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L’étude de deux récents événements sportifs d’envergure internationale dont la Tunisie a été le théâtre (les Jeux méditerranéens du 2 au 15 septembre 2001 et la Coupe d’Afrique des nations de football du 26 janvier au 14 février 2004) permet de saisir l’interpénétration de deux processus : la légitimation du système politique, mais aussi le désir d’une réaffirmation identitaire et d’une visibilité internationale[1] par le recours à l’instrumentalisation politique du passé national[2]. Il a été bien démontré que le succès du phénomène sportif s’explique, notamment, par sa capacité à véhiculer des sentiments d’identification[3] et d’affirmation des appartenances collectives[4]. C’est en particulier à l’occasion des événements sportifs internationaux que le sport se fait la manifestation la plus spectaculaire de la pérennité des nations que l’on donnait pour mourantes[5]. Même si le sport n’est pas la cause des nationalismes, il paraît pourtant les révéler, voire les exacerber[6].

En Tunisie comme ailleurs, le sport ne se résume pas à un affrontement codifié de deux ou plusieurs acteurs ; il est aussi un inépuisable réservoir de capitaux symboliques et de registres d’identification dans lequel puisent volontiers les acteurs sportifs et politiques[7]. Comme le souligne d’ailleurs Borhane Erraïs, en Tunisie le sport a servi d’abord à l’émission de messages politiques, en l’occurrence à la diffusion d’un message nationalitaire[8]. Dans une telle perspective, une approche comparative de ces deux événements sportifs internationaux, de 2001 et de 2004, montre que ceux-ci font l’objet, plus que par le passé[9], d’un fort investissement politique et symbolique de la part des autorités tunisiennes. Les deux manifestations sportives sont censées favoriser les bases nouvelles d’un consensus autour de la figure du chef de l’État tunisien, tout en permettant de diffuser, à l’intérieur comme à l’extérieur des frontières nationales, le nouveau discours identitaire qu’il incarne. C’est ce que nous verrons en étudiant les similarités et les particularités des deux manifestations, mais nous rappellerons auparavant les ruptures et les continuités dans l’histoire de la jeune nation tunisienne entre l’époque d’Habib Bourguiba (1956-1987) et l’arrivée au pouvoir de son successeur, Zine el Abidine Ben Ali.

Sport et changements de paradigmes identitaires entre Bourguiba et Ben Ali

Comme dans beaucoup d’autres États-nations indépendants du monde arabe ou de l’Afrique, où la politique s’insère, s’inscrit et façonne les orientations sportives[10], les dirigeants politiques tunisiens ont compris très tôt la valeur du sport comme support de l’identité nationale. Déjà, au lendemain de l’indépendance, en 1956, l’ancien président de la République, Habib Bourguiba, affirme : « Nous avons bien besoin de nous rendre là où se tiennent des compétitions sportives qu’elles soient arabes, méditerranéennes ou mondiales […]. Le prestige que valent les exploits sportifs est indéniable. Il rejaillit sur la nation tout entière[11]. » Certes, aujourd’hui comme hier, le mot d’ordre politique reste le même. Néanmoins, en Tunisie, la continuité dans l’approche politique du sport contraste avec les ruptures opérées en matière de références nationales. L’après-Bourguiba s’accompagne en effet de changements majeurs en matière de référents identitaires de la nation[12].

Rappelons que l’élément principal qui préside à la construction de la nation tunisienne à l’époque d’Habib Bourguiba est l’adhésion collective à la personne du premier président de la République tunisienne. Ce dernier est à la fois l’inspirateur de la nation et le héros positif national. Dans un tel contexte, la nation tunisienne est inventée dans la perspective tant de la synthèse culturelle – la succession de plusieurs civilisations contribuant à la lente édification, de manière sédimentaire, de ladite nation – que de la personnification de la nation. Simultanément, le culte de la personnalité de Bourguiba atteint alors son apogée. Mais cette phase prend fin le 7 novembre 1987. Bourguiba est déchu de son rôle exécutif historique. Si le premier président tunisien a bâti son pouvoir au nom de sa légitimité historique de « père de l’indépendance » tunisienne, son successeur, le président Zine El Abidine Ben Ali, doit s’inventer une autre légitimité historique. Celle-ci se traduit par la démystification de la figure de Bourguiba et la reformulation de l’histoire nationale qui redécouvre l’Antiquité, Carthage et un point d’ancrage méditerranéen[13].

