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Si elle n’est pas nouvelle, la question du modèle québécois se pose tout de même avec davantage d’acuité au Québec depuis quelques années. C’est sans doute que le champ politique est à son égard beaucoup plus polarisé aujourd’hui qu’il ne l’était antérieurement. En effet, et contrairement à ce qui a prévalu dans les premières décennies qui ont suivi la Révolution tranquille, les forces qui contestent le modèle existant sont non seulement plus nombreuses, mais elles sont surtout organisées politiquement. Dans ce contexte, de nombreux chercheurs ont abordé la question du modèle québécois[1]. Plusieurs l’ont fait dans une perspective circonscrite, s’en tenant au modèle de développement économique et social ; il en est ainsi des chercheurs du Centre de recherche sur les innovations sociales (CRISES)[2]. D’autres se sont attachés aux effets économiques et sociaux du modèle québécois[3] et ce, selon des traitements diversifiés, depuis des critiques acerbes[4] – pensons ici aux travaux de l’Institut économique de Montréal – jusqu’à des défenses argumentées[5] – que l’on trouve dans l’Annuaire du Québec, par exemple.

Le présent article est assurément d’une nature différente et, espérons-le, complémentaire des recherches mentionnées. Son objet est plus large, mais sa visée moins ambitieuse. Un objet plus large car, embrassant l’ensemble de la gouverne, il s’intéresse à l’évolution du modèle québécois de gouvernance dans ses diverses dimensions. Une visée moins ambitieuse puisque, s’appuyant sur une recherche en cours, il se concentre sur le point de vue d’un groupe d’acteurs (anciens ministres, hauts fonctionnaires et leaders de la société civile provenant des mondes associatif, syndical ou de l’entreprise) qui ont joué un rôle clé dans l’évolution de ce modèle. Nous préciserons tout d’abord, dans une première partie, ce que nous entendons par modèle de gouvernance et présenterons succinctement une typologie pouvant permettre de comparer différents modèles (types idéaux). Puis, après avoir introduit la recherche dont proviennent les données qui nous servent d’étais, nous examinerons le point de vue des acteurs concernant le modèle québécois de gouvernance et son évolution.

Modèle de gouvernance : dimensions et types

Il va sans dire que le terme modèle n’est pas compris ici au sens de « référence normative » ou d’« objet d’imitation », mais désigne plutôt une variété particulière définie par un ensemble ou un arrangement de caractères plus ou moins spécifiques. Le modèle québécois participe à ce titre de la singularité que présente chaque configuration nationale de gouvernance. Au regard de ce dernier concept, celui de gouvernance, la clarification est sans doute plus importante. C’est qu’il a été au fil des dernières années de plus en plus utilisé, et ce, selon des acceptions variées et dans des contextes idéologiques parfois relativement marqués. Bien sûr, nous faisons ici exception de l’emploi plutôt métaphorique de la notion lorsqu’elle est appliquée aux entreprises (la gouvernance des entreprises) pour ne conserver que les utilisations qui concernent la direction d’une société prise dans son ensemble. En outre, nous évitons de verser dans un point de vue normatif ou prescriptif (la « bonne » gouvernance) pour nous en tenir à l’analyse des modes de gouvernance exercés par l’État, c’est-à-dire de ses modes d’insertion et d’intervention dans sa société. Comparée à la notion plus classique de gouverne d’une société, celle de gouvernance est intéressante en ce qu’elle permet d’appréhender le fait que des responsabilités autrefois dévolues à l’État sont actuellement progressivement partagées avec les acteurs sociaux et qu’émergent ainsi de nouvelles articulations entre l’État et la société civile[6].

Qu’entendre alors par modèle de gouvernance ? Quelles sont les dimensions essentielles d’un modèle donné ? Assurément, et ainsi que nous venons de l’avancer, les modes d’insertion et d’intervention d’un État dans les différents domaines sociétaux constituent l’une de ces dimensions. Les relations entre l’État et ces différents domaines peuvent emprunter diverses configurations. À l’égard de l’économie, par exemple, et en nous inspirant de Streeck[7], nous pouvons distinguer les États selon trois types : le type laisser-faire, qui accorde un rôle déterminant aux marchés et au libre choix des consommateurs par rapport aux autres formes de coordination ; le type keynésien, dont les interventions présentent en permanence un caractère stratégique ; et le type Enabling State ou facilitateur, voire habilitant, qui aide les groupements de la société civile à se structurer et qui les soutient afin qu’ils exercent des fonctions qui seraient autrement revenues à l’État ou au marché. Quant aux formes que peuvent revêtir les relations entre l’État et le social, et en nous inspirant ici d’Esping-Andersen[8], mais également de Rosanvallon[9], nous pouvons différencier État résiduel-providence – un État qui limite pour l’essentiel sa protection aux plus faibles –, État passif-providence – un État qui, sur la base de droits sociaux reconnus et dans une volonté de garantir à chacun un traitement égal, assure directement et de façon centralisée la prestation de nombreux services en matière de santé et d’éducation et indemnise les individus inactifs – et État actif-providence – un État qui, cherchant à conjuguer droits et obligations et à prendre en compte les singularités tout en visant l’équité, se porte garant d’une offre suffisante de services sociaux, de santé et d’éducation et favorise l’insertion des individus. Soulignons que, contrairement à ce que leurs appellations peuvent donner à penser, l’État passif-providence intervient beaucoup plus que l’État actif-providence, le caractère de passivité ou d’activité touchant la société et les individus à l’égard desquels l’État se fait providence et non l’État lui-même.

On peut envisager une certaine unité d’un modèle de gouvernance. Ainsi, les combinaisons suivantes apparaissent beaucoup plus vraisemblables : État de type laisser-faire et résiduel-providence ; État de type interventionniste et passif-providence ; État de type facilitateur et actif-providence. C’est que les modes d’insertion et d’intervention d’un État dans les différents domaines sociétaux tiennent à une dimension plus fondamentale, celle qui concerne le rapport État-société. Formant en quelque sorte le noyau dur d’un modèle de gouvernance, ce rapport s’exprime dans la représentation de l’État (l’idée de l’État) qui prédomine dans une société donnée. L’importance d’une telle représentation tient à sa portée : formulant la vision politique d’une société, elle fournit aux individus non seulement un cadre d’interprétation, mais des croyances et des motivations pour l’agir politique. Fruit d’une trajectoire politique spécifique, l’idée de l’État intervient comme condition de possibilité d’un type donné de structuration et d’exercice de l’autorité publique. Elle est à la source de la légitimité du mode de gouvernance exercé par l’État et on ne peut donc comprendre celui-ci sans s’y référer.

