pragmatiques diversifiés (la précarité sociale, une inondation ou une modification génétique, par exemple), mais ayant en commun de comporter des risques.

D’un point de vue terminologique, précisons encore que plusieurs termes sont utilisés pour décrire la gestion du risque par les politiques publiques : on parlera tantôt de menace, tantôt de crise ou de catastrophe. Ces divers termes, s’ils ne recoupent pas la même réalité, renvoient tous à l’idée que les pouvoirs publics font face souvent inopinément à un événement relativement imprévisible et dont les contours ne peuvent être cernés objectivement ni totalement. Divers travaux permettent de retracer l’évolution historique du concept de risque ; ils détaillent les approches disciplinaires qui l’ont forgé en objet d’études[5]. Ils montrent aussi comment le risque a évolué d’un phénomène probabiliste prévisible à une construction au moins partiellement subjective et aléatoire.

Risque et modernité

Contrairement à ce que l’on pourrait penser, les risques ne sont sans doute pas plus nombreux maintenant, même si les appréhensions de la population évoluent et qu’elles reflètent les inquiétudes d’une époque[6]. Le risque est parfois insaisissable puisque, par nature, il s’agit de la représentation d’un danger à venir. Le principal changement est la place accordée au risque dans nos sociétés. Deux éléments contribuent à cette évolution. Primo, avec l’amélioration des modes de communication, l’accroissement de la diffusion médiatique et les progrès de l’éducation, les citoyens disposent d’une information considérable sur les événements qui se produisent n’importe où sur la planète. Secundo, d’un point de vue organisationnel, tant sur le plan public que sur le plan privé, des organismes et des centres de recherche se spécialisent dans la prévention et la gestion des risques (ex. Institut européen des risques[7], Institut pour la maîtrise des risques[8], Institut de prévention et de gestion des risques urbains[9], etc.) [10].

Les définitions du risque abondent et plusieurs d’entre elles mettent l’accent sur le binôme aléa-vulnérabilité[11]. À cela, le ministère de l’Équipement des Pays-Bas ajoute que « le risque est le produit de la probabilité d’un événement par l’importance des dégâts et des coûts prévisibles qu’il provoquerait[12] ». Les efforts de définition impliquent des exercices de typologie. Sans prétendre à l’exhaustivité, nous distinguons dans cet article les risques naturels, les risques industriels et technologiques, les risques sociaux et les risques sanitaires.

Les risques naturels (cyclone, inondation, tremblement de terre, tsunami et autres) figurent parmi les plus anciens collectivement reconnus. Aujourd’hui, la terminologie évolue vers la notion de risques environnementaux. Ils sont conçus comme des « manifestations de la nature revêtant une ampleur et une intensité exceptionnelles, et entraînant généralement un nombre important de victimes humaines[13] ». C’est généralement en tant qu’agents de mortalité qu’ils frappent particulièrement l’opinion publique. Il arrive que l’appréhension de tels phénomènes mette l’accent sur la fatalité. Par exemple, au lendemain du passage de l’ouragan Katrina, qui a ravagé la Nouvelle-Orléans en 2005, le président des États-Unis, George Bush, a qualifié la catastrophe d’Act of God. Dans ce cas de figure, « le risque est un danger sans cause, un dommage sans faute[14] ». Il apparaît donc comme intrinsèquement exogène.

Pourtant, depuis le tremblement de terre de Lisbonne de 1755 et à l’instigation des philosophes des Lumières, le point de vue anthropique s’oppose à ce fatalisme. On reconnaît que les catastrophes naturelles sont amplifiées, voire provoquées par des facteurs humains[15]. Dans cette perspective, la distinction qu’établit Anthony Giddens entre manufactured risks et external risks est particulièrement intéressante[16].

Le pas est donc vite franchi vers un autre type de risques : les risques technologiques et industriels. Les accidents de Tchernobyl ou Bhopal ont donné lieu à de vives dénonciations et critiques de la modernité. Ici, les catastrophes apparaissent comme la résultante des activités humaines. La destruction de la couche d’ozone, la pollution de l’air, un accident nucléaire, le changement climatique[17] ou des pluies acides, par exemple, sont associés à la responsabilité de l’homme. Sur le plan théorique, depuis les années 1980, avec les travaux de Patrick Lagadec en France[18] ou encore de Mary Douglas et Aaron Widalsky aux États-Unis[19], la science politique a pris à bras le corps l’analyse de ce type de risque. Sur le plan empirique, encore tout récemment, en janvier 2007, le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) mis sur pied sous l’égide de l’ONU a explicitement établi un lien entre changements climatiques et activités humaines. Cet exemple est intéressant, puisqu’il montre qu’il existe des combinaisons possibles entre les catégories « traditionnelles » de risques. En effet, en matière de changements climatiques, les sociétés sont menacées par des catastrophes naturelles (tempêtes, ouragans, sécheresse, etc.) dues à des évolutions technologiques et à l’activité industrielle.

De la même façon, les risques sociaux sont intégrés au fonctionnement du système politique et économique ; ils sont considérés comme endogènes, donc. Pour Robert Castel, ce sont des événements qui compromettent la capacité des individus à garantir eux-mêmes leur indépendance sociale. La spécificité de ces aléas est de pouvoir être pris en charge à l’intérieur de mécanismes assurantiels. En cela, ils se différencient, selon Castel, des menaces ou des dangers technologiques, industriels, naturels qui ne sont pas « mutualisables[20] ». Pour reprendre les termes d’Ulrich Beck, « il y a longtemps que les “risques de qualification” et les “risques sanitaires” sont l’objet de processus de rationalisation et de conflits sociaux, d’assurances (et de recherches) portant sur ces processus[21] ».

Nous constatons que les registres du risque sont diversifiés et qu’ils s’accroissent continuellement[22]. Les plus récents regroupent des risques sociaux des phénomènes aussi divers que des risques sanitaires (comme l’affaire du sang contaminé) ou alimentaires (telle la crise « de la vache folle » pour reprendre la terminologie médiatique), l’évolution déséquilibrée de la démographie, la violence urbaine ou encore, dans un tout autre registre, les menaces terroristes qui constituent aujourd’hui un des principaux risques mis en lumière dans les sociétés occidentales [23].