Par ce virage idéologique qui consacre « la Méditerranée » comme nouveau paradigme identitaire dominant, après la mise à l’écart de Bourguiba et de sa personnification de l’histoire nationale (1956-1987), le nouveau régime tunisien entend mettre en place une nouvelle politique mémorielle[14]. Du coup, on bascule d’une histoire-mémoire immédiate à une histoire-patrimoine de longue durée qui contribue évidemment à légitimer le nouveau système politique et son idéologie. L’historiographie officielle est explicite à cet égard. Le retour d’Hannibal[15] est le symbole de l’avènement d’une nouvelle ère pour la Tunisie. Carthage et son héros Hannibal sont revendiqués comme corpus doctrinal du parti présidentiel (le Rassemblement constitutionnel démocratique – RCD) : « L’idéologie du RCD est fondée sur la reconnaissance d’une identité propre à la Tunisie et sur la recherche des idéaux et des références intellectuelles inhérentes à son incommensurable patrimoine de civilisation, au fil des époques, à l’écart de toute appartenance ou affiliation en dehors de la patrie[16]. » Outre le recentrage de l’histoire sur le paradigme Tunisie, « le retour d’Hannibal » est aussi, selon la rhétorique officielle, l’emblème de l’identité ancienne et plurielle de la Tunisie. Cette nouvelle définition identitaire constitue par exemple le message fondamental de la nouvelle réforme scolaire du tournant des années 1990[17], oeuvre d’universitaires spécialistes qui, faut-il le rappeler, intervient dans une conjoncture marquée par la montée de l’intégrisme religieux à l’échelle du monde arabe et en particulier chez le voisin algérien tenu à cet égard pour un contre-modèle (affrontement armé entre le pouvoir et les islamistes de 1990 à 1998).

Dans un tel contexte, le thème de la Méditerranée, et la revendication de l’identité plurielle qui lui est sous-jacente, va imposer son hégémonie idéologique sur les autres thèmes identitaires (« identité maghrébine », arabe, africaine, musulmane). Horizon politiquement neutre – elle n’est ni l’Occident ni l’Orient ou bien elle est les deux à la fois –, la Méditerranée semble être le lieu symbolique idéal de l’identité tunisienne, d’autant qu’elle peut constituer le trait d’union entre la « diaspora[18] » tunisienne et la patrie d’origine.

Cette nouvelle phase de construction identitaire va être mise en scène sur les stades, en particulier à l’occasion des deux rassemblements sportifs internationaux de 2001 et de 2004. Aussi, la prise en compte du contexte immédiat des deux manifestations sportives montre qu’elles s’inscrivent dans une même logique politique. Elles sont mises au service d’une stratégie électorale à brève échéance. L’enjeu pour le régime : préparer le terrain à Ben Ali pour qu’il se représente aux élections présidentielles d’octobre 2004. En effet, dès l’année 2001, le parti présidentiel, le Rassemblement constitutionnel démocratique, lance une campagne de propagande, largement relayée par la presse nationale, pour appeler le chef de l’État tunisien à se représenter à l’élection présidentielle de 2004[19]. Il faut modifier le texte de la Constitution afin que le président Ben Ali puisse briguer un nouveau mandat. Le régime organise donc en 2002 un plébiscite visant à faire approuver par le « peuple tunisien » un projet de révision constitutionnelle supprimant la limitation du nombre de mandats présidentiels à trois. Dans une telle conjoncture et dans une optique promotionnelle du régime, les deux événements sportifs vont revêtir une symbolique politique toute particulière. Dans l’esprit des dirigeants tunisiens, par le jeu de la mobilisation médiatique et de la récupération politique, les performances des athlètes tunisiens en 2001 et l’éventuelle victoire finale de l’équipe nationale tunisienne de football en 2004 doivent conférer au régime de Ben Ali une gloire et un prestige que l’État bourguibien (1956-1987) n’a jamais pu obtenir.

Les affiches publicitaires des deux manifestations sportives concentrent les éléments fondamentaux du nouveau récit identitaire. Sur celle des Jeux méditerranéens de 2001, le drapeau tunisien est relié aux trois anneaux de couleur bleue (emblème de ces jeux régionaux). Le message livré se rapporte au lien direct et quasi exclusif entre la nouvelle identité tunisienne et la mer Méditerranée[20]. Sur l’affiche de la Coupe d’Afrique des nations de 2004, la personnification d’un aigle aux couleurs du drapeau tunisien (rouge et blanc), en train de frapper dans un ballon, est associée à une carte de l’Afrique. La relation allégorique que dégage le couple « aigle de Carthage[21] » et Afrique renvoie à l’autre versant du nouveau discours identitaire : les origines anciennes (carthaginoises et africaines) de la nation.