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Pour caractériser les différentes figures du rapport État-société qui prévalent actuellement, on peut, dans un premier temps et à la façon de Dyson[10], poser un continuum qui va d’un État minimal, où l’idée même de l’État est quasi absente, à un État interventionniste, fortement différencié et institutionnalisé. Ces deux figures qui s’opposent correspondent à deux ambitions ou deux projets. Se représentant la société comme un marché à la manière dont les philosophes écossais et les physiocrates français l’ont théorisé[11], la première figure, celle de l’État minimal, traduit en effet une aspiration à une société civile qui puisse s’autoréguler et qui soit par conséquent le plus possible exempte de subordination à l’égard de toute autorité hiérarchique. Concevant la société comme pouvant et devant être gouvernée pour la plus grande part par des ajustements automatiques sans que la volonté des individus intervienne, une telle perspective apparaîtra évidemment aux tenants de la seconde figure, celle de l’État interventionniste, comme étant apolitique au sens fort du terme[12]. À l’opposé, ces derniers, Weber et la plupart des institutionnalistes par exemple, saisissent en effet l’État non pas comme un arbitre externe, mais comme un acteur et même comme le seul lieu légitime d’institutionnalisation du social[13]. Il en va de même chez un Durkheim, selon qui les rapports marchands laissés à eux-mêmes ne peuvent que créer un monde sans règles, sans morale et sans justice. L’édification d’une société juste et harmonieuse requiert donc la substitution de l’intérêt collectif aux intérêts des individus, substitution que l’État doit favoriser et qu’il est peut-être même le seul à pouvoir assurer. Ayant ainsi mission non seulement de guider et de définir l’intérêt général, mais aussi de « produire » la société dont il est au fondement, l’État se doit d’organiser ou d’informer l’espace, la langue, la mémoire, la solidarité, l’économie, etc.

État minimal et État interventionniste composent deux figures qui par leur opposition peuvent sûrement faciliter la caractérisation des différents rapports État / société. Il nous apparaît pourtant souhaitable, sinon nécessaire, d’ajouter une troisième figure à ces deux pôles, celle de l’État subsidiaire qui se démarque nettement par l’ambition qu’elle tente d’incarner[14]. Refusant de poser comme antagonistes les libertés et l’intérêt général, elle vise à faire cohabiter autonomie et ordre social juste. Cherchant à susciter des capacités et à développer une citoyenneté d’action, elle incite à définir l’intervention de l’État en termes de suppléance et non de substitution. Ultime garant du bien commun, l’État subsidiaire doit respecter le principe qui veut qu’une autorité quelconque ne puisse s’exercer que pour pallier les insuffisances d’une autorité inférieure. Là où les initiatives citoyennes se développent efficacement, l’État devrait se contenter de les accompagner. Le lecteur l’aura compris, nos trois figures du rapport État-société sont en consonance avec les combinaisons touchant les modes d’insertion et d’intervention de l’État dans les différents domaines sociétaux. Nous en arrivons ainsi aux trois idéaux types de gouvernance suivants : un État minimal, de type laisser-faire et résiduel-providence ; un État interventionniste, de type keynésien et passif-providence ; un État subsidiaire, de type facilitateur et actif-providence.

Encastrée dans une culture politique et des arrangements institutionnels particuliers, la figure du rapport État-société, qui prédomine dans une société donnée, exerce un rôle d’orientation, de légitimation et de régulation des pratiques politiques qu’elle recèle. Il en est ainsi des modes de participation citoyenne qui, au-delà de la démocratie représentative, permettent aux citoyens de contribuer à l’élaboration des politiques et au fonctionnement des organismes et des services publics. Ces modes constituent une autre dimension essentielle d’un modèle de gouvernance. Ainsi que nous l’avons déjà noté, celle-ci se distingue justement de la gouverne en ce qu’elle favorise cette dimension participative, dimension qui nous sera utile dans l’analyse du discours des acteurs.

La participation citoyenne diffère, entre autres, selon le type de relation qui existe entre l’État et les groupes constitutifs de la société civile qui interviennent comme groupes d’intérêt. À cet égard, on distingue habituellement les modèles pluraliste et néocorporatiste[15]. Rappelons que, mettant l’accent sur la diversité et la concurrence des intérêts, le premier modèle favorise le lobbyisme alors que le second cherche à institutionnaliser un système de consultation officielle des partenaires sociaux privilégiés. Par ailleurs, ces deux modèles ne sont pas exclusifs l’un par rapport à l’autre, le lobbyisme existant partout, qu’il soit ou non reconnu comme étant légitime. De plus, il se trouve un troisième modèle, le modèle technocratique, qui exclut toute participation large à la décision et à la gestion publiques pour réserver celles-ci aux élus et aux experts. Cela nous permet de distinguer trois types qui présentent des affinités électives avec nos trois figures du rapport État-société. Le modèle pluraliste se conjugue en effet très bien avec un idéal d’État minimal qui, concevant l’intérêt général comme découlant de la confrontation et de la conciliation d’intérêts privés, multiples et concurrents, perçoit les groupes d’intérêt comme un élément fondamental de la démocratie pluraliste. Cherchant à allier libertés et intérêt général et misant sur la citoyenneté d’action et le partenariat, un idéal d’État subsidiaire compose évidemment très bien avec le modèle néocorporatiste. Pour sa part, le modèle technocratique s’apparente étroitement à un idéal d’État interventionniste qui valorise la souveraineté d’un État responsable d’un intérêt général supérieur aux intérêts privés.

Soulignons enfin que, si le rapport État-société qui prédomine dans une société donnée régule les luttes politiques, il ne leur demeure par ailleurs pas inaccessible, mais trouve au contraire en elles son origine et peut toujours être transformé par elles. Il nous faut par conséquent adopter ici un schéma de causalité circulaire. Dans un parcours invariablement singulier, chaque société connaît des moments charnières au cours desquels s’élabore ou se modifie en profondeur la configuration du rapport État-société qui est la sienne. Comme nous le verrons ci-après, il en est ainsi de la Révolution tranquille pour ce qui est du Québec.

