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Qu’est-ce que des politiques migratoires justes ? Au lieu de répondre directement à cette question, les directeurs de cet ouvrage nous proposent un outil pour imaginer à quoi elles pourraient ressembler, le scénario migrations sans frontières (MSF), qu’ils ont demandé à différents experts d’évaluer d’un point de vue à la fois théorique et empirique. Leurs conclusions, divisées en deux parties et réparties en douze chapitres, permettent de jeter un regard critique et nuancé sur les aspects de la condition humaine les plus susceptibles d’être affectés par la mise en oeuvre de ce scénario. Elles sont précédées par un chapitre de synthèse remarquable des directeurs dans lequel les points communs et les divergences des contributeurs sont présentés et rassemblés autour de quatre thèmes principaux : les droits de l’homme et l’éthique, l’économie, la vie sociale et la pratique concrète, à savoir les tentatives politiques d’implanter le scénario MSF dans les différentes régions du monde.

Partant du constat que les tentatives des États de contrôler les flux migratoires échouent régulièrement, qu’elles s’accompagnent de coûts humains et financiers énormes et qu’elles sont souvent en contradiction avec les valeurs des régimes démocratiques libéraux, la question de fond que pose cet ouvrage est celle de la reconnaissance d’un droit humain universel à la mobilité. Qu’arriverait-il si les États à travers le monde ouvraient leurs frontières et accordaient à tous les individus le droit de circuler librement ? Cela impliquerait d’abord la possibilité de corriger l’asymétrie actuelle, inscrite dans la Déclaration universelle des droits de l’homme, entre le droit d’émigrer, reconnu par l’article 13.2, et le droit d’immigrer, qui ne fait l’objet d’aucun article. Des raisons morales de justice pourraient alors être invoquées pour inciter les États à compléter les droits de l’homme, notamment le fait que la mobilité des individus dépend encore des circonstances arbitraires de leur naissance, de la demande des États pour leurs qualifications et de l’inégale répartition des richesses entre les pays. Ces raisons nous conduiraient ensuite à remettre en question la légitimité même des contrôles frontaliers et à reconnaître que « dans un monde de flux, la mobilité est une ressource centrale à laquelle tous les êtres humains devraient avoir accès » (p. 26). Les droits de l’homme gagneraient ainsi en cohérence puisque le droit des individus de choisir leur emploi (art. 23) et celui d’avoir un niveau de vie suffisant (art. 25) pourraient recevoir un contenu substantiel. Dans cette perspective, la reconnaissance d’un droit universel des individus à la mobilité serait donc appelée et justifiée par la logique inhérente aux droits de l’homme déjà reconnus par les États.

C’est sans conteste aux niveaux suivants, ceux de l’économie et de la politique, que les choses se corsent. Il est en effet difficile d’établir avec certitude d’un point de vue empirique que l’immigration profite économiquement aux pays d’origine et aux sociétés d’accueil, car les conclusions des contributeurs sont partagées. En revanche, il semble établi que les immigrants ne nuisent pas au bien-être des travailleurs peu qualifiés dans les sociétés d’accueil. On observe une complexité similaire à l’échelle internationale. Les économistes classiques et ceux qui s’en inspirent estiment que le scénario MSF permettrait de stimuler le développement des pays pauvres et, par conséquent, de réduire la pauvreté mondiale. Mais confier ainsi aux forces du marché la tâche de résoudre le problème de la redistribution des richesses à l’heure de la mondialisation exposerait selon leurs opposants « les plus pauvres parmi les pauvres » à une injustice encore plus grande, celle de ne pas pouvoir migrer en raison de leur manque de compétences minimales, sans compter que les personnes ne circulent pas aussi facilement que les biens marchands. Des politiques migratoires justes ne sauraient donc se satisfaire des seules raisons économiques et, si l’on accepte l’idée qu’elles feront des gagnants et des perdants, elles devront nécessairement impliquer « des choix sociaux et politiques ».

