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La déroute de l’Islande – un des pays les plus prospères de la planète, perçu comme modèle de réussite économique et sociale – a tout de spectaculaire : au cours de l’année 2008 seulement, la bourse de Reykjavik perd 94 % de sa valeur, l’inflation grimpe à 15 %, la couronne islandaise dégringole de 60 %, 20 000 Islandais sur un total de 330 000 déclarent faillite, demande massive de financement à l’étranger, 100 000 milliards d’euros de dette ou l’équivalent de 300 000 euros par habitant, hommes, femmes et enfants confondus. L’Islande, petit pays méconnu de la plupart, renvoyait auparavant à des images de paysages nordiques uniques, de musique, de littérature, de pêche, d’écologie, ainsi que d’une société à la fois égalitaire et prospère économiquement, modèle, donc, d’un pays pleinement accompli. L’ampleur de la banqueroute est sans précédent. Dans les médias et l’imaginaire d’une majorité de citoyens dans le monde, le mot « Islande » devient presque synonyme de « faillite » et « d’excès ». Les Islandais, humiliés, entrent dans une crise profonde, à la fois économique, politique, sociale, éthique, morale et identitaire. Comment comprendre ce changement radical de perception de l’image d’un pays sur lui-même et à l’international à travers la représentation qu’en font les médias ? Voici la question que Daniel Chartier se propose d’investiguer dans son ouvrage.
Se basant principalement sur neuf journaux bien établis (The New York Times, Le Devoir, The International Herald Tribune, Financial Times, The Herald, The Globe and Mail, The Australian, Le Monde et The Guardian), Chartier recense des milliers d’articles publiés sur l’Islande au cours de l’année 2008 afin de montrer « l’évolution de l’image de ce pays » (p. 8). Son cadre théorique est inspiré « par les travaux du groupe INOR (Iceland and Images of the North) sur l’imagologie et par une approche pluridisciplinaire des sources et des fonctions des images nationales [étude qui] se veut une analyse discursive externe de l’évolution de l’image de l’Islande dans la presse étrangère durant l’année 2008 » (p. 8-9). Il y a confusion dans les médias, écrit l’auteur, entre ce qui est éditorial, nouvelle, chronique et lettre d’opinion, ce qui rend l’analyse plus difficile :
Le poids de la rumeur médiatique augmente, avec les reprises d’expressions et de nouvelles – vérifiées ou non – qui toutes affectent cependant la manière dont on appréhende une chose, un lieu, un événement. L’image des pays – et des personnes, des faits – est ainsi doublement fragilisée par cette fluidité de l’information et par l’ambigüité de ces sources. En même temps elle se révèle plus facilement malléable.
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En ce qui concerne sa méthodologie, Chartier fait usage d’une démarche dialectique entre les thèmes qui surgissent des articles ; démarche empruntant à la fois à la « synchronie (l’état de ce thème durant l’année) et à la diachronie (son évolution avant, pendant et après la crise) » (p. 11). L’objectif de fond du livre est d’« amorcer une réflexion sur le rôle des médias dans la construction du discours de crise » à travers le cas d’école qu’est l’Islande (p. 11).
Chartier part de l’hypothèse selon laquelle, malgré la vérification empirique de la crise, les médias créent la crise, ou plutôt ils créent son image, sa représentation et, par conséquent, l’ampleur de celle-ci. Ils élaborent une « sorte de mémoire au jour le jour du temps contemporain » et les parties impliquées tentent de manipuler les médias en créant les faits par leur énonciation (p. 18). Les médias, en 2008, commencent donc en exaspérant la crise islandaise, alors que beaucoup d’analystes demandent de se méfier de l’exagération. On parle d’une « psychologie de la récession » qui produit des événements devant être perçus avant tout comme des « événements médiatiques ». C’est ce que Chartier appelle la fabrication de « l’ethos de la nouvelle » : un « puissant réseau discursif », permettant de faire circuler une représentation dominante qui construit l’image du pays (p. 19). Par exemple, les médias se servent allègrement de récits d’Islandais en faillite personnelle, ayant dû renoncer à leur vieux métier, dans le but de « sensationnaliser » l’ampleur d’une crise identitaire collective, ce qui fait dire à Chartier que la crise islandaise s’alimente d’une « tempête médiatique » (p. 19). Toutefois, cette tempête ne doit pas se confondre avec l’illusion d’une crise apparente, car les misères individuelles et collectives sont bien tangibles et forcent réellement les Islandais à interroger leur comportement sur les plans éthique, moral et identitaire. À l’international, l’Islande devient le symbole de ce qui risque d’arriver à bien d’autres pays dans le monde. Bref, tout se joue sur la perception que l’on se fait d’un phénomène par le biais de la presse et la manière dont on l’internalise en en faisant une représentation collective.