Une recherche sur le point de vue des acteurs

Quelle conception de l’État prévaut au Québec ? Quelles en sont les origines ? Qu’est-ce qui singularise le mode d’insertion et les formes d’intervention de l’État québécois dans sa société ? Qu’en est-il de l’évolution récente du modèle québécois de gouvernance ? Nous aborderons ces questions sur la base des perceptions d’un groupe de personnes qui ont été non seulement des témoins, mais également des acteurs importants de l’évolution du modèle québécois de gouvernance au cours des dernières décennies. Dans une conjoncture marquée par le clivage évoqué en introduction, mais également par le passage d’une génération à une autre des fonctions de direction politique et administrative de nombreuses institutions, il nous a semblé utile de recueillir le point de vue de ceux et celles qui ont récemment quitté les postes de direction qu’ils occupaient ou qui s’apprêtent à le faire.

Vingt-huit personnes ont été rencontrées au cours des mois de mars, avril et mai 2004. Ce groupe était composé de la manière suivante : huit personnes ayant exercé des fonctions ministérielles au cours des deux dernières décennies et rattachées, en parts égales, à l’un ou l’autre des deux partis qui ont formé un gouvernement pendant cette période ; huit anciens hauts fonctionnaires ; douze leaders de la société civile : cinq provenant du monde associatif, quatre du monde syndical et trois du monde de l’entreprise coopérative ou privée. Les perceptions et les opinions ont été recueillies à partir d’entretiens semi-structurés d’une durée moyenne de deux heures et demie, un bon compromis entre la spontanéité des personnes et l’assurance de couvrir certains thèmes clés avec l’uniformité souhaitable. Les questions composant le guide d’entrevue touchaient essentiellement la place et le rôle de l’État et la participation citoyenne. Dans chacun de ces deux blocs, les interrogations portaient sur la situation actuelle, sur les changements significatifs intervenus dans les dernières décennies ainsi que sur l’évolution prévisible et le souhaitable. Les propos recueillis ont été traités systématiquement à l’aide d’un logiciel informatique, Atlas.ti, ce qui nous a permis de recenser et de regrouper les extraits des entrevues correspondant à nos catégories d’analyse avant de procéder à leur interprétation.

Dans ce qui suit, nous examinons les opinions des acteurs interviewés en nous arrêtant d’abord sur la place et le rôle de l’État, puis sur la participation citoyenne.

Place et rôle de l’État au Québec

Un État distinct en raison de la place qu’il occupe

Lorsqu’on demande aux interviewés comment ils évaluent la place que l’État québécois occupe dans sa société, un consensus se dégage à l’effet que cette place est importante, déterminante, centrale. Toutefois, les réponses se partagent selon qu’elles se contentent de formuler ce constat – « une place majeure dans à peu près tous les domaines », selon les dires d’un administratif[16] –, ce que font la majorité des acteurs, ou qu’elles ajoutent une évaluation plus ou moins négative de cette situation, ce qui est le fait de quelques acteurs qui considèrent que l’État intervient trop et « surréglemente ». Ainsi un leader du monde de l’entreprise nous dit n’avoir « jamais vu un pays, une société aussi protectrice » où « on est encadré partout, surprotégé et surencadré ». Un politique dit que le Québec « connaît en quelque sorte un degré de socialisme très élevé ».

Par ailleurs, chacun reconnaît que cette place importante qu’il occupe dans sa société distingue l’État québécois des autres États nord-américains et présente des similarités avec les modèles européens. Ainsi que le précise un leader du monde syndical, les différences entre l’État québécois et les autres États provinciaux canadiens seraient beaucoup plus d’ordre qualitatif que d’ordre quantitatif : « En volume, le nombre de fonctionnaires, l’État québécois n’est pas nécessairement plus important que les autres États provinciaux ; mais comme type, par l’espace qu’il occupe, il est différent. » Cette affirmation d’une différence de nature est confortée par un administratif qui distingue État et administration publique : « Le Québec ne sera jamais une province comme les autres ; l’État et son appareil seront toujours plus importants ; c’est la différence entre un État et une administration publique. Dans les autres provinces, l’État, c’est le fédéral. »

Les raisons évoquées pour expliquer cette particularité sont de différents ordres, mais, à une exception près, convergentes. Plusieurs interviewés insistent sur le rattrapage qui était à effectuer en 1960 et sur le choix qui s’en est suivi d’un État développeur ou interventionniste. Un leader du monde syndical souligne le phénomène de dépendance à l’égard du chemin parcouru (path dependency) qui aurait prévalu depuis lors : « Le Québec n’aurait pu opérer le rattrapage social, économique, culturel qu’il a connu dans les années 1960 sans une intervention importante de l’État. Après cela, le pli est pris. Les pays qui ont des États interventionnistes restent de tradition interventionniste […] les gens ici comptent beaucoup sur l’intervention de l’État pour organiser la vie collective, la baliser et la structurer. »

Pratiquement tous les répondants mettent l’accent sur le caractère minoritaire de la nation francophone québécoise en Amérique du Nord et la nécessité d’un État protecteur de cette nation. Selon les mots d’un administratif : « L’État est le seul véritable levier qui est capable de concurrencer les pressions économiques, sociales et culturelles que l’on subit. »

Le rôle identitaire joué par l’État québécois et le degré d’attachement dont jouit celui-ci sont également fortement soulignés. Un politique explique : « Il y a au Québec un rapport État-société très particulier qui n’existe pas ailleurs au Canada. Les gens se sentent propriétaires de l’État et ils en ont besoin pas seulement pour la fourniture de services, mais comme drapeau. Tout ce qui le touche les concerne. C’est un rapport presque affectif, d’attachement. Et cela persiste chez les jeunes de 17, 18 ou 20 ans. » Un leader du monde associatif note pour sa part « un genre de relation amour-haine avec l’État québécois qui n’existe pas ailleurs au Canada ou même aux États-Unis, peut-être en France. Que l’on soit pour ou contre, on est préoccupé par les questions de l’État, c’est au centre des débats ».

