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Au moment où j’écris ces lignes, les quotidiens nous informent d’un nouveau rapport du Conseil de l’Arctique sur les changements climatiques affectant la région (disponible sur le site http://amap.no/swipa/). Ils font aussi état de messages diplomatiques américains tout juste révélés par Wikileaks (en ligne sur la page http://wikileaks.ch/reldate/2011-05-12_0.html) et qui dépeignent les vues du premier ministre Stephen Harper sur l’Arctique comme n’étant pas aussi alarmistes que celles proférées en public. Dans un contexte où la science et les positions des intervenants en Arctique évoluent constamment, et où les politiciens cherchent à influer sur l’opinion publique, tout observateur averti voudrait bien être en mesure de faire la part des choses et donc comprendre tout nouveau développement, si particulier soit-il, en référence à la problématique d’ensemble que représente la région arctique. L’approche globale et pluridisciplinaire que nous proposent Frédéric Lasserre et ses collaborateurs, qui comptent parmi eux des experts en droit ainsi qu’en sciences géographiques, économiques et politiques, répond bien à ce besoin d’analyse.

L’ouvrage de 19 chapitres est divisé en quatre parties. La première partie discute du cadre climatique et du déclin rapide de la banquise, lequel conduirait à l’ouverture de passages maritimes libres de glace sur des périodes de plus en plus allongées, ainsi qu’à un intérêt accru, de la part de plusieurs pays, envers l’exploration minière et d’hydrocarbures. Conscients des disputes qui existent entre les scientifiques sur les causes attribuables au changement climatique, et aussi de l’incertitude attenante à l’extrapolation des données, d’ailleurs toujours sujettes à des révisions, les auteurs adoptent un ton mesuré et empreint d’objectivité. Cela dit, ils n’hésitent aucunement à conclure que les scénarios pessimistes sont à la fois crédibles et plausibles. Le dernier rapport en titre du Conseil de l’Arctique, noté ci-dessus, leur donne amplement raison.

La deuxième partie, comprenant huit chapitres, met l’accent sur l’ensemble des controverses et des débats sur l’Arctique et étudie, en détail, les acteurs et leurs enjeux politiques. Les auteurs s’entendent pour dire qu’une « bataille pour l’Arctique » entre le Canada et la Russie ou les États-Unis, ou encore toute autre combinaison de pays riverains, est peu probable. Les sujets en litige sont certes d’importance (comme le statut des routes maritimes que représentent les passages du Nord-Ouest et du Nord-Est et l’extension de la souveraineté économique sur les plateaux continentaux), mais ils seront presque assurément résolus sans recours aux armes, soit par le biais de la diplomatie bilatérale et multilatérale, soit, le cas échéant, par l’entremise du droit international. Cette partie de l’ouvrage mérite aussi notre attention pour sa discussion très instructive du rôle de la nordicité autochtone, qui s’articule autant autour d’une problématique internationale que nationale, et que le gouvernement fédéral a su exploiter sous la forme d’un partenariat pour promouvoir ses revendications au niveau international. Le chapitre sur l’impact des changements climatiques sur les communautés inuites, et en particulier celui sur les enjeux environnementaux induits par la navigation dans l’Arctique canadien, ajoutent à cette analyse de la nordicité autochtone en démontrant comment les populations locales pourraient en être directement affectées.

La troisième partie comprend quatre chapitres qui discutent à fond du cadre juridique dans l’Arctique. Le droit de la mer et la souveraineté sur les passages arctiques, les pouvoirs du Canada de protéger le milieu marin dans l’archipel arctique, la reconnaissance et la délimitation du fond marin arctique, ainsi que l’affirmation de la souveraineté canadienne sur l’archipel arctique en sont les enjeux principaux. La quatrième et dernière partie, à mon avis un peu plus descriptive que les autres, contient les cinq derniers chapitres et porte son attention sur les enjeux économiques, en particulier l’expansion possible de l’exploitation des ressources naturelles et du tourisme de croisière, ainsi que la capacité (limitée, somme toute, pour l’instant) du Canada et des communautés locales de supporter une recrudescence de ces activités.

Compte tenu de la qualité générale des textes, tous bien rédigés et libres d’erreurs manifestes, et du souci évident du directeur de l’ouvrage de bien introduire et situer dans un contexte plus général chacune des sections, Passages et mers arctiques servirait certainement, en plus de bien informer le grand public et nos politiciens, à l’enseignement de cours de premier et deuxième cycles universitaires qui chercheraient à mieux comprendre les enjeux d’aujourd’hui et de demain auxquels l’Arctique doit et devra faire face.

Je me permettrais cependant de soulever deux points mineurs qui pourraient être rectifiés lors d’une mise à jour de l’ouvrage. Le premier concerne le chapitre sur la Russie et son activisme militaire dans l’Arctique. Quoique généralement en accord avec les conclusions de l’auteur, en particulier son analyse des capacités militaires actuelles de la Russie, je ne pense pas qu’il discute suffisamment de leurs corollaires, c’est-à-dire des intentions de la Russie. Par exemple, peut-être à cause de la date de soumission pour publication, l’auteur ne fait aucune référence à la Stratégie de la Fédération de Russie pour Arctique jusqu’en 2020, annoncée et mise en ligne le 24 mars 2009 sur le site du Conseil de sécurité russe ( http://www.scrf.gov.ru/documents/98.html), ni aux discussions hautement sophistiquées qui ont cours dans les publications militaires spécialisées de langue russe, celles-ci, toutefois, n’étant pas assujetties à une date de soumission pour publication. Un plus grand recours à des sources primaires à mon avis ajouterait à la qualité et à la crédibilité de l’analyse. Le deuxième point que je voudrais soulever concerne une des recommandations des auteurs du chapitre sur les différents acteurs de sécurité canadiens dans l’Arctique. Les auteurs reconnaissent avec justesse que la défense arctique du Canada n’incombe pas aux seules Forces canadiennes et que d’autres agences fédérales canadiennes ont évidemment un rôle à y jouer. Cependant, en l’absence de toute menace de nature militaire ou criminelle qui ne serait pas négligeable, ou de tout autre argument solide, les auteurs, en recommandant (très particulièrement aux pages 92-93) que le Service canadien du renseignement de sécurité, le Centre de la sécurité des télécommunications Canada et le Conseil privé augmentent les ressources qu’ils attribuent déjà à l’Arctique ne convainquent tout simplement pas.

Je recommande fortement la lecture de cet ouvrage à tous ceux et celles qui s’intéressent à l’Arctique. L’approche pluridisciplinaire assure que chacun y trouvera son compte.