Chaque risque possède ses observateurs, voire ses acteurs de terrain : enquêtes sociologiques, politiques sanitaires, études stratégiques et autres essaient de circonscrire les phénomènes, d’en déceler les causes, d’en anesthésier les effets le cas échéant. Ces développements dénotent en partie au moins la logique relevée par U. Beck dans son analyse de notre société contemporaine. Soumise à des risques caractérisés par l’incertitude, l’irréversibilité et une croissance exponentielle, notre société en prend conscience et les classes porteuses de la modernité l’interrogent elles-mêmes, dans un mouvement réflexif.

Risque et action publique

C’est dans un tel contexte que les responsables politico-administratifs sont amenés non plus seulement à réagir à une catastrophe, mais à en anticiper l’avènement[24]. À un moment où les prophéties apocalyptiques se multiplient, comment les responsables politico-administratifs prennent-ils en considération les risques qui affectent ou qui pourraient affecter les populations ?

Même si la problématique des risques dépasse le champ disciplinaire de la science politique en général et de l’analyse des politiques publiques en particulier, il est intéressant de s’y attarder pour pointer les défis que doit relever l’action publique contemporaine et comprendre comment les responsables politiques et administratifs intègrent la notion de risque et les menaces qui planent au-dessus des sociétés dans leur gestion, puisqu’un objectif commun à toutes les politiques du risque est d’aboutir à la « conquête de la sécurité[25] » qui, à l’aune de la multiplication et de la complexification des enjeux, peut apparaître inaccessible et se réduire à la gestion des risques et être à l’origine du caractère anxiogène de ces questions.

En théorie, de nombreux secteurs des politiques publiques peuvent inclure une dimension de prévention ou de gestion du risque plus ou moins substantielle (par exemple les pensions, l’environnement, la santé, l’emploi, etc.). Dans une telle perspective, le risque est abordé au sens large : il devient « une composante majeure du politique, si l’on admet que ce terme désigne toute forme de réponse des sociétés humaines à un problème explicitement identifié[26] ». Mais cette définition holistique est beaucoup trop générale pour nous permettre de distinguer la spécificité des politiques du risque. D’ailleurs, dans une optique de résolution de problème, il arrive qu’aucun risque ne soit directement présent.

Or, un objectif de ce dossier spécial de Politique et sociétés est précisément d’isoler les politiques du risque, de les regrouper dans une même catégorie, car, comme nous allons le voir dans cet article, elles présentent des caractéristiques communes, quel que soit l’objet (une manipulation génétique, la réaction à un ouragan, la planification des retraites, etc.) auquel elles s’appliquent. Notons d’ores et déjà que la principale caractéristique des politiques du risque est la multiplication des acteurs qui interviennent dans la gestion politique. Des experts sectoriels ou du risque en particulier, les décideurs politiques et économiques bien sûr, l’opinion publique, les lobbys de toutes sortes s’emparent de la question.

Cela s’explique en partie par le fait que la gestion publique des catastrophes nécessite une réaction (une gestion de crise à proprement parler), mais aussi une anticipation des risques et la réaction des pouvoirs publics. C’est ce qu’entend E. Zimmermann lorsqu’il définit le risque technologique comme la « probabilité d’un événement hors du commun, temporellement inattendu, lié au dysfonctionnement d’un système technique complexe et dont les conséquences d’une ampleur exceptionnelle, mais non directement délimitables dans l’espace et le temps, peuvent affecter la collectivité dans son ensemble et déstabiliser les pouvoirs en place[27] ». D’un point de vue « politologique », cette définition est éclairante puisque, en plus de mettre l’accent sur les dangers pour la collectivité comme le font bon nombre d’auteurs, Zimmermann estime que les pouvoirs en place peuvent être menacés par le risque. Dans cette perspective, il est possible d’appréhender les politiques du risque comme des modalités de prévention de la collectivité (en matière de santé publique particulièrement, mais aussi de cohésion sociale) et de stabilité (voire de sauvegarde) des régimes.

L’État critiqué

De manière générale, les aspirations de la population à l’égard des interventions publiques sont élevées. Les citoyens souhaitent que l’État résolve les problèmes qui les affectent. La résolution des problèmes se doit d’être à la fois efficace et légitime. Les attentes en matière de politiques du risque n’échappent pas à la règle, même si, dans ce domaine, la méfiance et les critiques à l’égard des interventions publiques sont courantes.

Comme l’attestent les analyses, les politiques du risque sont connotées négativement et les dénonciations relatives à l’inaction ou à l’adoption de solutions inappropriées se multiplient[28]. Il semble donc que nous nous trouvions face à une situation où « le crédit que l’on pouvait faire à l’État s’est effrité : les individus subissent des violences avec le sentiment d’une incapacité des pouvoirs publics à les protéger[29] ». Les critiques portent précisément sur l’efficacité et la légitimité des politiques publiques du risque qui, pour les uns, ne sont pas suffisamment préventives et, pour les autres, freinent l’innovation[30] .

Ce constat peut cependant être relativisé et « les effets des politiques […] ne sont pas une preuve de leur inefficacité, mais de leur efficacité nécessairement partielle, qui appelle de nouvelles mesures politiques. Reconnaître l’impossibilité d’une politique parfaite, éliminant tout risque, ne revient aucunement à en accepter l’impuissance[31]. » À cet égard, le discours sur l’absence d’un risque zéro est compréhensible.

Dans son baromètre sur la perception des risques et de la sécurité, l’Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN) montre qu’il y a un décalage entre la perception du risque, le sentiment de connaître la vérité sur les dangers des situations à risque et la confiance dans les capacités des autorités à endiguer les menaces[32] (voir tableau en annexe). Ces données (chiffrées, notons-le) permettent de montrer que le risque est aussi une construction subjective.

Même si la figure du technocrate est dépassée[33] et que la notion de progrès par la science est contestée[34], les citoyens manifestent une certaine prise de distance en ce qui concerne les avancées scientifiques contemporaines. Les résultats récents d’enquêtes réalisées avec récurrence à l’échelle de l’Union européenne[35] nous apprennent qu’une majorité de citoyens manifeste un intérêt « latent » pour la science et la technologie et souhaite bénéficier d’une information accrue sur ces questions. Sans verser dans la technophobie, il apparaît donc indispensable d’identifier des pistes qui permettent d’apprivoiser le docteur Folamour. Un certain nombre d’entreprises récentes, dans plusieurs pays, permettent d’amorcer cette réflexion.