Aux raisons déjà évoquées, un leader du monde syndical ajoute la valorisation de la coopération et de la solidarité qui aurait historiquement marqué le tissu social québécois et qui expliquerait la perception de l’État comme instrument collectif de développement et de partage : « Notre société, petite société en Amérique du Nord, a tablé essentiellement sur la vie collective pour survivre et se déployer : avant c’était l’Église, puis le mouvement syndical, le mouvement coopératif, la vie associative, l’action communautaire, l’économie sociale, des réalités beaucoup plus importantes ici qu’ailleurs. » Notre informateur conclut : « Le rapport que les gens ont à l’État est le même que celui qu’ils ont avec les autres mécanismes collectifs : pour s’identifier, se protéger et partager. »

Enfin, et ainsi que nous l’avons laissé entendre ci-dessus, un leader du monde de l’entreprise explique de façon différente des autres la place occupée par l’État québécois en faisant appel à la culture religieuse qui a prédominé au Québec avant 1960 :

Il n’y a pas de société plus protectrice, plus encadrée que le Québec, même en Europe. Déjà, le Canada légifère plus, réglemente plus, et le Québec le fait plus. Cela tient probablement au type de société que l’on a connu avant 1960, une société très contrôlante. Une culture religieuse reprise par le pouvoir et qui a marqué notre culture politique. 

Une évolution depuis 1960 ?

D’un avis commun, les acteurs voient les années 1960 comme le moment où s’est élaborée au Québec une nouvelle configuration du rapport État-société. En nous référant aux trois figures dégagées dans la première partie de ce texte, nous pourrions dire que la Révolution tranquille a assuré le passage d’un État minimal à un État beaucoup plus interventionniste. Pour ce qui est de l’évolution intervenue depuis, les avis sont toutefois partagés. La moitié des répondants insistent spontanément sur les éléments de permanence plutôt que sur les changements. Mais une analyse plus détaillée de leurs discours mène à des distinctions importantes. En effet, quelques-uns vont jusqu’à nier ou presque tout changement significatif. Un politique déplore cette situation d’un État qui serait demeuré trop présent et trop interventionniste : « On n’a jamais diminué de façon significative depuis vingt-cinq ans la place de l’État dans nos vies. Malgré un changement remarquable de la conjoncture internationale, on ne s’est pas encore ajusté. » Un autre politique s’explique cette situation de blocage de la façon suivante : « La Révolution tranquille s’est faite en douceur. Ce fut une transition ordonnée, ce qui est remarquable. On s’est peut-être satisfait un peu trop des progrès réalisés. On a créé des vaches sacrées. C’est devenu difficile de changer les choses. »

En revanche, c’est sans nier tout changement et dans une perspective appréciative plutôt neutre ou même positive que la plupart des acteurs de ce premier groupe soulignent la continuité qui aurait prévalu jusqu’à tout récemment. Un politique qualifie ainsi cette continuité : « Une continuité, mais pas en ligne droite. Le PQ [Parti québécois] est plus clairement interventionniste que ne le sont les libéraux, tout au moins dans leur discours, mais il y a eu un accord général sur l’importance de l’État pour notre développement, à tous points de vue. »

Cette continuité évoquée peut laisser entendre que l’État a conservé une place déterminante et qu’il n’y a pas eu de retour vers un État minimal. En ce sens, un administratif note que le projet de retour vers un État sinon minimal, du moins beaucoup moins interventionniste, ne s’est véritablement inscrit dans le débat public québécois que tout récemment : « Une continuité jusqu’à tout récemment : on a un État, on s’en sert, on le développe. Entre 1985 et 1990, la question de la place de l’État commence à se poser, mais le rôle de l’État n’a pas été contesté de façon majeure. Ce n’est qu’avec l’Action démocratique et le gouvernement Charest que l’on assiste à une véritable remise en cause. »

Par ailleurs, et de façon beaucoup plus nette, une autre moitié d’interviewés – qui, comme il en est de la première moitié, appartiennent à tous les groupes de provenance – relèvent une évolution marquée de la place et du rôle de l’État québécois et de ses relations avec le monde de l’entreprise et la société civile. Selon un administratif, l’État se serait fait en quelque sorte un peu plus subsidiaire en apprenant à faire avec les autres acteurs plutôt que de les remplacer. Cette évolution se serait faite en deux temps. D’abord : « Depuis Lesage jusqu’aux années 1980, l’État comme instrument collectif, comme moteur de développement économique, mais également social et culturel ; un État qui remplace les autres acteurs quand il y en avait ; un mouvement ascendant et à peu près incontesté. » Puis : « À partir des années 1980, le rattrapage fait, et de nouveaux acteurs économiques et du mouvement communautaire ayant émergé, c’est l’État plus d’autres acteurs. Et là, il y a le phénomène important de concertation sociale. L’État a appris à faire avec d’autres, parce que dorénavant les autres existaient. »

Différents facteurs sont évoqués par les répondants pour expliquer cette évolution, dont la montée de nouveaux acteurs économiques et sociaux que souligne la citation précédente. Plusieurs insistent sur la crise financière et budgétaire à laquelle l’État a été confronté ; ainsi que l’exprime un politique, « l’élément central, le grand tournant, c’est la crise financière et budgétaire ». Mais certains, ici un leader du monde associatif, notent également la prise de conscience des limites des capacités de l’État à agir sur des problématiques de plus en plus complexes : « Pour ce qui concerne une partie du milieu communautaire, le rapport à l’État a tout de même évolué. Le débat sur les limites de l’État, de sa capacité d’agir sur des problématiques de plus en plus complexes, a fait en sorte que l’on repositionne la société civile comme un acteur important. » Cela dit, notre interlocuteur reconnaît qu’« il est difficile de naviguer entre ceux qui pensent que l’État peut tout faire et ceux qui, à la limite, ne veulent pas d’État ».

C’est sans doute dans les modes d’intervention de l’État en matière de développement économique que les répondants perçoivent la transformation majeure. L’importance accordée à l’action des différents gouvernements dans cette transformation varie, mais le sens de celle-ci est compris comme allant d’un État interventionniste, sinon entrepreneur du moins moteur de développement, à un État facilitateur ou accompagnateur. Un leader du monde syndical répond : « Oui, ça a changé. Sur le plan du développement économique, l’État s’est recentré. Il s’est départi de tout une série d’activités liées à la production directe de biens pour se faire plutôt accompagnateur, facilitateur. »

À propos de la question de l’État entrepreneur, le sentiment de tous les répondants est relativement commun en ce sens qu’il n’y a pas de désaccord marqué quant à l’orientation qui prévaut depuis une quinzaine d’années. Par ailleurs, l’interprétation du passé peut varier. Ainsi, alors qu’un administratif soutient que, même dans les années 1960 et 1970, l’État québécois s’est fait relativement peu entrepreneur – « À partir de 1960, on s’est doté d’instruments : la Caisse de dépôt et placement, les sociétés d’État. Mise à part Hydro, il n’y a pas beaucoup de secteurs où l’État s’est fait entrepreneur. Il est resté un agent de soutien » –, un leader du monde syndical insiste sur le réajustement qui est intervenu en cette matière dans les années 1980 : « L’État québécois a été longtemps un entrepreneur qui était présent dans à peu près tous les secteurs. Puis, sous Bourassa II et Bouchard, il s’est départi de tout une série d’activités et a développé une capacité d’accompagner le développement d’entreprises dans des secteurs porteurs. »