En réalité, hormis cette différence en ce qui concerne l’emblème des jeux, dans les discours officiels, relayés par les médias nationaux (presse écrite et télévision), l’image et le texte entourant les deux manifestations sportives mettent en scène simultanément les deux dimensions du nouveau discours identitaire : Carthage/Afrique et Méditerranée. Ainsi, la référence à Carthage est omniprésente dans les Jeux méditerranéens. De même, la compétition sportive africaine est l’occasion de mettre en scène non pas uniquement l’Afrique (et Carthage), mais aussi la Méditerranée.

Ce sont tout d’abord les cérémonies d’ouverture des deux compétitions qui vont servir de démonstration de l’interpénétration de l’ancrage méditerranéen et de l’appartenance africaine de la Tunisie, que les discours officiels martelaient déjà. Ces deux dimensions essentielles de l’identité tunisienne sont au centre de la mobilisation générale tant sportive que politique. De manière identique, les qualificatifs de « grand show », d’« événement dans l’événement », attribués aux deux cérémonies d’ouverture, attestent l’importance accordée aux deux spectacles. Chacune des deux manifestations de 2001 et de 2004 débute par une mise en scène du nouveau référentiel identitaire de la nation. Il s’agit explicitement d’appuyer l’hypothèse historique selon laquelle Carthage/Afrique et la Méditerranée sont les fondatrices ethniques et culturelles de la nation. Elles ont créé la Tunisie actuelle.

La cérémonie d’ouverture des Jeux méditerranéens de 2001 offre un spectacle qui combine trois univers : l’espace esthétique, le rythme du terroir et l’art du cirque. Ce spectacle est conçu comme un voyage imaginaire dans le temps et l’espace sur le thème : « La mer, les corps ». Il dure 45 minutes et met en scène sept mouvements représentant, successivement « l’univers, l’homme et la femme », « la mère, l’enfant », « la Méditerranée », « Africa », « Elyssa », « Carthage éternelle » et « la danse des corps et des sports ». Rassemblés, à la manière d’un puzzle, on peut penser que ces éléments invitent le public à voir en eux une métaphore de la patrie, de ses ancêtres et des générations successives de ses enfants.

Un peu moins de trois ans plus tard, dans le même « stade du 7 novembre », la Coupe d’Afrique des nations de football offre une nouvelle occasion d’exhiber l’ancêtre emblématique qui permet de renforcer l’idée de l’enracinement historique de la nation. Comme pour les Jeux méditerranéens, annoncée longtemps à l’avance par la presse écrite avec des gros titres comme « Carthage-Africa[22] » et montrée en direct sur les écrans de télévision nationale et internationale[23], la cérémonie d’ouverture de la Coupe d’Afrique des nations du 24 janvier 2004 se veut un récit orchestré de l’identité tunisienne, tout en affirmant qu’il s’agit d’une oeuvre purement tunisienne en dépit de l’aide organisationnelle apportée par la Corée du Sud[24]. D’une durée de 40 minutes, le spectacle se compose également de sept tableaux : il raconte l’histoire de Carthage et de l’Afrique, illustrée par le périple du navigateur Hannon qui, avec sa flotte, quitta, il y a 25 siècles, le port de Carthage pour aller à la rencontre de la côte africaine. La première partie de la cérémonie, intitulée « Continent de la nature », porte sur la création et les premiers « sons » du monde, la genèse de la nature, avec l’olivier comme support significatif, symbole de la vie et de la Méditerranée. « Carthage-Africa » est le thème de la deuxième partie qui évoque le périple d’Hannon vers l’Afrique, mais qui raconte aussi l’épopée de Carthage, avec la gloire d’Hannibal, le héros carthaginois, pour principale référence. La troisième partie enchaîne avec « la renaissance de la Tunisie » et la consécration des valeurs de tolérance et d’harmonie : la Tunisie, carrefour entre l’Afrique et le monde. C’est ainsi que l’avenir se met en marche. La quatrième et dernière partie est illustrée par « la nouvelle traversée » : celle d’un vaisseau de l’espoir, avec le slogan « Let’s go Africa », et il n’y a pas mieux que les « enfants de l’Afrique » pour reprendre le flambeau.