Concrètement, la première partie de l’ouvrage retrace le portrait de l’Islande du boom économique fulgurant d’avant la crise. Chartier met l’accent sur le rayonnement de la littérature, comparée à Homère et à Shakespeare, de la musique, avec Björk ou Sigur Ros, des politiques environnementales et de justice sociale. En effet, avant la crise tous « aimaient » l’Islande, mais ce sentiment s’est vite transformé en « déception », autant par des analystes plus à droite comme à gauche, par rapport au « modèle islandais ». La crise est donc à la fois nationale et mondiale, car, avec l’effondrement de l’Islande, s’effiloche également un modèle de société. C’est alors que les médias changent de ton et adoptent un discours moralisateur qui pointe du doigt l’Islande comme exemple d’erreurs à ne pas commettre en affirmant que les Islandais paient maintenant le prix pour avoir transgressé les règles d’éthique. Cependant, devenue systémique, la crise mondiale a pour effet médiatique de transformer ce sentiment initial de dénonciation des excès islandais à un sentiment de pitié envers l’Islande. Cette dernière passe du symbole des erreurs de gestion politique et de la démesure de la finance à la première victime de l’implosion du système financier.
Chartier poursuit en décrivant l’inondation médiatique d’articles sur l’Islande qui défile dans toute la presse internationale, affectant en premier lieu l’image que les Islandais avaient d’eux-mêmes. Ils se perçoivent d’abord comme ayant fait du tort au reste du monde à travers les répercussions dévastatrices infligées par leurs tentacules financières, notamment au Royaume-Uni. Cependant, l’effet paradoxal de ce changement d’image à l’international, c’est que, justement parce que l’Islande est descendue de son piédestal, son inquiétude face à sa représentation à l’étranger diminue. Elle redevient tout à coup plus humaine en montrant qu’elle fait des erreurs comme tout le monde. Qui plus est, en raison des effets mondiaux causés par sa crise, cela représente également une sortie du small-country complex. Trouver du bon dans le pire consiste apparemment en un trait culturel islandais.
Cette crise du modèle islandais dépasse largement les aspects économiques. L’Islande étant partout dans les journaux, le mode de vie des Islandais est aussi critiqué. L’Islande des années 2000 est riche, mais vit dans le luxe démesuré permis par le crédit trop accessible. L’éthique économique est donc perçue comme étant défaillante. Chartier résume ainsi la situation : « La crise, en bout de piste, n’est pas que financière : elle bouleverse les valeurs et les assises sociales au point de déboucher en une crise morale, voire spirituelle, à tout le moins identitaire, qui pousse les Islandais à s’interroger sur leurs aspirations au bonheur et les voies qui y mènent. » (p. 62) Ce mode de vie dans l’excès sera perçu plus tard par les Islandais comme une trahison de leur propre culture et tradition.
Dans la deuxième partie, Chartier décrit plus en détail comment s’est construit l’image du « pays en faillite ». Il est question des nombreux avertissements de la part de journaux et de certaines analyses qui auraient pu servir à prévenir la crise, du déni des autorités publiques d’une crise potentielle et de la notion même de « pays en faillite » auparavant absente de l’imaginaire collectif. En effet, c’est à partir du moment où l’on se rend compte qu’un pays peut faire faillite que la crise de confiance envers certaines institutions publiques devient une panique financière généralisée. C’est également à ce moment que les expressions « bailout », « renflouement » ou « sauvetage financier » gagnent les médias et que les analystes s’entendent pour dire que l’Islande ne pourrait pas s’en sortir sans aide financière internationale : le premier pays occidental se voyant contraint de demander un humiliant prêt au Fonds monétaire international (FMI). Tout cela mène à la construction d’un « éthos de la gravité et de l’urgence », selon lequel le cas de l’Islande pourrait avoir un effet domino sur plusieurs économies occidentales (p. 86).