En ce qui a trait aux mesures d’attraction, de rétention et de soutien des entreprises appliquées par l’État québécois, et mis à part deux interviewés qui démontrent des réticences plus ou moins fortes, la majorité des répondants en dressent un bilan positif, ce qu’illustrent ces affirmations d’un leader du monde syndical : « Si le Québec n’avait pas eu les outils économiques qu’on s’est donnés, on ne serait jamais rendu là où l’on est. Ce sont des outils performants – la Caisse de dépôt, la SGF[17] et tous les autres petits morceaux qu’il y a autour de ça –, même s’ils sont parfois le siège de mauvaises décisions. » 

Ainsi que le laisse entendre la toute fin de la citation précédente, plusieurs souhaitent toutefois une utilisation plus prudente des différentes mesures d’aide. Aux yeux d’un administratif, cela justifie la reconsidération qui a eu lieu : « […] dans tous les pays du monde, même les plus riches, il y a énormément d’aide publique […] Par ailleurs, à un moment donné, on ne voulait tellement pas manquer notre coup qu’on en donnait plus qu’on aurait dû. Une certaine rationalisation, un réexamen de l’allocation des aides s’imposait. » Un leader du monde associatif propose pour sa part quelques critères qui devraient prévaloir dans l’allocation des mesures fiscales :

[Le gouvernement] est allé tellement loin avec ses mesures fiscales que cela a souvent dépassé ce qui est acceptable. Il faut gagner en transparence, s’assurer que l’investissement soit responsable – prendre en compte l’impact sur le territoire et sur l’emploi –, mesurer le retour sur l’investissement et envisager la pertinence de soutenir parfois d’autres types d’entreprises que les entreprises privées : entreprises publiques, coopératives ou d’économie sociale.

Les modalités d’intervention de l’État auraient évolué dans la mesure où les interventions se feraient surtout en amont, touchant les facteurs d’offre (p. ex. la recherche et développement ou l’accès au financement) et de manière à ne pas choisir les gagnants en offrant de l’aide non discriminante (p. ex. des mesures fiscales offertes à toutes les entreprises d’un secteur prometteur). Enfin, de façon particulière et pour ce qui est du financement des entreprises, domaine où l’État québécois est intervenu de façon majeure depuis nombre d’années, une majorité de répondants soulignent son importance et manifestent des inquiétudes quant à la volonté du gouvernement actuel de s’en remettre d’abord au privé pour assurer le financement des entreprises. Voici la réflexion d’un administratif qui prône la prudence à cet égard : « Le nouveau gouvernement trouve que les sociétés d’État sont trop présentes, dans le capital de risque par exemple. Mais pourquoi a-t-on développé Innovatech ? Peut-être parce que le capital de risque privé n’était pas si présent au Québec. On a compensé. Il se peut que l’État puisse se retirer. Mais c’est un défi. On verra si le privé s’implique. » Selon ce répondant, le défi est plus grand pour les régions excentrées : « Montréal a plus de chances de s’en tirer : le réseautage entre métropoles fait qu’il est relativement facile de trouver de l’argent lorsqu’on a un bon projet. Mais pour les régions ressources, ça ne sera pas si facile que cela. »

Pour un État stratège

Pour l’avenir, quelques-uns aspirent à une réduction de la présence de l’État par un recentrage sur ses missions essentielles comme le propose le gouvernement Charest. Ainsi, un politique interprète cette volonté du gouvernement actuel de la façon suivante. En premier lieu, « il y a une majorité de citoyens – voyez le poids de la droite – qui souhaite que l’on s’aligne davantage sur nos voisins ». En deuxième lieu, « il y a un changement de génération. Après la génération qui, dans les années 1960-1970, a réalisé la Révolution tranquille, puis celle qui a plus tard maintenu le cap tout en tentant de contenir la grosseur du paquebot, il y a une troisième génération qui va essayer de redresser la courbe de l’endettement et la dépendance de ou sur l’État ».

Mais, dans leur très grande majorité, les interviewés jugent le projet Charest irrecevable. Pour un administratif, ce projet ne peut réussir parce que : « c’est un changement trop majeur ». Il évoque les raisons qui expliquent pourquoi, à ses yeux, les libéraux ne réussiront pas :

Depuis les années 1960 jusqu’à tout récemment, le rôle de l’État n’a pas été contesté de façon majeure. Avec l’Action démocratique et les libéraux de Charest, là, la notion d’État est mise en cause. […] L’idée que l’État est un instrument majeur pour notre développement est très ancrée au Québec, du côté syndical et dans le secteur communautaire, mais également du côté patronal.

Poursuivant sa réflexion, le même répondant envisage les effets désastreux que provoquerait la réussite inattendue de ce projet : « Si j’étais pessimiste, je dirais : ils vont peut-être réussir et ce sera alors la fin du Québec comme société ; il n’y aurait plus d’État jouant un rôle majeur au Québec, il n’y aurait plus de politique et tout ce qui compte en termes de politique serait fait à Ottawa. »

Cela ne veut pas dire que la majorité des interviewés rejettent tout changement. Un leader du monde de l’entreprise affirme : « Peut-être que l’épreuve collective actuelle va raviver des propositions de modernisation ou de reconfiguration de cet État pour qu’il compose encore mieux avec les forces du marché, avec l’entrepreneuriat collectif, avec tout ce qui est expression de vie citoyenne et de démocratie. » En fait, ces interviewés souhaitent un État non pas amoindri, mais moins engagé dans l’opérationnel et qui laisse par conséquent plus de place aux autres acteurs (municipaux, privés, associatifs) pour mieux se consacrer aux enjeux stratégiques. Ils partagent par ailleurs la vision d’un État stratège, capable d’anticiper dans un environnement de plus en plus complexe et d’initier des politiques publiques structurantes. Ainsi que le précise un administratif, « le plus important serait que l’État développe une capacité d’anticipation : ce qui va se passer dans vingt ans, les phénomènes avec lesquels on sera aux prises, et la façon de s’organiser pour y faire face. Il s’agirait d’établir un agenda au-delà des gouvernements. » La réflexion suivante d’un politique expose bien le point de vue majoritaire : « L’État peut continuer à avoir une place importante – pour une petite collectivité, c’est un instrument fondamental –, mais on doit revoir les moyens de faire. L’État devrait être capable d’agir à un niveau plus stratégique et être moins impliqué dans les opérations. »

Toutefois, compte tenu du fort attachement des Québécois à leur État et du rapport de forces existant, un tel changement pose à leurs yeux un défi politique d’importance, ce que le gouvernement actuel a, selon un politique, sous-estimé :

Il faut périodiquement se questionner, revoir nos façons de faire. Mais la façon dont le gouvernement actuel a engagé l’exercice nécessaire a débouché sur une espèce de bras de fer entre les syndicats et le gouvernement et les régions ont perçu l’exercice comme en étant un de coupures plutôt que de dynamisation. Ces remises en question sont des exercices difficiles et doivent impliquer les gens, sinon on rate le momentum du changement. 