Risque et politique publique

Nous abordons ici cette thématique en adoptant une posture centrée sur l’approche séquentielle des politiques publiques[36], car cette dernière accorde la place centrale à la notion de « problème ». Par ailleurs, dans l’optique des théories cycliques en science politique[37], nous postulons que cette approche n’exclut pas le changement. Bien au contraire, comme le montre la figure 1, le cycle se termine par une évaluation du problème qui présuppose le retour à celui-ci en vue de sa re‑définition.

Figure 1

Le cycle des politiques publiques[38]

Le cycle des politiques publiques38

-> Voir la liste des figures

La définition du problème

L’analyste des politiques publiques est conscient que la plupart des problèmes sociaux sont le produit d’un processus de construction dans lequel s’affrontent des visions variées, divergentes et parfois contradictoires. La problématique du risque n’échappe pas à la règle. De l’avis de François Ewald, qui étudie la pratique de l’assurance comme une technologie du risque, « en soi, rien n’est un risque, il n’y a pas de risque dans la réalité. Inversement, tout peut être un risque ; tout dépend de la façon dont on analyse le danger, considère l’événement[39]. » Plus largement, la définition des politiques du risque doit faire face à une difficulté considérable : la subjectivité. Les études de psychologie comportementale sur les plans tant individuel que collectif mettent en évidence une très grande variation dans l’aversion au risque et donc une diversité de réactions face à celui-ci.

La vision traditionnelle de la gestion des risques, qui prenait principalement la forme d’une réponse à une catastrophe, a fait place progressivement à une identification préalable des dangers et à leur prévention. Ce changement ouvre un nouvel axe dans l’élaboration des politiques publiques : l’identification du risque.

À ce sujet, certains estiment que le rôle traditionnel de l’État, qui consiste à garantir les principes de l’État de droit et de l’éthique démocratique en favorisant la libre expression du débat politique sur les questions sociétales, doit dorénavant s’étendre à l’identification des risques à l’aide d’une politique publique spécifique. « Cette politique publique devrait avoir notamment pour objectif d’éclairer la complexité sociale, induite en grande partie par l’imprévisibilité croissante des systèmes anthropo-sociaux[40]. »

D’un point de vue théorique, le risque peut être appréhendé de différentes manières. Traditionnellement, deux perspectives s’affrontent : le positivisme et le constructivisme. Hérité de la philosophie positiviste, le premier paradigme se fonde sur l’argument technique qui présuppose que le risque peut être complètement contrôlé. Il consacre la primauté des savoirs scientifiques et du rôle des experts dans la définition des causes et des solutions à apporter aux situations problématiques. De son côté, le paradigme constructiviste aborde le risque comme une construction sociale dépendant de plusieurs facteurs, entre autres des connaissances disponibles et des conceptions culturelles. Dans ce cas, plus incertain, la définition du risque et de ses solutions est relative, éminemment contextuelle et contingente[41].

Les acteurs publics sont pris entre ces deux logiques. Il en va notamment ainsi de certaines associations internationales, telle l’Organisation mondiale de la santé (OMS), qui sont actives dans la définition d’un problème pouvant se transformer en un risque sanitaire majeur (par exemple, une pandémie). Dans le cas de l’OMS, le principal critère pris en compte pour déterminer la gravité d’un fléau est le nombre de victimes potentielles (celles de la grippe aviaire, par exemple) ou avérées (le SIDA / syndrome d’immunodéficience acquise et le tabac tuent des millions de personnes par an)[42]. Nous sommes ici dans une optique plutôt positiviste du risque.

Cette optique peut être, le cas échéant, contrebalancée par une coproduction des savoirs. Les forums hybrides[43] sont présentés comme un lieu où l’on suit une optique constructiviste. Les conférences de citoyens sur la problématique des OGM (organismes génétiquement modifiés) n’en sont qu’une illustration. Ces forums permettent aux réflexions, tant des acteurs politiques que des citoyens, de s’appuyer sur des connaissances scientifiques, réputées précises et fiables. Dans le même temps, ils correspondent à la mise en oeuvre d’une délibération démocratique qui inclut la participation des citoyens, même s’il arrive que les experts dominent les débats. L’échange d’arguments contradictoires permet d’avancer en matière de définition du risque et de sa prise en charge par la collectivité.

L’obtention d’un consensus en vue de définir la réponse la plus appropriée pour prévenir les risques ou pour réduire les impacts négatifs de la situation problématique à l’origine de l’intervention publique est difficile et parfois laborieuse. Ce phénomène s’explique principalement parce que l’expertise à mobiliser dans le secteur de politique concerné est soit incomplète soit, plus souvent, controversée. Autrement dit, l’expertise scientifique, dans sa validité ou sa fiabilité, peut être contestée par une partie des acteurs en présence[44] .

Cette phase de définition du problème peut encore être compliquée par les fluctuations rapides qui sont susceptibles de se produire. Des changements peuvent survenir, soit chez le chef des experts, en raison d’une découverte principalement, soit parmi les citoyens, puisque « l’évolution des représentations collectives est extrêmement variable et imprévisible. Concernant le même type de risques, elles pourraient connaître une amplification, une mise en sommeil ou des récurrences qui ne sont pas forcément explicables par des événements nouveaux[45]. »

L’acteur, tant public que privé, politique et citoyen, scientifique ou profane, se trouve pris dans le dilemme de devoir cerner et documenter l’inconnu alors que, par définition, celui-ci comporte une part insaisissable. Dans certains cas, il peut s’agir d’un véritable besoin de maîtriser, autant que faire se peut, les zones d’incertitudes. C’est pourquoi l’idée de développer une « science des prédictions hypothétiques[46] » est séduisante. « La recherche scientifique, l’observation et l’expérimentation ont un rôle clé à jouer pour faire progresser les connaissances […] et permettre un ajustement des dispositifs d’encadrement de l’action, mais on ne peut pas en attendre de faire s’évanouir toute incertitude à un horizon temporel pertinent[47]. »

L’inscription à l’agenda

Les éléments qui concourent à l’inscription d’un problème à l’agenda en matière de politique du risque sont bien souvent les mêmes que ceux qui prévalent pour les autres politiques publiques. Mentionnons le caractère dramatique d’un événement, l’intervention d’un collectif de défense ou d’un groupe de pression, les échéances électorales qui peuvent être des moments propices pour mobiliser la peur des citoyens et mettre en évidence une menace supposée ou réelle. Il en va ainsi du terrorisme aux États-Unis, de la fracture sociale ou de l’insécurité en France (émeutes dans les banlieues en 2006) par exemple.