Le premier point commun aux cérémonies est la symbolique du chiffre sept, porté par le nom même de l’espace dévolu aux deux joutes sportives (stade du 7 novembre), mais aussi dans les sept mouvements et les sept tableaux évoqués. Il s’agit d’une célébration implicite du régime politique issu du « changement » du 7 novembre 1987. Au-delà des envolées lyriques dans le descriptif de la mise en scène des cérémonies par la presse nationale, la combinaison entre l’origine territoriale de la nation (Carthage/Afrique) et son ancrage géo-culturel (la Méditerranée) est saisissante. Primauté de la propagande politique et médiatique sur la logique sportive ? Il s’agit, dans les deux cas, d’affirmer explicitement et sur un mode unanime l’identité nouvelle du pays organisateur. Carthage et la Méditerranée sont les deux pôles de référence autour desquels se réaffirme l’ancienneté de l’existence de la nation, car l’ancienneté est elle-même un signe de légitimité[25] : l’objectif est de rendre visible la communauté imaginée[26], de la montrer en tant qu’oeuvre du régime politique en place. Finalement, Carthage/Afrique et la Méditerranée apparaissent comme les deux paramètres identitaires incarnés par le président Ben Ali, autrement dit l’« artisan du changement » du 7 novembre 1987, pour reprendre la terminologie officielle.

Un « nationalisme méditerranéen » dans les jeux méditerranéens ?

La promotion du pouvoir et de la nouvelle symbolique nationale à travers le cérémonial d’ouverture des jeux va se doubler d’un usage politique des ressources propres à chaque compétition sportive, ce qui conduit néanmoins à mieux affirmer les spécificités inhérentes à chacune des deux manifestations. Autrement dit, c’est l’ancrage méditerranéen, comme nouvel horizon de l’identité tunisienne, qui va mettre à l’honneur la Méditerranée et conférer aux Jeux méditerranéens leur propre identité sportive. D’autant qu’en Tunisie, avant le tournant des années 1990, la référence méditerranéenne en matière de sport a été quantité négligeable dans le corpus considérable des discours politiques à thématique sportive de 1956 à 1985 (sept discours seulement sur un total de 260)[27]. Mais cette situation n’est pas propre au cas tunisien. En effet, durant cette même période caractérisée par l’avènement des États-nations du Maghreb postcolonial qui cherchent à s’affirmer dans le contexte de l’hégémonique idéologie nationaliste arabe et son mythe unificateur de la nation arabe « de l’Atlantique au Golfe persique », pour les autres pays du Maghreb (Algérie et Maroc), la Méditerranée n’occupe qu’une place marginale. Dans l’Algérie d’Houari Boumédiène et le Maroc d’Hassan II, les Jeux méditerranéens respectivement d’Alger en 1975 et de Casablanca en 1983 semblent être marqués par les rancoeurs à l’égard du colonisateur français. Ces deux rendez-vous sportifs méditerranéens sont le lieu d’expression de la référence arabe des nationalismes algérien et marocain (en particulier en raison des relations tendues à l’époque entre les États arabes et Israël). Pour les Jeux d’Alger, la fastueuse cérémonie d’ouverture de la compétition méditerranéenne est destinée d’abord à montrer la « grandeur » de la jeune nation algérienne. C’est aussi l’occasion d’un déchaînement de passion nationaliste : la rencontre finale de football entre l’Algérie et la France, remportée par l’équipe algérienne, est vécue par la population comme une « revanche » sur l’ancien colonisateur, ce qui perpétue la tradition du football en tant qu’outil de mobilisation et de lutte nationaliste en Algérie[28].

À Casablanca, en 1983, la cérémonie d’ouverture des Jeux méditerranéens est l’occasion de réaffirmer la référence arabe et religieuse du Maroc et son ancrage dans le monde arabo-musulman (solidarité avec le Liban, hommage implicite à l’Arabie saoudite qui a aidé le Maroc à réaliser pour l’occasion de gigantesques installations sportives). Quant aux compétitions sportives, elles se déroulent dans un climat d’hostilité à l’égard des athlètes français, au point que certains refusent de participer à la cérémonie de clôture. À l’époque, l’ambassadeur de France se plaint au gouvernement marocain de l’attitude francophobe d’une partie du public marocain[29].

C’est donc par une sorte de « nationalisme méditerranéen » que la compétition de 2001 va se différencier des précédents Jeux méditerranéens. Ainsi, dans le feu des préparatifs des Jeux de 2001, le président de la République tunisienne souligne : « La Tunisie s’apprête à accueillir la quatorzième session des Jeux méditerranéens. La Tunisie, qui est fidèle à son appartenance méditerranéenne n’a jamais été absente à ces jeux depuis son accession à l’indépendance […][30]. » Plus que par le passé, les Jeux méditerranéens de 2001 paraissent donc revêtir pour le pouvoir tunisien une signification symbolique de première importance. Ils vont bénéficier d’une attention politique toute particulière, illustrée par la réalisation d’un complexe sportif ultramoderne situé dans la ville « méditerranéenne » de Radès (banlieue nord-ouest de Tunis). Ce complexe sportif, baptisé « Cité sportive du 7 novembre » et inauguré en grande pompe au mois d’août 2001 juste avant le démarrage des Jeux méditerranéens, est dédié à la gloire des Jeux, mais aussi à la gloire du régime tunisien : la référence à la date du « changement » politique du 7 novembre en dit long sur la signification politique conférée à ce nouveau haut lieu du sport tunisien.