L’une des voies envisagées pour relever ce défi est de coupler les efforts vers un État stratège à une plus grande participation citoyenne. Plusieurs interviewés rappellent qu’un État stratège est également un État capable d’animer le débat public et de mobiliser les acteurs socioéconomiques autour d’enjeux stratégiques et de dégager des compromis, voire des consensus.

Cela nous introduit à la question de la participation citoyenne. Bien sûr, celle-ci ne va pas de soi, même pour ceux qui souhaitent un État stratège. Non seulement ce dernier peut-il emprunter une approche technocratique tout à fait à son opposé, mais les formes de participation recherchées peuvent passablement varier.

Participation citoyenne

Les opinions des interviewés à l’égard de la participation citoyenne vont d’un refus total à l’affirmation de son importance dans un Québec contemporain, en passant par un accord partiel qui souligne les limites et les dangers du néocorporatisme. Le refus est celui d’une minorité, deux politiques provenant des deux horizons partisans, minorité qui perçoit la société civile comme une fédération de lobbys et la démocratie participative comme étant négatrice de la démocratie représentative. Afin de permettre au lecteur de saisir la véhémence des propos, il nous apparaît utile d’en citer deux larges extraits.

Elle [la démocratie participative] m’apparaît illimitée par les temps qui courent. Compte tenu de notre système représentatif, je ne comprends pas la notion de participation de la société civile. C’est quoi ce vocable de société civile ? Cela donne l’impression que l’on n’est pas assez bien représenté dans notre système : par-dessus les institutions qui existent, toutes sortes de groupes poussent comme des champignons autour d’enjeux spécifiques, des gens qui ne représentent qu’eux-mêmes, et il faut les financer en plus. On s’en va vers l’anarchie ; c’est la fragmentation de la société : groupes ethniques, groupes culturels, groupes de femmes, groupes écologiques. Cela met en question le rôle de la législature […] Or, c’est le propre des élus d’incarner un consensus et d’être jugés là-dessus. Autrement, on dilue tout et on se dirige vers une démocratie directe en oubliant l’imputabilité.

Je trouve l’expression « société civile » absolument épouvantable. On oppose au député élu comme délégué de la population la société civile. C’est une dépravation effrayante ; c’est terrible d’opposer la société civile à la démocratie en exercice. Ici au Québec, le terme est venu en particulier de la Commission Bélanger-Campeau, les représentants syndicaux s’y démarquant ainsi des politiciens. Aujourd’hui, la société civile n’est pas autre chose qu’une fédération de lobbys qui veulent dire aux politiciens quoi faire.

En revanche, pour la majorité des gens consultés, il ne semble pas y avoir d’opposition entre les deux formes de démocratie, mais au contraire et selon le dire d’un leader du monde syndical:

La démocratie participative vient s’ajouter. Contrairement à ceux qui absolutisent la démocratie représentative, qui ne voient que le citoyen isolé, qui valorisent la majorité silencieuse et qui, par conséquent, dénoncent ce qu’ils appellent le néocorporatisme, je crois qu’une véritable démocratie est une combinaison de plusieurs acteurs qui participent aux débats et construisent ensemble l’intérêt général. Bien sûr, en bout de ligne, les élus doivent décider. 

De plus, la conjugaison démocratie représentative et démocratie participative permet de dépasser aussi bien les conflits sociaux à la française que le lobbyisme à l’américaine : « Là où cela n’existe pas, les gens s’expriment et défendent leurs points de vue à travers le conflit social ou le lobbyisme à l’américaine. » Un administratif souligne pour sa part que, compte tenu de l’évolution de la société québécoise, la démocratie participative y est devenue une condition essentielle à la gouverne : « L’arrimage entre l’État et la société civile – les groupes sociaux –, c’est très positif. […] Tu ne peux plus tellement progresser dans notre société – une société plus complexe marquée par une multitude d’intérêts – si tu n’es pas capable d’aller chercher des consensus. » Enfin, poursuit-il, « Le gouvernement ne peut plus prétendre dicter l’intérêt commun comme avant. Le Québec ne peut pas être dirigé si le gouvernement n’a pas un lien avec les grands partenaires socioéconomiques ».

Quant à ceux qui, tout en étant d’accord avec la démocratie participative, en soulignent certaines limites ou certains dangers, ils manifestent des sensibilités différentes selon qu’ils craignent pour l’autonomie de l’État ou pour celle de la société civile. Dans un cas, défendu ici par un administratif, on insiste sur le fait que l’État doive conserver le pouvoir de décision, au moins en dernière instance, et qu’il n’est pas un partenaire comme les autres : « Mais ce type de participation a ses limites. Il ne faut pas qu’il y ait une dilution du politique ; l’État doit pouvoir agir, donner des directions. À un moment donné, on tourne en rond avec la participation. » Dans l’autre cas, soutenu ici par un leader du mode associatif, on avance que la société civile doit préserver son autonomie :

On a un État qui est très challengé par un mouvement social très fort et qui a beaucoup réfléchi. C’est plus qu’un mouvement advocacy comme on en trouve dans les autres provinces ; c’est un mouvement populaire, un mouvement d’éducation populaire. […] Notre relation avec l’État doit faire place à la fois à la collaboration et à la lutte. […] Il y a une place pour l’État, comme instrument de solidarité, et une place pour l’action citoyenne autonome ; l’État n’est pas le bon Dieu. 