Évidemment, comme dans bien des cas, « l’amplification ou l’atténuation d’un risque dépend bien sûr beaucoup des médias[48] ». Les événements dont la médiatisation a été exacerbée foisonnent : « vache folle », amiante, sang contaminé, hépatite C, grippe aviaire, etc. Le phénomène ne manque pas de poser plusieurs interrogations : comment mesurer la portée de la médiatisation auprès de l’opinion publique ? La réaction des acteurs politiques à la crise s’en trouve-t-elle profondément influencée ? L’impression de crise s’en trouve-t-elle décuplée, ce qui provoque l’adoption de décisions (voire de politiques publiques) à très court terme, en dehors d’un schéma cyclique traditionnel ? La prise en charge du risque s’en trouve-t-elle donc améliorée ou, au contraire, entravée par un catastrophisme exacerbé ?

Les journalistes s’appuient le plus souvent sur les travaux des experts pour légitimer leur point de vue. Toutefois, la question se pose de savoir si l’objectivité de l’information est garantie par le traitement de fond d’arguments contradictoires, historiquement nombreux et techniques. Cette réserve peut d’ailleurs être élargie à d’autres acteurs que les seuls journalistes.

Comme cela se voit dans le cas de l’expertise publique, il arrive que des citoyens ordinaires jouent un rôle prépondérant dans la médiatisation du développement d’un risque. Ainsi, des citoyens attentifs et parfois très conscientisés par rapport à certains enjeux peuvent devenir des « lanceurs d’alerte » et se substituer aux experts moins soucieux ou peu désireux d’alerter l’opinion[49].

La responsabilité est un facteur majeur qui guide les décideurs au cours de cette phase. La phase de la mise à l’agenda peut être perçue comme un filtre par lequel les autorités publiques trient et hiérarchisent les enjeux. En ce qui concerne les politiques publiques du risque, il semble que l’unilatéralisme politique cède peu à peu devant l’impératif de concertations relatif à l’acceptabilité des risques et donc le partage de responsabilités entre l’État et les citoyens[50].

En Angleterre, une commission royale sur la pollution environnementale encourage les responsables politiques à consulter régulièrement le public à chaque étape du processus décisionnel. Selon cette commission, les citoyens ne doivent pas uniquement être associés à la définition du problème ou à la détermination de la tolérance au risque. Il faut aller plus loin, c’est-à-dire permettre aux citoyens de participer à la sélection des problèmes prioritaires[51]. Il s’agit donc d’accorder aux citoyens la faculté d’influencer par leur participation la phase d’inscription à l’agenda politique d’un problème collectif. La décision d’agir ou de ne pas agir de l’État en matière de politique du risque ne relève donc plus exclusivement des responsables politiques comme c’était traditionnellement le cas.

Toutefois, l’idéal délibératif[52] n’est pas sans conséquence. En multipliant les points de vue et en élargissant le cercle des participants, les processus participatifs induisent un éparpillement ou une dilution de la responsabilité entre une multitude d’acteurs et contribuent au désenchantement des systèmes sociaux[53]. Or, in fine, face à cette indétermination, le réflexe de nombreux citoyens est de s’en remettre aux autorités publiques pour les prémunir contre les risques ou en réparer les dommages, mais également pour endosser les responsabilités lorsque survient une catastrophe.

Dans un tel contexte, les décideurs doivent donc anticiper les conséquences de leurs interventions et tenir compte du principe de précaution. Certains y voient la tentative d’éviter de prendre une décision publique et rappellent que, « lorsqu’il y a présomption raisonnable d’un risque déraisonnable, l’absence de certitude scientifique quant à la réalisation de ce risque ne doit pas être prétexte à retarder l’adoption de mesures visant à limiter ou à éliminer ce risque[54] ».

En conclusion, la prise de décision en ce qui concerne le risque est extrêmement difficile et la volonté des décideurs publics de s’engager dans un chantier ne repose donc pas uniquement sur l’état des savoirs et de la connaissance, mais aussi sur une analyse financière. En effet, même si l’information et l’avancée des connaissances sont centrales dans le processus d’inscription d’un problème à l’agenda, il ne faut pas oublier que « ce sont souvent [des] évaluations de coûts prévisibles qui vont déterminer pour une large part les politiques de prévention[55] ».

L’élaboration des solutions et la prise de décision

Le registre des solutions qui inspirent les décideurs politico-administratifs lorsqu’ils font face à la gestion du risque dépend fortement du moment de l’intervention publique. En effet, les solutions envisageables lorsque le risque est à venir sont bien différentes de celles qui sont prises lorsque la catastrophe a déjà eu lieu. Nous différencions trois registres de solutions pour gérer des politiques du risque.

Le premier registre de solutions consiste à faire de la prévention en vue d’éviter autant que possible les effets négatifs (par exemple, la diffusion des consignes de cuisson des aliments en vue d’éviter la transmission d’un virus de l’animal vers l’homme, les campagnes de prévention du SIDA). Ici, le risque est anticipé. Les décideurs doivent proposer une solution mesurée à une situation après en avoir apprécié l’impact potentiel. Dans le courant des années 1970, la technology assessment cadrait avec ce registre de solutions. Les décideurs arbitrent le débat et tranchent sur la base de la proportionnalité : ils écartent une option à risque, ils choisissent celle dont les dommages sont minimaux ou acceptables. Toutefois, depuis quelques années, ce débat s’est radicalement modifié avec la montée en puissance du principe de précaution et la poursuite du « risque zéro ».

Le deuxième registre consiste à faire face à la crise lorsqu’elle se présente. Il permet de gérer le risque avéré dans une perspective essentiellement palliative (il en va ainsi de l’aide d’urgence aux sinistrés). Les décideurs se trouvent dans une position non pas proactive, mais réactive. Les réactions à une crise font parfois place à une illusion rétrospective selon laquelle les décisions du passé sont jugées à l’aune de connaissances qui se sont développées ultérieurement[56] .