Pour ce qui est de la compétition elle-même, toute une série de messages propagandistes permet de constater qu’il s’agit moins de jeux sportifs que d’une fête dédiée à la Méditerranée : « Cette 14e édition est placée sous le signe : À Tunis, la Méditerranée en fête[31] » ; un grand encart expose : « J-1 : à Tunis la Méditerranée en fête[32] ». Ce qui est désigné, au fond, ce ne sont pas les Jeux, mais l’espace maritime dans sa totalité et sa neutralité. En ce sens, et parallèlement à la compétition, toute une série de manifestations extra-sportives se déroulent dans plusieurs villes méditerranéennes[33] de la Tunisie. Elles visent, semble-t-il, à vulgariser au sein de la population le thème de l’identité « méditerranéenne ». La presse rapporte l’organisation de manifestations culturelles, d’animations et de spectacles populaires qui associent des troupes folkloriques, musicales, artistiques venant de pays comme l’Égypte, l’Espagne ou la Yougoslavie. Elle évoque aussi, entre autres manifestations, une exposition de peinture ou la tenue d’un séminaire sur l’art moderne dans le bassin méditerranéen. De ce fait, la diversité des activités dépasse le strict cadre des jeux sportifs. Elle traduit la volonté d’établir une proximité avec les autres pays du pourtour méditerranéen et de donner un contenu concret à l’espace maritime. L’approche de la Méditerranée peut même revêtir des accents nationalistes. De nombreux renvois identitaires et un mode d’appropriation du paradigme méditerranéen sont d’un usage fréquent. Ces procédés apparaissent, par exemple, dans ce jeu de métaphores : « Vive la Méditerranée notre mer [sic] patrie[34] ! » On peut se demander s’il n’est pas question ici de l’émergence d’un phénomène nationaliste de type nouveau : un nationalisme méditerranéen.

La Méditerranée n’est pas mise en scène uniquement avant et pendant la cérémonie d’ouverture des Jeux. Elle est illustrée également tout au long du tournoi sportif. Par exemple, le nom des villes tunisiennes organisatrices des Jeux sont puisés dans des métaphores méditerranéennes : Bizerte est ainsi surnommée « Venise de l’Orient », Radès « perle de la Méditerranée » et Tunis « phare de son golfe et de la Méditerranée ». Dans la même veine, les trois médailles d’or obtenues par trois lutteuses tunisiennes sont célébrées par le renvoi au champ lexical consacré à la Méditerranée : « Elles sont désormais les reines de la Méditerranée[35]. » Enfin, au lendemain de la clôture des Jeux, le récit du bilan de la compétition use d’une formule possessive éloquente, « notre mer civilisatrice[36] », et parle « d’une édition en or » pour résumer les Jeux méditerranéens de 2001.

Mais, au-delà, quel est le sens de cette montée du thème de la Méditerranée, y compris dans l’enceinte sportive ? Ce thème répond d’abord à un enjeu politique pour le régime tunisien : sortir du face à face avec l’islam sur le terrain symbolique de l’histoire ; l’identité tunisienne n’a pas pour origine la conquête musulmane et ne commence pas au Moyen Âge. C’est dans cette visée que s’inscrit l’identité « méditerranéenne » de la Tunisie, qui inclut bien évidemment les dimensions maghrébine, arabe et musulmane. Néanmoins, l’hégémonie idéologique du thème de la Méditerranée sur les autres thèmes identitaires recouvre un autre enjeu important qui se situe sur le terrain économique et diplomatique. Il s’agit pour les autorités tunisiennes de répondre à la nouvelle configuration des rapports Nord/Sud de la Méditerranée, en inscrivant la Tunisie dans la nouvelle politique euro-méditerranéenne inaugurée par la conférence de Barcelone des 27 et 28 novembre 1995[37]. De ce fait, le thème de la Méditerranée est à relier avec le projet euro-méditerranéen, que la Tunisie a embrassé avec enthousiasme[38], dont la rhétorique lancinante de la « mise à niveau » et du thème du « bon élève économique[39] » des bailleurs de fonds, telle l’Union européenne, vise un développement qui passe essentiellement par l’accroissement de la compétitivité des entreprises en vue de l’instauration d’une zone de libre échange. Cet arrimage de la Tunisie à l’Europe et le discours méditerranéen qui lui est propre revêtent, en outre, une autre « fonction identitaire » non négligeable : relier la diaspora tunisienne, et son potentiel économique et touristique, à sa patrie d’origine. Enfin et de façon concomitante, cela traduit la volonté manifeste du régime tunisien de se distancier d’un monde arabe dominé par la poussée islamiste et perçu comme à l’origine de bien des maux actuels.