La démocratie participative a été abordée selon deux dimensions, celle de la concertation sur les orientations stratégiques à l’échelle nationale ou à l’échelle méso (régionale ou sectorielle) et celle de la participation à la gestion des services de première ligne. Lorsqu’ils soulèvent la question de la concertation, les répondants se réfèrent spontanément à la tenue des grands sommets. Ils évaluent en général assez positivement ces derniers qui, selon le dire d’un administratif, « ont joué un rôle important en favorisant l’établissement de consensus sociaux, en médiatisant de grands enjeux – ils servent de caisse de résonance – et en permettant au gouvernement de tester les options possibles ». Toutefois, certains, ici un politique, les distinguent selon les époques : « Je fais de la Conférence de Québec et du Sommet de Montréal de 1996 un bilan très positif. Pour les sommets régionaux tenus de 1979 à 1983, mon bilan est moins positif : chacun tentait de faire avancer son petit dossier (mon parc, ma base de plein air, etc.) au lieu de discuter des dimensions structurantes du développement d’une région. »

Mais les sommets ne seraient-ils pas simplement un moyen stratégique utilisé par certains gouvernements pour promouvoir leurs orientations ? Quelques politiques tendent à voir les choses ainsi : « Les sommets, c’est d’abord et avant tout du public relation », tout en percevant certains avantages : « ça crée une bonne atmosphère ; ça permet de calmer l’appétit des syndicats – ça n’a jamais calmé l’appétit des patrons puisque personne ne les représente vraiment et ne peut s’engager en leur nom ; ça peut également fournir une tribune à des groupes qui n’arriveraient pas autrement à se faire entendre ». Sans nier qu’un gouvernement trouve intérêt à la tenue d’un sommet, d’autres répondants élargissent le concept d’intérêt et insistent sur les compromis qui s’établissent lors de ces sommets, compromis qui, selon eux, s’imposent lorsqu’on veut obtenir le soutien public nécessaire à la réalisation des orientations alors prises. L’argumentaire suivant d’un leader du monde syndical va en ce sens :

Les grands sommets ne sont pas qu’un moyen stratégique permettant au gouvernement de vendre ses orientations. En 1996 […] monsieur Bouchard voulait mettre exclusivement sur la table la question des finances publiques. On s’est dit d’accord pour discuter de cela […], mais on a pu ajouter plusieurs thèmes […] Il y a eu des compromis, des contreparties et des gains : c’est là qu’ont émergé le projet de loi sur l’équité salariale, la création d’un véritable réseau de CPE [centres de la petite enfance], la première politique concernant l’aide domestique, les CLD [centres locaux de développement], la reconnaissance de l’action communautaire et de l’économie sociale. 

Faudrait-il dépasser le système informel prévalant jusqu’à maintenant et institutionnaliser la concertation de manière à ne pas la limiter aux situations de crise ? Alors que quelques-uns souhaitent conserver la souplesse de la formule existante initiée par le PQ à la fin des années 1970, d’autres envisagent avec intérêt une institutionnalisation de la concertation soit par la recréation d’une deuxième Chambre, soit par la mise en place d’un conseil d’orientation économique et social. Par ailleurs, les tenants de ce dernier avis ne sont pas sans relever les obstacles à vaincre – à commencer par la résistance probable des élus – et les dangers à éviter. La réflexion suivante d’un administratif résume bien leurs propos :

On ne s’est jamais rendu au point où la concertation est imbriquée dans le processus de prise de décisions […] et où l’État ne se réserve que le rôle d’arbitre ou de décideur de dernier recours […] Une telle concertation est très exigeante pour tous les acteurs – qui doivent accepter de ne pas utiliser un rapport de force temporairement en leur faveur pour bâtir la confiance – et nos gouvernements n’ont jamais voulu aller jusqu’à l’institutionnaliser. […] Une approche informelle, c’est intéressant, ça laisse plus de latitude, mais ça résiste moins. La preuve en est que le gouvernement actuel est en train de la faire disparaître complètement. 

En ce qui concerne la participation des citoyens à la gestion des services de première ligne, les répondants se montrent très favorables et regrettent qu’elle ne soit pas davantage développée.

Et pourtant, nous dit un leader du monde associatif, c’est possible. Dans les HLM [habitations à loyer modique], les comités consultatifs de résidence se prononcent sur les priorités budgétaires. Qu’est-ce qui empêcherait que cela se fasse au niveau des quartiers, des conseils d’arrondissement, en s’assurant bien sûr du respect des droits pour éviter le « pas dans ma cour » ? 

Cette forme de participation est apparemment plus facile à l’échelle locale, mais elle peut s’exercer dans plusieurs domaines : « Le palier municipal peut favoriser énormément la participation citoyenne des individus. Il peut en être de même dans le secteur de l’éducation ou de la santé. Dans le domaine de l’aide sociale, il n’y a pas eu d’évolution : l’approche demeure autoritaire, contrôlante et infantilisante. Or, les gens visés sont les mêmes que l’on retrouve dans les HLM, là où il existe aujourd’hui des formes de participation. »

Certains préconisent des moyens d’élargir la participation. Ainsi dans le domaine de la santé, un administratif suggère ceci :

On devrait distinguer les niveaux : reprendre, par exemple, l’idée de la Commission Clair de créer un forum des citoyens qui puisse débattre des priorités ; les conseils d’administration doivent traiter eux de questions plus techniques. Un C.A. [conseil d’administration] qui agit pour vrai, ça change une boîte ; il faut bien sûr former les membres à leur rôle. 

Un autre administratif propose une décentralisation forte permettant un véritable contrôle de la gestion par la population :

Il faut également permettre aux citoyens de participer à la gestion des services comme les conseils d’établissement le permettent au primaire, au secondaire. Cela suppose que tu décentralises vraiment, l’État revenant à ses fonctions de base, et qu’il y ait un véritable contrôle : évaluations et reddition de comptes de la part des acteurs qui doivent apprendre qu’ils ne sont pas propriétaires des services publics. 

Ce même administratif allègue qu’une telle participation pourrait faciliter le dépassement de certains blocages et l’innovation :

On devrait innover : on a une population plus instruite, plus intéressée et dont une bonne partie, les baby-boomers, s’en va à la retraite. Ces gens-là ont construit nos services publics ; ils auraient plein d’idées pour revoir la façon de les dispenser, idées que n’auront pas ceux qui contrôlent actuellement les services, les médecins par exemple en santé. Et puis, les retraités ne sont pas syndiqués et ne feraient donc pas preuve de corporatisme. 