Enfin, le troisième registre des solutions consiste à réparer les dommages causés (un programme de reconstruction après le passage d’un ouragan). De ce point de vue, curatif en somme, il faut reconnaître que le droit des victimes s’est amélioré et que de nos jours, dans la plupart des pays occidentaux, ces dernières bénéficient d’indemnisations et de réparations plus substantielles qu’auparavant[57]. Ce moment de l’intervention publique, post-critique, est celui où sont envisagées des adaptations ultérieures afin d’éviter la répétition des causes de la crise ou des dysfonctionnements relatifs à sa gestion. Il s’agit, par exemple, de renforcer les exigences en matière de double coque pour éviter une marée noire.

Lorsqu’un individu ou un groupe fait face à une menace réelle ou supposée, il va rapidement chercher à en trouver la cause et tenter d’en imputer la responsabilité à un élément précis. Cela s’apparente très clairement à l’identification de groupes cibles dans une politique publique, c’est-à-dire d’individus qui sont considérés comme la source du problème collectif à résoudre.

En d’autres termes, une politique publique permet d’axer l’action de l’État sur un groupe déterminé en vue de l’amener à modifier son comportement. Pour cela, les décideurs tentent d’identifier quelles sont les populations les plus « vulnérables » pour les soumettre à des interventions circonscrites en fonction des facteurs de risque. Par exemple, les politiques de sécurité routière (et notamment les campagnes de prévention) isolent la conduite en état d’ivresse ou la vitesse excessive comme les causes majeures d’accidents (nombre de collisions et nombre de victimes).

Dans le cas des politiques publiques, la formulation du problème influence le registre des solutions dans lequel vont puiser les décideurs[58]. Donc, l’imputation d’une responsabilité « déterminera pour une large part les parades engagées ensuite ». Elle implique « au moins confusément, une désignation des futurs responsables de la gestion des parades[59] », autrement dit des acteurs de mise en oeuvre des politiques publiques.

Ces derniers disposent en théorie d’un éventail de solutions pour affronter les risques et les crises qui leur sont liées. La complexité est sans doute la caractéristique la plus fréquemment employée dans les discussions sur la gestion du risque, ce qui drape les phénomènes menaçants d’une aura d’inaccessibilité[60] .

Lorsqu’un État fait face à une menace qu’il estime provenir de l’extérieur, il peut tenter de s’en prémunir en fermant ses frontières. Ce fut le cas lors de la crise de la « vache folle » où le boeuf anglais a été frappé d’un embargo. Cette stratégie du confinement est fréquemment utilisée comme réaction face aux risques alimentaires. Autrefois, elle servait également pour contrer les risques sanitaires. Par exemple, au milieu du xixe siècle, les immigrants qui débarquaient au Canada étaient placés en quarantaine sur une île afin d’éviter une épidémie de choléra. Si la quarantaine a de nos jours été supprimée, soulignons que la perception de l’immigrant comme facteur de risque n’a pas disparu. Elle s’est simplement déplacée dans d’autres sphères, principalement celle de la sécurité, comme en témoignent les enquêtes effectuées par les services de sûreté (ils visent à s’assurer que les immigrants ne porteront pas atteinte à la sécurité du pays).

Toutefois, comme le rappellent les cas du SRAS (syndrome respiratoire aigu sévère) ou de la grippe aviaire, il est parfois extrêmement difficile, voire impossible, de circonscrire géographiquement les menaces. La déterritorialisation de certains risques (tels les pandémies, le terrorisme) contraint les autorités à intervenir à des niveaux différents (du plus local au national et bien sûr à l’international).

Qui plus est, le risque ne se définit pas simplement sur le plan géographique. En l’absence d’une cause unique et clairement définie, qui autoriserait sa définition incontestée, comment y apporter des solutions ? Les biotechnologies fournissent une illustration pertinente de la complexité et de l’enchevêtrement des questions qui entravent le processus décisionnel. Comment faire des choix éclairés lorsque les incertitudes dominent un débat ? Comment définir avec précision une cible sur laquelle doit porter l’intervention publique ?

Les solutions retenues dans le cas des politiques du risque ne concourent pas toujours à l’éradication du risque, de la nuisance subie, du problème identifié. Elles visent parfois plutôt un accommodement raisonnable ou une minimisation des dommages. Dans ce cas, il s’agit moins de supprimer les causes de la crise que d’en anesthésier les effets. Si l’on prend l’exemple de la gestion de la canicule de l’été 2003 en France, nous constatons que, dans les mois qui ont suivi cette crise, le débat s’est moins concentré sur les causes de la canicule et les stratégies à mettre en oeuvre pour endiguer le réchauffement climatique que sur les dimensions pratiques et opérationnelles à déployer lorsque le thermomètre s’échauffe.

C’est également ce que décrivent Lord Ashby et Mary Anderson qui présentent le travail du contrôleur de la pollution atmosphérique de la manière suivante : « Considérer que le travail de l’inspecteur consiste simplement à débarrasser l’air des gaz nocifs, à restreindre la pollution à n’importe quel prix est une méconnaissance de sa mission. Son travail est d’optimiser la pollution, ce qui est politiquement une tâche plus subtile, une tâche qui comporte une dimension éthique[61]. »

Une telle conception du risque se retrouve chez ceux qui affirment que le « risque zéro n’existe pas » et qu’il convient donc de s’y accoutumer.

Dans ce contexte plus que dans tout autre, la décision publique est le fruit de la confrontation des idées et éventuellement d’une négociation. Le compromis se substitue alors à la décision imposée. Dans ce cas, l’action publique court encore plus le risque d’être critiquée : considérée comme inadaptée, inefficace ou inadéquate. Dans un tel climat, teinté d’hésitations, les décideurs politico-administratifs peuvent également être soupçonnés de collusion avec les intérêts économiques et scientifiques, ce qui pourrait les amener à fermer les yeux, c’est-à-dire à ne pas prendre de décision[62].

À ce sujet, l’utilisation de l’amiante est un exemple éloquent pour illustrer la lenteur, voire l’inertie, des autorités publiques à faire face rapidement à un risque sanitaire lorsque des considérations économiques invoquées par des industriels sont relayées par un lobbyisme efficace auprès des décideurs. La situation canadienne en la matière est révélatrice de ces « collusions » d’intérêt qui se matérialisent par une

sorte d’union sacrée [qui] s’est maintenue autour de l’amiante entre le patronat du secteur et une partie du mouvement syndical. Un facteur d’explication de cette exception canadienne tient au lien inattendu entre la défense de l’amiante et la question nationale québécoise. La production d’amiante se concentre en effet au Québec et, à plusieurs reprises, les nationalistes québécois ont exigé que l’exécutif fédéral ne laisse pas tomber l’amiante québécoise[63].