À la recherche d’une visibilité internationale

Cependant, les deux manifestations sportives ne peuvent se réduire à une représentation de la nation fondée sur la mise à jour imagée de sa mémoire historique ou les excès d’un nationalisme de type nouveau. Elles véhiculent aussi des messages destinés à l’extérieur et traduisent la volonté de promouvoir l’image d’un État-nation ouvert à la recherche d’une visibilité internationale. Comme le souligne Youcef Fatès, le sport de haute compétition est le seul terrain où les pays du tiers-monde peuvent se mesurer, se battre et éventuellement arracher une illusoire victoire aux pays développés[40]. Aussi la Tunisie utilise-t-elle ces deux manifestations sportives comme une tribune pour donner d’elle l’image d’un pays qui épouse tous les aspects de la modernité.

La question de la modernité transparaît dans la médiatisation des victoires que les Tunisiennes remportent durant la compétition méditerranéenne de 2001. Les exploits féminins sont ostensiblement montrés par les médias nationaux. Cela n’est pas toujours le cas des athlètes masculins qui obtiennent des résultats équivalents : il en va ainsi du portrait souriant de trois lutteuses tunisiennes[41] et de la photo de la médaillée d’or de karaté brandissant le drapeau national[42]. Lorsque le passé du sport féminin est évoqué, c’est pour mieux souligner les progrès réalisés en la matière : « Encore une très bonne moisson pour la Tunisie au terme de la quatrième journée des Jeux méditerranéens. Hier les dames étaient à l’honneur avec trois médailles d’or […]. La Tunisie dépasse par la même occasion sa meilleure récolte obtenue lors des Jeux de Tunis de 1967[43]. »

En réalité, la référence au sport féminin participe de la construction politique d’un féminisme d’État tunisien. Il suffit, à ce sujet, de se référer aux propos de Neziha Zarrouk, ministre des Affaires de la Femme et de la Famille, pendant la manifestation sportive méditerranéenne de 2001 : « Les résultats [des sportives tunisiennes] dans plusieurs disciplines témoignent du niveau d’évolution que la femme tunisienne a atteint et de la position qu’elle occupe dans le cadre des orientations stratégiques tracées par le président Zine el Abidine ben Ali[44]. » Certes, l’émancipation de la femme par le sport a toujours été considérée comme un élément essentiel dans le processus de la modernité tunisienne. Rappelons, à cet égard, que l’« événement » le plus important des Jeux méditerranéens de Tunis, en 1967, est la participation pour la première fois des athlètes féminines maghrébines dans des compétitions sportives internationales. Cette première, résultat de la volonté politique tunisienne, s’inscrit dans le projet politique et social que Bourguiba défend au lendemain de l’indépendance en matière d’égalité des droits entre l’homme et la femme : l’État tunisien promulgue en 1956 un code de la famille et un code civil instituant l’égalité des sexes. Or, ce qui apparaît comme une nouveauté dans la conjoncture politique actuelle, c’est la récupération politique de la thématique du sport féminin par un régime réputé autoritaire[45]. La mise en scène de l’exploit sportif féminin permet à ce dernier de s’afficher comme le défenseur de l’égalité des sexes et des droits de l’Homme afin de renvoyer l’image d’un pays moderne qui progresse dans tous les domaines.

L’exception tunisienne en matière d’organisation des jeux est un autre sujet qui traverse les deux manifestations sportives. Ici, également, l’objectif des autorités tunisiennes est de montrer au monde le savoir-faire tunisien. Prolongeant les discours politiques, la rhétorique journalistique ne tarde pas à mettre l’accent sur ce dernier thème, en reproduisant des témoignages étrangers. Ceux-ci sont pour la presse nationale des preuves qui attestent la réussite des manifestations sportives. C’est le cas des propos sur la nouvelle Tunisie que l’homme politique français Philippe Séguin a « confiés à une chaîne satellitaire[46] » : « La Tunisie, jeune dragon, ne pouvait se suffire de ses seuls succès économiques et sociaux, elle tenait, et c’est légitime, à recueillir les dividendes de ses grands investissements en faveur du sport et de la jeunesse en étant champion d’Afrique de football[47]. »