Compte tenu du fait que le modèle classique de l’immigration suivi d’une installation permanente ne suffit plus à décrire la variété des déplacements des individus dans le monde d’aujourd’hui, le scénario MSF présenterait d’un point de vue politique l’avantage indéniable de permettre aux politiques migratoires de renouer avec la réalité. Disparaîtraient aussi avec lui la possibilité de contourner les dispositifs de contrôles frontaliers et, par conséquent, les risques auxquels s’exposent certains migrants qu’on qualifie d’irréguliers. Et il y a tout lieu de croire qu’avec le droit de retourner dans son pays d’origine, les arrivées et les départs des individus finiraient par s’équilibrer. Mais les questions de la compatibilité de ce scénario avec l’État-providence et avec la démocratie divisent les contributeurs. Si les logiques de l’État-providence et de la libre circulation semblent obéir à des impératifs contradictoires, celle de la fermeture dans le premier cas, et celle de l’ouverture dans le second, certains estiment que la seule façon de maintenir un système de protection sociale dans ces conditions serait de le privatiser alors que d’autres font valoir des arguments démographiques et humanitaires en faveur de la cohésion sociale. Ainsi l’immigration compenserait le vieillissement de la population occidentale et elle améliorerait à coup sûr les conditions de vie de ceux qui vivent aujourd’hui dans la clandestinité. Cela nous amène à la question de l’impact du scénario MSF sur la démocratie. Depuis l’émergence des droits de l’homme, les immigrants n’ont plus besoin d’entreprendre des démarches officielles en vue d’obtenir la citoyenneté et la nationalité de leur pays d’accueil pour jouir de certains droits civils et sociaux que leur procure leur statut de résident, un statut intermédiaire entre ceux d’étranger et de citoyen. Le nombre de personnes impliquées dans des situations de ce type se multiplierait avec la réalisation du scénario MSF. Il importerait donc de s’assurer pour des raisons morales qu’elles aient accès à un minimum de droits fondamentaux (éducation, santé, logement, par exemple) et d’empêcher la création délibérée de nouveaux groupes démunis dans la société. Une solution possible pour sortir de la logique du tout ou du rien consisterait alors à défaire les droits associés à la citoyenneté et à les attribuer de manière différenciée. Elle comporte cependant le risque de transformer l’inclusion en exclusion si des obstacles internes, comme la segmentation du marché de l’emploi, freinent la mobilité des immigrants dans les sociétés d’accueil. Cette discussion a reçu un complément intéressant en 2009 avec la publication d’un ouvrage collectif sur les défis que pose la Convention internationale de l’ONU sur les droits des travailleurs migrants pour les politiques de migration des États et leur traitement des migrants (de Guchteneire et al., 2009).

Reste le problème de l’implantation pratique du scénario MSF. Les contributeurs qui ont abordé ce thème s’entendent pour conclure à la nécessité d’une approche multilatérale. On conçoit sans peine qu’un État qui déciderait seul d’ouvrir ses frontières courrait un risque énorme. Des accords internationaux ou des institutions de gouvernance globale sont donc nécessaires pour gérer les flux migratoires. Les divergences portent sur la forme qu’ils devraient prendre. Ceux qui attribuent une grande importance à la sécurité, comme Bimal Gosh, croient que ces institutions doivent être conçues en vue de la permanence et que la gestion des migrations doit se substituer à la liberté de circuler. Leurs opposants pensent, au contraire, qu’il s’agit d’une étape nécessaire mais seulement transitoire vers la liberté de circulation. Signalons que le modèle proposé par Gosh a depuis fait l’objet d’une étude critique indépendante (Geiger et Pécoud, 2010). Enfin, l’examen des diverses tentatives d’implantation régionales, dans la seconde partie du livre, montre que ce scénario est relativement bien implanté en Europe et en Afrique, qu’il est toujours au stade de la discussion dans les Amériques et qu’on ne s’y intéresse guère dans la région Asie-Pacifique.

La traduction de cet ouvrage constitue un événement : l’un de ses plus grands mérites est d’introduire les lecteurs à un débat, celui de l’ouverture des frontières (open borders), qui se poursuit depuis près de quarante ans dans le monde anglo-saxon et sur lequel la littérature francophone est sinon inexistante, du moins très mince. En publiant ce livre en français, ses éditeurs font donc oeuvre de pionniers et nous pouvons les remercier. Par ailleurs, pour quiconque s’intéresse aux enjeux moraux et politiques de notre époque, il est devenu indispensable de se forger une opinion sur les migrations internationales, comme le souligne Pierre Sané dans sa préface. De ce point de vue également, ce livre atteint sa cible, car la variété des contributeurs et de leur domaine d’expertise favorise l’émergence d’une véritable réflexion critique. On peut déplorer toutefois qu’il fasse l’impasse sur un type de mobilité, celui des migrations environnementales, qui risque de s’intensifier avec les changements climatiques. C’est peut-être pour combler cette lacune que les éditeurs feront paraître à la fin de l’été 2011 Migration and Climate Change chez Cambridge University Press.