Nous avons déjà souligné que, sous l’impulsion des progrès de la science et de la diffusion des connaissances, les citoyens du xxie siècle perçoivent plus les risques auxquels ils font face. Leurs attentes à l’égard des pouvoirs publics sont donc plus grandes. Toutefois, à cause de nombreuses incertitudes relatives aux moyens de les surmonter, les solutions n’apparaissent pas toujours claires ni évidentes. En raison de ce décalage entre la construction des problèmes et l’élaboration des solutions, il arrive que les hésitations des décideurs publics soient anxiogènes et qu’elles donnent aux citoyens l’impression de se trouver devant un État paralysé.

De l’aveu d’Yves Cochet, ancien ministre français de l’Environnement et de l’Aménagement du territoire, « bien souvent dans l’action politique, il vaut mieux savoir avant d’être élu ou avant d’être nommé, ce que l’on doit faire et ce que l’on veut faire. Ce n’est pas après qu’on lit et qu’on réfléchit beaucoup[64]. » S’impose dès lors la nécessité d’une solide connaissance du phénomène en cause (normalement acquise lors de la définition du problème et de son inscription à l’agenda).

Cela permet de comprendre pourquoi tous les gouvernements ne réagissent pas de la même manière lorsqu’ils font face à une catastrophe : les points faibles et la faculté d’apprentissage d’une crise à l’autre varient selon les États et les époques. Contrairement à l’idée largement répandue, l’élaboration des solutions pour répondre à un risque n’est pas exclusivement conditionnée par l’état des connaissances scientifiques disponibles. En analysant dans une perspective comparée les réactions des autorités publiques à des catastrophes naturelles, Patrick Pigeon constate qu’il n’existe pas de réponses homogènes ou standardisées. Au contraire, il estime que l’on ne peut « comprendre la variété des réponses politiques et de leurs effets territoriaux liées à la gestion de l’insécurité sans intégrer les héritages culturels des sociétés concernées[65] ».

Finalement, les décisions qui sont prises en matière de gestion du risque sont bien souvent contraignantes. Sur un plan programmatique, cela se traduit par un durcissement de la législation. À l’heure actuelle, la lutte contre le terrorisme en fournit l’illustration la plus convaincante[66]. Les législations qui ont été adoptées depuis les attentats terroristes du 11 septembre 2001 restreignent les libertés fondamentales et accroissent le contrôle étatique sur la vie des citoyens. Dans d’autres cas comme les risques sanitaires, nous retrouvons la même tendance à limiter les menaces par un encadrement normatif contraignant (abattage du bétail, mesures de confinement, interdiction de se promener dans des zones à risques, etc.). Paradoxalement, « les missions de protection incombant à l’État n’ont fait que croître […]. Mais en même temps, la contrepartie de contraintes étatiques est de plus en plus mal acceptée et les porte-parole des mesures de contraintes (personnel politique et administrations, par exemple) sont fortement contestés[67]. »

Cela peut expliquer que les procédures de consultation publique se développent. Elles dépendent de la culture politique de l’État, de la place et de l’influence qu’occupent les différents acteurs (politiques, citoyens, groupes de pression, etc.) ainsi que de l’objectif poursuivi par l’exercice délibératif. Ce dernier peut être réalisé dans une logique véritablement participative. Dans ce cas, il suppose un grand investissement et une diversité des intervenants. Il peut également se limiter à une logique purement consultative. Il recueille alors des avis sur des rapports techniques ou des solutions de rechange élaborées par des experts.

La mise en oeuvre

Tout comme pour les étapes précédentes, la mise en oeuvre des politiques du risque associe de nombreux acteurs. Les expertises mobilisées sont multiples. Par exemple, dans le cas de risques naturels, les experts rassemblent des géographes qui déterminent les zones les plus vulnérables, des ingénieurs et des bureaux d’étude pour développer les dispositifs permettant de surmonter les dangers et même des sociologues pour favoriser la prévention et la sensibilisation sur le terrain[68].

À nouveau, les décideurs publics disposent d’un éventail d’instruments pour la mise en oeuvre des politiques publiques du risque, parfois comparables à ceux de toute politique publique en général. En l’occurrence, la gestion du risque se traduit par l’adoption de textes législatifs et réglementaires, mais également par la création d’organismes officiels qui concourent à rendre visibles et à matérialiser les interventions publiques dans des domaines qui sont considérés comme prioritaires.

Une autre caractéristique est commune aux politiques publiques du risque : elles doivent correspondre à une véritable gestion des menaces. Il se produira toujours un événement qui imposera une réaction rapide (risk management) ou un suivi particulier (risk monitoring). Pour la mise en oeuvre des politiques publiques du risque, le facteur temps peut être soumis à un découpage similaire à ce qui se produit dans la phase de définition des solutions. Nous distinguerons les instruments utilisés avant la menace (prévention en vue de dissuasion), pendant la crise (gestion en vue de minimisation) et après (réaction en vue de réparation).

Dans la première période, précédant la survenance du risque, le rôle d’alerte est déterminant. Prévenir le risque, surtout lorsqu’il s’est déjà concrétisé dans le passé, apparaît fondamental, tant à la population concernée qu’à ses dirigeants, voire aux institutions internationales. Ainsi, les systèmes d’alerte anti-tsunami (pour avertir les habitants des côtes de l’existence d’une menace, voire de l’imminence d’une catastrophe lorsqu’un tremblement de terre sous-marin survient) apparaissent vitaux depuis la catastrophe du 26 décembre 2004 qui a causé plus de 300 000 morts.

Les politiques sanitaires sont l’illustration par excellence de l’action publique dans sa dimension préventive. « À tout moment, l’OMS suit l’évolution des maladies infectieuses, donne l’alerte le cas échéant, apporte ses compétences et prend les mesures qui s’imposent pour protéger les populations des conséquences des épidémies, quelle qu’en soit l’origine[69]. » Ce qu’il convient de souligner ici, au-delà du discours officiel, c’est la notion de veille épidémiologique. La potentialité d’alerte repose ici sur des instruments concrets. Ainsi, « le réseau mondial d’alerte et d’action en cas d’épidémie (GOARN) est un dispositif technique de collaboration entre des institutions et des réseaux qui mettent leurs ressources humaines et techniques en commun pour identifier et confirmer rapidement les épidémies de portée internationale, et y répondre dans les meilleurs délais[70] ».