Les personnalités étrangères du monde politique et sportif, présentes sur les lieux des deux compétitions sportives de 2001 et de 2004, sont invitées par la presse nationale à livrer leur opinion sur les deux événements sportifs. Ainsi, par exemple, le président de la Fédération internationale de football, Joseph Blatter, présent en Tunisie à l’occasion du tournoi africain de football, exprime sa « profonde gratitude au président Ben Ali pour les ‘grands efforts’ qu’il n’a cessé de déployer afin d’assurer le succès de la Coupe d’Afrique des nations de 2004[48] ». Au fond, l’ensemble des témoignages étrangers vise à « valider » un discours national qui insiste sur « le caractère exceptionnel » du déroulement des deux événements sportifs. Les Jeux méditerranéens sont considérés comme « la plus grande manifestation sportive du troisième millénaire dont la Tunisie, carrefour de civilisations, voudrait qu’elle reste gravée dans les mémoires[49] ». De même, à propos de la Coupe d’Afrique des nations de 2004, la presse proclame : « La Tunisie du Changement se veut l’écrin parfait de ces joutes qui feront date[50]. » Sur fond de renvoi au passé, accompagné du portrait du président tunisien, le discours national dominant mêle propos flatteurs pour le régime et sentiments de fierté nationale.

Au fond, la rhétorique sur la modernité et l’exceptionnalité tunisienne en matière sportive renvoie à l’exceptionnalité politique de la Tunisie qui est un des thèmes récurrents du pouvoir tunisien, mais aussi de l’opposition. Cette dernière est constituée de « monocraties partisanes[51] » « qui reproduisent à une échelle très réduite les fonctionnements et les dysfonctionnements du Parti-État[52] ». En fait, la thématique de l’exceptionnalité politique de la Tunisie, amplement relayée par la communauté internationale, se nourrit du mythe des traditions de modernité, d’ouverture, de tolérance et de réformisme qui traversent la classe politique tunisienne. Cette image de la Tunisie cache mal un processus historique de longue durée (avant et après l’indépendance) par lequel l’État s’est employé à contrôler le champ social et religieux, en confortant un nationalisme communautaire contraire au patriotisme civique[53]. Il est symptomatique, à cet égard, de constater que même le courant islamiste inscrit son discours dans cette lignée réformiste[54].

Lors de la victoire finale de l’équipe tunisienne de football, le 14 février 2004, la photo du président tunisien brandissant la Coupe d’Afrique des nations avant de remettre le trophée au capitaine de l’équipe nationale en dit long sur le message politique conféré à l’événement. Le mérite de cette victoire ne revient plus à l’oeuvre sportive, mais à la nouvelle politique gouvernementale : « Ce titre dont ont rêvé bien des générations est en fait l’aboutissement de toute une politique que la Tunisie du changement a mise en place depuis des années […] les Jeux méditerranéens hier, la Coupe d’Afrique des nations aujourd’hui, la Coupe du monde de handball demain […][55]. » Avec le succès sportif, nous passons du registre de la récupération politique au phénomène de l’adhésion collective détournée au profit du chef de l’État tunisien : « Cette foule qui a spontanément gagné la rue pour exprimer sa joie et son bonheur est reconnaissante à l’homme du 7 novembre qui a su lui inculquer cette passion et cette ambition dont se prévalent toutes les nations modernes[56]. » La victoire finale est ainsi transformée en une mise en scène de la nation et du régime politique qui l’incarne. Cette opération se traduit par des formules comme « une renaissance nationale », « une seconde indépendance », « la Tunisie au Paradis[57] ». L’événement est qualifié d’« historique[58] ». Ces expressions font écho à celles évoquées lors des Jeux méditerranéens de 2001, lorsque l’équipe tunisienne de football a obtenu la médaille d’or de la compétition. La victoire est vécue comme un « jour de gloire » et décrite comme « historique » : « L’équipe de Tunisie remporte son premier titre méditerranéen[59]. »

