Corps de l’article

L’étude du processus de transition démocratique au Mexique – et en Amérique latine de façon plus large – n’est pas chose nouvelle. Nous avons assisté à l’essor de la « transitologie », qui voyait la démocratie arriver en Amérique latine dans un proche avenir, et ensuite, lorsque la démocratisation s’est avérée problématique, à l’apparition de la « consolidologie », qui cherchait à comprendre les écueils et les étapes du processus de transformation de la démocratie en un régime stable et complet. Alors que ce processus s’est, lui aussi, révélé problématique, une espèce de déception de la démocratie semble être en train de s’installer. Dans ce numéro, nous espérons apporter un regard plus nuancé des processus politiques à l’oeuvre au Mexique, de façon à arriver à un diagnostic plus exact de l’état du système politique mexicain.

Nous sommes d’avis que, pour ce faire, il est nécessaire de jeter un nouveau regard sur les dynamiques politiques locales. Le Mexique étant un pays fédéral où autant les États subnationaux que les municipalités jouissent de compétences et de privilèges constitutionnels et exercent des pouvoirs formels et informels, ces dynamiques méritent d’être étudiées en profondeur pour ce qu’elles nous disent sur elles-mêmes, mais aussi pour la lumière qu’elles jettent pour notre compréhension du système politique mexicain dans son ensemble.

Dans ce numéro, nous nous y attelons selon plusieurs perspectives, de façon à proposer une approche multidisciplinaire. Ici, on trouvera autant des analyses juridiques que des études de politiques publiques et des textes plus classiquement politologiques ou encore des réflexions de philosophie politique. Nous ne pouvons prétendre d’avoir entièrement fait le tour de la question, ni même de présenter une vision consensuelle sur l’état de la gouvernance locale au Mexique ou de ses liens avec la transition démocratique, mais nous sommes confiants que nos réflexions contribuent au développement des connaissances et que les questions que nous laissons pendantes stimuleront rapidement de nouvelles réflexions.

Dans ce numéro, nous dégageons plusieurs sujets importants. Le premier est, naturellement, la place des dynamiques politiques locales dans l’ensemble national. D’une part, nous affirmons l’importance de l’analyse spécifique des processus politiques locaux. Ceux-ci ont des logiques et des cadres de référence qui leur sont particuliers et interagissent avec des processus plus larges, fédéraux ou régionaux, tout en restant distincts. On trouvera sous ce volet les articles de Françoise Montambeault sur la ville de Nezahualcóyotl, de Tina Hilgers sur le District fédéral et de Julián Durazo Herrmann sur l’État d’Oaxaca.

D’autre part, certains auteurs se penchent sur les rapports complexes entre ces dynamiques locales et les autres niveaux de l’État mexicain. Leur argument est que les processus locaux changent la donne des processus plus larges, qu’ils soient régionaux ou fédéraux. On ne saurait donc comprendre la dynamique nationale sans référence au local. Pendant que Tania Navarro Rodríguez se penche sur les conséquences d’une crise électorale au niveau d’une délégation (une sorte d’arrondissement) du District fédéral sur la vie politique de celui-ci, Lucy Luccisano et Laura Macdonald proposent une perspective multidimensionnelle pour mieux évaluer le potentiel démocratique du grand programme fédéral d’assistance sociale, Progresa / Oportunidades.

D’autres auteurs prennent une vision nationale des dynamiques politiques locales. Les processus politiques locaux faisant partie du système politique national, ils arguent qu’il est important d’évaluer leurs dynamiques comme un ensemble. C’est le cas de l’article de Vicente Ugalde sur la judiciarisation des relations intergouvernementales au Mexique et de celui de Malik Tahar Chaouch sur les liens entre religion et politique au Mexique. Ensemble, ces perspectives nous permettent d’examiner la portée des transformations politiques mexicaines, ainsi que la résilience des dynamiques et des acteurs politiques locaux.

Un autre sujet central à nos réflexions est celui des ruptures et des continuités observables dans les dynamiques politiques locales au Mexique. Comme le signalent Vicente Ugalde et Tania Navarro, le processus mexicain de démocratisation s’est fait sur la base de réformes légales incrémentales, graduelles et progressives, parfois même contradictoires. Ce faisant, nombre de nouvelles procédures, institutions et aussi de nouveaux canaux de résolution judiciaire de conflits ont été créés et utilisés par les différents acteurs politiques, renforçant l’État de droit dans le régime en transition. Néanmoins, le cadre constitutionnel général n’a pas changé, ou seulement très lentement. En conséquence, si la légitimité procédurale de ces réformes est impeccable, il est parfois difficile d’en dire autant de leur légitimité sociale.