Les risques technologiques font aussi l’objet de mesures préventives notoires. Par exemple, le voisinage de sites industriels et d’habitations accroît les risques pour les riverains. Sans empêcher cette proximité, les autorités publiques ont tout de même souhaité encadrer ce risque en veillant à la recension des installations potentiellement dangereuses. Un instrument réglementaire transnational, la directive européenne (82/501/CEE) dite Seveso[71], impose aux États d’identifier les installations à risque et de prendre les mesures appropriées de planification de l’occupation des sols lors de l’autorisation de nouvelles installations et lors de développements urbains autour d’installations existantes[72].

Dans la deuxième période, celle qui consiste à traiter la crise au moment où elle survient, les autorités publiques recourent aussi à différents instruments censés pallier au mieux les inconvénients de la concrétisation du risque. En ce qui concerne les risques sociaux, le développement de l’État-providence a axé la prise en charge de la situation problématique sur la dynamique de réparation et d’assurances. Dans cette perspective, l’État doit permettre aux individus de surmonter les affres de la maladie, de la vieillesse, de l’invalidité, du chômage, de la pauvreté, etc.[73]. La tendance des sociétés postmodernes à privilégier un « État social actif » accentue toutefois la responsabilisation individuelle à l’égard des risques, déjà inscrite dans les programmes de sécurité sociale suisses ou d’inspiration anglo-saxonne.

Dans le cas spécifique d’une catastrophe, qu’elle soit naturelle, technologique, industrielle ou autre, la réaction gouvernementale consiste généralement à déployer un plan d’urgence qui repose sur la conduite efficace d’un nombre considérable d’organisations publiques et privées. L’intervention d’institutions internationales ne doit pas non plus être négligée dans certains cas. La mise en oeuvre des politiques publiques requiert alors des mesures de coordination et la répartition claire des tâches à accomplir.

Ce constat reste pertinent pour la troisième période, celle de la réparation post-critique, lorsque la menace s’est concrétisée, que le risque a montré ses effets. La mise en oeuvre des politiques publiques recourt souvent aux instruments d’indemnisation ou de remboursement par le mécanisme assurantiel. Les agents peuvent être privés comme publics, à l’instar du « Fonds des calamités » belge chargé, par exemple, d’indemniser les sinistrés d’inondations déclarées exceptionnelles.

Il faut noter que la mise en place – en amont – de telles instances chargées d’assumer les coûts d’une catastrophe – en aval – est de plus en plus fréquente. La tendance à la pénalisation du risque et la recherche systématique de responsables en cas de problème accroissent la nécessité d’une intervention publique préventive[74]. La classe politique est certes touchée par cette tendance, mais les acteurs privés n’échappent pas forcément à la règle. Par exemple, l’arrêté royal belge du 21 février 2005 relatif aux OGM prévoit en son article 13 la responsabilité civile des firmes productrices d’OGM ainsi que des centres publics ou privés de recherche.

L’évaluation

D’emblée, il y a lieu de distinguer deux types d’évaluation différents, en vertu d’un critère temporel. Tout d’abord, les décideurs peuvent procéder à une évaluation ex ante du risque. Les techniques de simulation, par exemple, fournissent une évaluation a priori et en situation « quasi réelle » des capacités de répondre à une situation grave. Qui ne connaît pas les plans d’évacuation des entreprises ou encore des écoles, destinés pour les occupants des lieux à « prévenir plutôt que guérir » en cas d’incendies, par exemple ? La même logique prévaut, à une autre échelle, pour les centrales nucléaires.

Là où hier les risques pouvaient être renvoyés à la contingence et à l’extériorité, ceux-ci sont, aujourd’hui, en raison des avancées du savoir et de la réflexivité scientifiques ou statistiques, rapportés à notre activité. Il ne convient donc plus tant, pour l’État, d’intervenir dans l’après-coup sur l’événement, que sur les causes identifiées de la maladie ou de l’accident[75].

C’est dans ce contexte que les procédures de risk assessment (c’est‑à-dire d’évaluation préalable du risque) prennent de plus en plus la forme d’inventaires. Experts publics ou privés, agents politico-administratifs se voient chargés de la mise à jour de bases de données.

Ensuite, le cycle des politiques publiques confère une place à part entière à l’évaluation ex post des risques. Dans les faits, force est de reconnaître qu’il y a peu d’évaluation systématique des politiques publiques du risque. Ce qui prévaut, ce sont bien souvent des appréciations globales, qui sont en général négatives, comme l’illustrent les citations suivantes : « Le risque zéro n’existe pas. Ce constat douloureux fait suite à l’échec relatif des politiques publiques dans divers domaines (sécurité routière, assainissement urbain, risques naturels…), constat qui a marqué une inflexion notable de ces politiques : à partir des années 1990, il ne s’agit plus d’éliminer le risque, mais plus modestement de le gérer[76]. » « Les politiques, sous la pression des médias qui entretiennent des craintes irrationnelles prendraient des mesures réglementaires ou législatives excessives. Ces mesures pénaliseraient les entreprises, qui se considèrent comme victimes d’un “harcèlement textuel”[77]. »

Il arrive également que l’évaluation des mesures prises par les autorités publiques se fasse d’une manière indirecte lors d’une procédure judiciaire, à la suite d’un accident par exemple. Les responsables publics doivent alors justifier la pertinence de leurs actes et démontrer que leurs décisions (passées) étaient éclairées. Ainsi, il arrive que des maires, des préfets et même des ministres soient poursuivis, mis en examen et condamnés pour leur gestion des politiques du risque[78]. L’affaire du sang contaminé en France en fournit une illustration.

À la suite d’une catastrophe, le juge est donc amené, de plus en plus souvent, à apprécier la nature des interventions ou des aménagements publics déployés et à en déterminer l’efficacité. Le pouvoir exécutif doit donc justifier les solutions qu’il avait retenues alors que celles-ci ont manifestement été insuffisantes pour empêcher que le drame ne se produise. Ces procédures judiciaires soulignent une fois encore que, en matière de politiques du risque, le « risque zéro » n’existe pas.