Bien évidemment, en investissant de la sorte l’espace sportif, les autorités officielles du pays cherchent à s’attribuer tout le bénéfice que procurent les ressources de la mythologie sportive[60]. Autrement dit, le sport contribue à renforcer les stratégies politiques et identitaires qui elles-mêmes contribuent à renforcer l’identité de la manifestation sportive. Légitimité sportive et légitimité politique se rejoignent donc dans une même logique de ressourcement symbolique. Dans ces conditions, le sport et les valeurs positives dont il se réclame (universalisme, pacifisme, fraternité, ouverture sur l’autre…) se révèlent un puissant pourvoyeur du paradigme identitaire et nationaliste au-delà même des frontières nationales. C’est ainsi que, par un effet de médiatisation combiné à un phénomène de « report identitaire à distance[61] », on peut entendre sur la chaîne française France 3 : « Les 10 millions de Tunisiens sont en communion avec les aigles de Carthage[62]. » De même, France 2 souligne : « À 1 500 km de Radès (Tunisie), un public en liesse : les Tunisiens de France envahissent les Champs-Élysées en rouge et blanc, après les bleus de 1998[63]. » À Marseille, « la communauté tunisienne était aux anges hier sur le Vieux-Port… On a longtemps célébré les Dieux Jaziri et Santos qui ont donné la victoire aux Aigles de Carthage[64]. » Ailleurs, on peut observer des spectateurs qui brandissent des statuettes d’aigle[65]. En fait, comme le souligne Éric Hobsbawn, la communauté imaginée de millions de gens semble plus réelle quand elle se trouve réduite à onze joueurs dont on connaît les noms. L’individu, même celui qui ne fait que crier des encouragements, devient lui-même le symbole de sa nation[66]. Par ailleurs, le même « événement sportif » donne lieu à un phénomène de « sociabilités virtuelles » que l’on peut observer dans le fleurissement d’échanges dans des sites Internet créés par des Tunisiens (de nationalité ou par leur ascendance). Les communications qu’ils établissent entre eux dans les quatre coins du globe montrent qu’ils (re)découvrent leurs « ancêtres les Carthaginois » avec le surnom de l’équipe tunisienne de football (les Aigles de Carthage) et éprouvent une certaine fierté à appartenir à leur pays d’origine.

Toutefois, la réception à chaud de l’événement est-elle pour autant synonyme de l’efficacité de l’intention stratégique du pouvoir et d’un mouvement d’adhésion à une identité « méditerranéenne » ? Les rares enquêtes sociologiques sur ce sujet confortent l’hypothèse du faible effet du référent méditerranéen sur la conscience historique des Tunisiens : au début des années 1990, une enquête menée par le ministère tunisien des affaires culturelles montre que 11 % des Tunisiens se perçoivent comme Maghrébins avant tout (parmi lesquels 5 % se perçoivent comme Africains et 6 % comme Méditerranéens), tandis que l’immense majorité se perçoivent comme Arabes d’abord[67]. Ces résultats[68] confirment d’autres constats comme ceux émis par Stephen Benedict lorsqu’il souligne que la jeunesse tunisienne est plus préoccupée par la cause palestinienne et la guerre du Golfe et ses prolongements[69]. En effet, dans un pays où l’imaginaire social demeure dans une large mesure un imaginaire religieux[70], il n’est pas surprenant de constater, comme le rapporte une enquête récente du journal Le Monde, le « retour du voile[71] » en Tunisie, et ce, malgré l’institution de l’égalité entre les hommes et les femmes dans ce pays depuis cinquante ans. Ces éléments montrent que, s’il y a grosso modo une adhésion à la fois « passive » (de la part de la classe politique) et active (de la part de l’élite intellectuelle[72]) à la nouvelle définition de l’identité tunisienne, il en va différemment à l’échelle de la société dans son ensemble. Celle-ci demeure cantonnée, dans son immense majorité, au référent arabo-musulman. Cette situation révèle l’inadéquation entre la construction identitaire d’« en haut » et celle du peuple. Finalement, les discours et les pratiques sociales des Tunisiens permettent de conclure à une forte résistance sociale face à la nouvelle approche de l’identité tunisienne par le paradigme méditerranéen.

Conclusion

La présente étude montre l’importance toute particulière des deux événements sportifs de 2001 et de 2004, en raison des circonstances immédiates caractérisées par un enjeu électoral à la tête de l’État tunisien, sur fond de modification des règles du jeu politique. Néanmoins, avec la prise en compte du contexte plus général de l’évolution politique de la Tunisie dans la période très contemporaine (1987-2007), l’analyse révèle un jeu de miroir passé / présent qui reflète, du même coup, une double fonction du sport. Il est à la fois un instrument de propagande pour le régime politique, mais aussi un lieu d’expression de la nouvelle symbolique identitaire qu’il veut incarner. En s’impliquant dans les deux événements et en s’appropriant l’espace sportif, les discours officiels (politique et journalistique) veulent s’accaparer les valeurs consensuelles du sport et saisir l’impact médiatique du sport-spectacle, afin de promouvoir le pouvoir en place et sa vision du paradigme identitaire, aux échelles nationale et internationale ; ils font ainsi du sport un lieu fort de nationalisme endogène et d’imaginaire identitaire.