Une autre conséquence de la transition et de ses réformes légales est l’ouverture de nombreux espaces de participation politique pour des acteurs très différents, allant des organisations sociales de quartier aux municipalités et aux États contrôlés par des partis d’opposition, en passant par les partis politiques et les gouvernements étatiques. Sans aller jusqu’à devenir un paradigme de démocratie participative, la scène politique mexicaine – que ce soit au niveau local, étatique ou fédéral – s’en est trouvée passablement transformée.

Cependant, cet élargissement de la sphère politique ne s’est pas nécessairement traduit par son approfondissement. Cela est observable dans la reprise des pratiques clientélaires à tous les niveaux, que ce soit à Nezahualcóyotl (Montambeault), au District fédéral (Hilgers) ou à Oaxaca (Durazo Herrmann), ou même simultanément dans plusieurs municipalités et États pour le programme national Oportunidades (Luccisano et Macdonald).

Nous observons par ailleurs qu’un rapport ambigu émerge dans les relations entre partis politiques et organisations sociales. D’un côté, elles sont davantage encadrées par des normes légales et sont aussi devenues plus transparentes. De l’autre, on a vu une réapparition de procédures clientélistes, de nouvelles formes de contrôle politique et même de pratiques carrément autoritaires.

Dans son article, Julián Durazo Herrmann appelle « hybridation » cette coexistence d’institutions politiques formellement démocratiques avec des pratiques autoritaires. En plus de légitimer des pratiques non démocratiques, l’hybridation accentue la dimension strictement procédurale de la démocratie, son caractère hétérogène et ses résultats dépendants de l’équilibre conjoncturel des forces politiques. À côté de la rénovation du clientélisme, nous observons des phénomènes politiques hybrides dans les méandres des législations électorales locales et dans les accommodements politiques qui suivent – notamment le cas d’Iztapalapa après les élections locales de 2009 au District fédéral (Navarro).

Les causes de cette hybridation sont multiples. D’un côté, nous montrons l’incapacité – ou le manque de volonté – des élites locales, y compris celles issues de partis d’opposition parvenus au pouvoir, d’abandonner les vieilles pratiques autoritaires, même si l’ouverture politique les oblige à les transformer (Montambeault, Hilgers, Luccisano et Macdonald). D’un autre, nous notons que l’hétérogénéité sociale du Mexique – particulièrement visible au niveau local – encourage l’apparition de médiateurs politiques, qui ensuite retirent des rentes importantes de leur prétention d’être irremplaçables pour la gouvernance locale (Durazo Herrmann). Nous signalons en outre que, du côté des mouvements sociaux, l’adhésion aux principes et aux pratiques de la démocratie libérale peut être incomplète et ambivalente, comme c’est le cas des organisations issues de la théologie de la libération (Tahar Chaouch). Ces paradoxes et contradictions sont à l’origine d’une bonne partie des conflits – parfois violents – qui entachent la politique au Mexique.

Pris dans leur ensemble, nos textes démontrent la fluidité et le dynamisme de la situation politique au Mexique. Nous révélons aussi de nombreuses contradictions sur le terrain, qui vont des écarts entre la pratique politique des acteurs et la théorie démocratique – et même les dispositions légales – à la présence d’une hétérogénéité régionale très importante, en passant par des processus et des calendriers de transition différents, voir divergents, par circonscription.

De façon plus large, nous percevons deux phénomènes paradoxaux à l’oeuvre dans la transition mexicaine : premièrement, l’évolution des pratiques politiques informelles n’a pas nécessairement accompagné celle des institutions formelles – même si elle n’en est pas complètement indépendante ; deuxièmement, l’approfondissement des pratiques démocratiques n’a pas toujours suivi leur expansion. Bien que ce deuxième processus soit lié d’une certaine façon au premier, il est aussi dépendant de la logique même de la transition mexicaine, axée sur des réformes à la pièce, incrémentales et sans véritable plan d’ensemble.

En conséquence, la portée des réformes de la transition est moins grande et plus difficile à évaluer que prévu. Nos réflexions, axées sur la dimension locale, nous permettent de mieux identifier et expliquer ces nuances.

Sans le dire expressément, nous remettons donc en question la viabilité des concepts de « transition » et de « consolidation », au moins pour le cas mexicain, et nous cherchons une alternative, telle l’« hybridation ». Ce faisant, nous espérons contribuer théoriquement et empiriquement à une nouvelle vague de réflexion sur les processus de changement politique au Mexique, et ailleurs en Amérique latine, voire dans le monde. Ce numéro spécial de Politique et Sociétés n’est vraiment qu’un premier pas dans cette direction.