De plus, il est important de souligner que cette tendance à la juridiciarisation s’apparente plus à la responsabilisation des politiques publiques du risque qu’à l’évaluation effective de celle-ci. En effet, tout retour d’expérience est absent d’une procédure en justice telle que nous venons de la décrire.

Or, c’est précisément ce qu’implique la dernière phase du cycle des politiques publiques : une analyse a posteriori de la gestion d’une crise pour définir les faiblesses dans le dispositif mis en oeuvre et y apporter les modifications nécessaires en prévision d’une nouvelle crise. En réalité, cette forme d’évaluation réelle des politiques du risque n’est pas toujours souhaitée ni par les décideurs publics ni les acteurs de la mise en oeuvre qui sont parfois réticents à initier un processus qui pointerait des déficits structurels ou organisationnels qu’ils ne pourraient pas facilement ni rapidement corriger. Après une catastrophe, l’analyse se déroule dans une période extrêmement courte et la population attend des réaménagements rapides. C’est pour cette raison que, bien souvent, on « préfère la démarche réductionniste de désignation de coupables isolés, responsables de “l’erreur humaine” et plus faciles à condamner qu’un système à réformer[79] ».

Au Canada, le Secrétariat du Conseil du Trésor a confié à un cabinet privé la réalisation d’une étude sur les meilleures pratiques en matière de gestion des risques[80]. Un autre bureau d’études s’est attardé aux effets inattendus et parfois pervers qui peuvent découler de la mise en place d’un système de gestion du risque au sein des organisations. Il en ressort que les mesures adoptées induisent un traitement bureaucratique de cette question (comme l’organisation d’ateliers d’évaluation des risques, les fiches d’autoévaluation, etc.) et incitent bien souvent les responsables des organismes à considérer que chacun gère les risques d’une manière appropriée[81].

Les évolutions juridiques récentes admettent un principe mis en évidence depuis de nombreuses années par les analystes de politiques publiques, à savoir que la mise en oeuvre d’une politique engendre très souvent des effets non désirés. Les politiques publiques du risque n’échappent pas à la règle ; l’impossibilité de parvenir à un risque zéro s’en trouve promue. Indépendamment de cette reconnaissance, les pouvoirs publics doivent cependant gérer le risque le plus efficacement possible en tenant compte de l’environnement dominé par l’incertitude dans lequel ils agissent et de la nécessité d’adaptation rapide à l’évolution des situations ou des connaissances. Une évaluation en bonne et due forme ne pourrait qu’être un adjuvant utile à une telle démarche.

Conclusion

En guise de conclusion, nous voudrions synthétiser les principales caractéristiques des politiques du risque que nous avons mises en évidence. C’est à une véritable transversalité que nous voulons inviter le lecteur. Ces traits synthétiques ressortent tant des analyses théoriques de nombreux auteurs (dont plusieurs sont cités ici) que d’études empiriques portant sur des objets d’étude diversifiés (que nous avons mentionnés au moins en partie). Cette diversité se combine avec un dénominateur commun : le risque. Ainsi, les politiques publiques apparaissent comme une nouvelle façon de gouverner des problèmes sociaux variés. Les définitions et typologie exposées au début du texte contribuent à démontrer la cohérence des politiques du risque par rapport aux politiques publiques traditionnelles.

Si la multiplicité d’acteurs a été développée dans le corps de l’article, il faut insister sur la dynamique de décisions multi-niveaux et en réseaux. L’inter-ministérialité, telle qu’on la rencontre, par exemple, dans les politiques publiques belges relatives à la biomédecine, constitue une modalité de décision publique importante. Une relation verticale entre les acteurs existe, dans la mesure où ce sont les autorités publiques qui prennent in fine la responsabilité de la décision. Mais cette décision est préparée par l’intervention de nombreux acteurs dans des rapports d’horizontalité : non hiérarchisés, aux positions contradictoires, aux rôles indépendants.

De plus, l’incertitude constitue une donnée fondamentale des politiques publiques du risque : quant aux causes du risque, à ses effets, à la zone géographique concernée, au moment de survenance et à la durée de la crise, notamment. Définir, mettre en oeuvre et évaluer une politique publique alors que son objet est en partie une nébuleuse n’est pas chose aisée ; cela fait ressortir un autre point commun des politiques publiques du risque : la complexité qui leur est inhérente. La science ne permet pas à l’heure actuelle de circonscrire complètement cette nébuleuse.

C’est sans doute le moteur de la logique participative qui est aujourd’hui à l’oeuvre dans un nombre croissant d’États. Des citoyens sont invités à intervenir, selon des modalités différentes et avec une influence variable, dans chacune des étapes du cycle de la politique. La gouvernance du risque ne relève plus seulement de l’État, qui perd dans ce domaine le monopole qu’il détient encore dans d’autres sphères d’activité. Les politiques du risque associent des experts, des ONG (organisations non gouvernementales) et des citoyens aux décideurs politiques et administratifs.

Cet élargissement du réseau des acteurs, autre caractéristique des politiques publiques du risque donc, s’explique par la volonté de partager la responsabilité face à l’incertitude dont nous venons de parler, mais aussi de rompre avec la tradition technocratique qui a prévalu pendant de nombreuses années. Les citoyens réclament d’ailleurs une plus grande transparence en la matière. Leur engagement dans la définition, la mise en oeuvre ou l’évaluation (plus rare) des politiques publiques du risque trouve parfois son origine dans une contestation, voire une forte mobilisation citoyenne. Que l’on songe par exemple aux manifestations contre le nucléaire des années 1980.

Au fil des exemples que nous avons présentés dans cet article, nous avons vu que les pouvoirs publics ont souvent tenté de dissimuler des risques aux administrés. Cette pratique est largement dénoncée et les exigences de transparence s’accroissent. La sphère publique est ainsi, de plus en plus souvent, le théâtre de nouvelles procédures visant à recueillir l’opinion du public, à lui permettre de valider une option et même, plus rarement certes, à lui laisser le soin de décider des orientations à prendre. Ces démarches impliquent le partage des connaissances des experts afin que la décision publique dépasse les préférences affectives des citoyens. C’est le défi majeur que doit relever la démocratie ; c’est aussi dans la tentative de surmonter ces écueils que réside la valeur démocratique.