Recensions

Morale et politique dans l’Europe moderne de Michael Oakeshott, préface et traduction d’Olivier Sedeyn, Paris, Éditions Les Belles Lettres, Bibliothèque Classique de la Liberté, collection dirigée par Alain Laurent, 2006, 204 p.[Notice]

  • Jérémie Duhamel

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  • Jérémie Duhamel
    Doctorant au Centre de recherches politiques Raymond-Aron, École des hautes études en sciences sociales, Paris

La traduction française de cette série de huit conférences prononcées par Michael Oakeshott (1901-1990) à Harvard en 1958 constitue une étape décisive dans l’appropriation francophone de son oeuvre. Dans la succession de rendez-vous manqués qui semble avoir été le lot de la réception de ses idées en dehors de leur « milieu naturel », la subtilité de sa pensée et la rectitude du public ne sauraient être les seules en cause. Dans cette situation, le retard et le caractère partiel de la traduction de son oeuvre ont joué un rôle prépondérant. Cela dit, compte tenu de l’importance du rôle joué par le philosophe anglais dans les transformations de la pensée politique au xxe siècle, nous avons de bonnes raisons de saluer la traduction d’un ouvrage dont la forme et le statut nous permettent au surplus de réfléchir à nouveaux frais sur la trajectoire de sa pensée. Dans le cadre de ces conférences, M. Oakeshott se propose d’interroger le rapport entre la pensée moderne du gouvernement et les dispositions morales qui lui sont corrélatives. Sa tentative de compréhension de la condition politique moderne est ici suspendue au pari que les dispositions morales fournissent un point de vue privilégié sur le contexte dans lequel prennent place les interrogations sur les pratiques politiques. Ainsi, dirions-nous que l’originalité de son analyse consiste dans son effort pour penser conjointement la formation de l’État moderne et les régimes moraux qui l’accompagnent. Pour le philosophe anglais, ce sont non seulement les nouvelles données empiriques – comme la concentration sans précédent des pouvoirs des dirigeants et la reconnaissance du gouvernement comme activité souveraine – qui constituent la trame principale du « caractère » moderne, mais aussi, et peut-être surtout, la manière dont les individus et les groupes répondent aux nouvelles « occasions d’individualité » (the opportunities of individuality) offertes dans le sillage de la dissolution de l’ordre communal médiéval. Or, à ses yeux, l’un des traits dominants de la modernité européenne est la présence simultanée de sujets disposés à faire des choix par eux-mêmes et de sujets non disposés ou incapables de faire de tels choix. Sa thèse consiste, en définitive, dans l’idée que, dans la modernité européenne, deux sensibilités morales concurrentes sous-tendent deux conceptions conflictuelles des tâches du gouvernement. La première disposition morale que M. Oakeshott appelle la « morale de l’individualité » dérive d’une appréciation favorable à la liberté individuelle. En dépit de la multiplicité de ses expressions, cette tradition trouve son dénominateur commun dans sa valorisation de la possibilité pour l’individu de faire ses propres choix et la volonté de lui conférer une étendue maximale dans la société. Aussi la morale de l’individualité est-elle accompagnée d’une théorie politique qui cherche à préciser les tâches spécifiques du gouvernement qui soient en adéquation avec ses assises morales. À partir de John Locke, l’idée qui tend à prédominer est que la fonction du gouvernement consiste moins à guider les aspirations individuelles qu’à les arbitrer en cas de conflits. D’Emmanuel Kant à Jeremy Bentham (et John Stuart Mill, bien qu’avec quelques réserves), en passant par Adam Smith et Edmund Burke, la politique de l’individualisme vise à faire respecter des règles nécessaires à la protection des libertés individuelles contre l’ingérence normative de l’État et d’autrui. Pour reprendre une idée fort significative de J. Bentham mobilisée par M. Oakeshott, nous dirions que « le gouvernement est un stratagème visant à rendre sans profit l’intolérance » (p. 144). Mutatis mutandis, les différentes versions de la morale et de la politique de l’individualisme supposent que l’individu libre et autonome est le mieux disposé à trouver les conditions de la …