Tout en notant l’importance d’élaborer des partenariats entre groupes ou associations et État, les quelques interviewés qui se sont exprimés sur ce sujet ont surtout insisté sur les résistances – de la part des gestionnaires publics et des syndicats – qui s’opposent à un tel développement et les difficultés qui sont inhérentes à celui-ci, la double imputabilité par exemple. Les observations suivantes d’un leader du monde associatif cernent bien les obstacles évoqués :

Comme autre obstacle au partenariat, il y a le gouvernement en silos qui fait que les grands enjeux ne sont pris en charge par personne. Et puis il y a les élus, et les fonctionnaires, qui résistent à partager leur pouvoir […] Les syndicats résistent eux aussi et de façon très dogmatique et corporatiste sans jamais se poser la question de la pertinence de tel ou tel projet. 

Concernant l’imputabilité, ce répondant précise :

L’imputabilité, lorsque l’on gère des fonds publics, c’est important ; mais il y a double imputabilité : il y a d’une part la reddition de comptes devant le bayeur de fonds et tous les contrôles […] qui y sont liés ; il y a d’autre part la reddition de comptes devant le milieu et par conséquent la mesure de l’impact sur le milieu. Cette double imputabilité […] crée une tension ou une dialectique qui peut être très porteuse.

Conclusion

Pour des raisons qui tiennent à leurs parcours antérieurs, les personnes que nous avons interviewées sont toutes porteuses d’une réflexion relativement approfondie sur le modèle québécois de gouvernance et son évolution. La mise en perspective proposée dans la section précédente peut être prolongée en conclusion par un retour analytique à partir de la typologie des idéaux-types de la gouvernance que nous avons esquissée pour cette recherche.

La lecture du passé est passablement consensuelle : la rupture constituée par la Révolution tranquille aurait fait transiter le Québec d’un État minimal à un État assez interventionniste. Depuis lors, l’État québécois occuperait une place déterminante et centrale dans la société québécoise. Par ailleurs, et malgré quelques voix opposées, la majorité des acteurs consultés considèrent que la relation que l’État entretient avec la société et les rôles qu’il assume ont évolué. D’un État développeur qui pouvait consulter la population, mais s’appuyait essentiellement sur des experts, on serait graduellement passé à un État qui se veut davantage facilitateur dans un contexte où les enjeux se sont complexifiés et les moyens sont devenus plus limités. En un demi-siècle, le Québec aurait donc connu deux changements importants sur le plan de la gouvernance. Sous le mode de la rupture, le premier l’aurait fait transiter d’un État minimal à un État relativement interventionniste pratiquant une approche technocratique d’inspiration keynésienne. S’inscrivant dans une évolution beaucoup plus progressive, le second l’aurait fait cheminer vers un État plus subsidiaire et plus ouvert à la concertation et à la participation, bien que celles-ci ne soient que faiblement institutionnalisées.

Pour l’avenir, et compte tenu des défis auxquels la société québécoise est confrontée, les personnes consultées souhaitent, dans leur très grande majorité, un État non pas amoindri, mais moins engagé dans l’opérationnel, et qui laisse par conséquent davantage de place aux autres acteurs pour mieux se consacrer aux enjeux stratégiques. Par ailleurs, et soulignant le fait qu’un État stratège est un État capable d’animer le débat public et de mobiliser les acteurs socioéconomiques autour d’enjeux stratégiques, un bon nombre de personnes souhaitent également un approfondissement et une extension de la participation citoyenne.

« État stratège » et « participation citoyenne » circonscrivent les enjeux d’un nouveau débat. Voyons d’un peu plus près. On peut sûrement s’entendre sur le fait que l’État québécois devrait être en mesure de proposer des orientations stratégiques et d’avoir en conséquence une capacité d’anticipation et de vision sur le long terme. Déjà la réalisation d’une telle visée impliquerait des changements administratifs majeurs, dont le développement des capacités de la fonction publique québécoise à soutenir un tel État stratège. Puis, et ainsi que l’ont souligné quelques-uns de nos répondants, on peut se demander jusqu’où l’État québécois peut aujourd’hui encore exercer un véritable rôle stratégique alors que le gouvernement fédéral a lourdement investi tous les domaines stratégiques depuis au moins deux décennies. Mais, il y a plus. Quelle forme de gouvernance cet État stratège devrait-il emprunter ? Une gouvernance centrée sur les prérogatives de l’État, voire de l’exécutif, et qui laisse une place prépondérante à la régulation concurrentielle ? Ou une gouvernance plus ouverte à la participation citoyenne et qui soutient et conjugue l’action de différents partenaires ?

On peut ici se demander si le blocage, ou l’immobilisme, dénoncé par plusieurs depuis quelques années ne provient pas pour partie tout au moins de la superposition et d’une mauvaise articulation entre ces deux formes de gouvernance qui coexisteraient présentement : un État s’en remettant, sans trop l’avouer, à la régulation marchande – d’où les accusations de néolibéralisme portées à l’encontre des deux partis ayant formé les derniers gouvernements –, un État misant sur la participation citoyenne dans les domaines social et du développement local. Une telle hypothèse n’invalide-t-elle pas notre analyse en termes de succession de types différents de gouvernance ? Nous ne le pensons pas puisque, comme l’enseigne Weber dans ses Essais sur la théorie de la science[18], les types idéaux n’existent jamais à l’état pur dans la réalité : ils permettent de désigner une dominante qui cohabite plus ou moins harmonieusement avec les autres types. Outre la possibilité de la transition plus ou moins brusque, l’évolution d’un modèle de gouvernance peut être pensée aussi bien en termes de rupture que de continuité, selon la plus ou moins grande dominance du type principal.

Enfin, s’il est différentes formes d’État stratège, il est également différents modes de participation citoyenne. Ici aussi les divergences sont grandes entre une démocratie sociale qui, un peu à l’instar de ce qui a été historiquement pratiqué au Québec lors des sommets socioéconomiques, exerce la concertation entre l’État et les groupes organisés de la société civile et une démocratie directe qui recueille les points de vue de citoyens pris individuellement, éventuellement choisis au hasard comme il en a été lors du Forum des générations. En somme, la convergence vers un État stratège ouvert à la participation citoyenne recentrerait le débat, mais ne mettrait pas fin à la diversité des points de vue. On peut supposer qu’une meilleure compréhension des enjeux et une revalorisation de la démocratie sous ses diverses formes permettraient par ailleurs la formulation de nouveaux compromis et la sortie d’un immobilisme que tous dénoncent.