Pour ceux qui connaissaient peu l’Islande, la seule image qui subsiste est celle d’un pays riche qui a fait faillite, victime de la crise mondiale, à la souveraineté menacée et à la population humiliée et surendettée. Cependant, avec le temps, les journaux se rendent compte que le pays n’est pas véritablement en faillite. C’étaient les récits sur sa faillite qui avaient fini par la créer dans l’imaginaire médiatique. « Ainsi, les images médiatiques des pays se forment la plupart du temps par un mélange d’approximations, de véritables et de fausses nouvelles, mais surtout par une puissante et continuelle accumulation de discours et d’expressions qui se discriminent les uns les autres dans un processus de concurrence. » (p. 87) Cette thèse semble encore plus plausible dans le cas de petits pays sur lesquels nos connaissances sont très limitées.
La plupart des médias et des analystes affirment que la cause principale de la déroute islandaise s’explique par l’implantation de politiques néolibérales sévères, notamment à travers la privatisation des banques et la déréglementation du système financier. Cela a permis la concentration de la majorité de la richesse créée dans les années de boom économique entre les mains de deux douzaines de jeunes entrepreneurs, surtout financiers, et formés aux États-Unis. S’ajoute à cela « l’inceste économique et social », c’est-à-dire la connivence, voire la collusion, de ces hommes avec des politiciens et des régulateurs (p. 89). Un exemple criant est celui de David Oddson, ancien premier ministre islandais qui a privatisé toutes les grandes banques du pays en les distribuant à des proches en échange de leur soutien politique et qui est maintenant devenu président de la Banque centrale. C’est ce que la juge franco-norvégienne Eva Joly dénonce comme le « fonctionnement clanique de toutes les institutions » par des échanges de faveurs parmi la grande famille que constituent l’Islande et ses 330 000 habitants (p. 92).
Les « Néo-Vikings », ces jeunes entrepreneurs prédateurs du business mondial, tenus en large partie responsables du rayonnement économique international de l’Islande, sont d’abord source de fierté des citoyens islandais. Pour un pays sous contrôle danois pendant 500 ans, ces conquêtes entrepreneuriales ont alimenté un sentiment de fébrilité nationale : « Au-dessus des règles, souvent avec arrogance et aplomb, cette génération inspire tout à la fois la peur, le dégoût, la fierté et l’admiration. » (p. 113) Cependant, après la crise, ils deviennent le symbole de la honte, de l’excès et d’un besoin du retour aux racines culturelles islandaises. Enfin, ces Néo-Vikings sont perçus comme possédant tous les stéréotypes du macho et les femmes ont été les premières bénéficiaires de leur banqueroute en récoltant plusieurs hauts postes après leur chute.
Dans la troisième partie de l’ouvrage, Chartier s’efforce de décrire les relations de l’Islande avec le reste du monde pendant la crise. Il est question de la Scandinavie, de la Russie, du Royaume-Uni et de l’Europe. Il démontre, par les articles de journaux, comment les pays scandinaves, notamment la Suède, la Finlande, la Norvège et le Danemark, hésitent à aider financièrement l’Islande. Pourtant, les relations avec la Scandinavie sont tissées culturellement et linguistiquement pour créer une sorte de « cercle familial originel, espace transitoire entre l’intérieur national et le monde extérieur » (p. 127). Face à cette hésitation des pays scandinaves, l’Islande demande alors de l’aide à la Russie, un pays avec qui ses relations diplomatiques sont plutôt cahoteuses. Cela provoque une certaine indignation des pays scandinaves, les « frères naturels » de l’Islande, qui finissent par venir à la rescousse de leur confrère. L’Islande entretient traditionnellement une relation d’amour-haine avec le Royaume-Uni. Dans le contexte de la crise, ce dernier est plutôt méfiant et réussit à forcer l’Islande à rembourser les épargnants britanniques floués par la crise ; ce qui signifie que l’Islande doit payer les dettes faramineuses de ses banques nouvellement nationalisées. Par ricochet, cet accord avec le Royaume-Uni permet à l’Islande d’obtenir un prêt du FMI. Enfin, dans cette situation et aux yeux de la grande majorité des analystes, l’Europe se montre comme le seul « abri protecteur » pour la reprise économique islandaise. Ce sentiment est si fort que l’opinion publique islandaise ainsi que le gouvernement au pouvoir changent complètement d’avis et deviennent favorables à l’adhésion de l’Islande à l’Union européenne.
En conclusion, Chartier décrit les différentes leçons à tirer, toujours selon les médias. D’abord, ce qui s’est produit en Islande relève d’un gonflement démesuré du système financier par rapport à la taille du pays et de son économie : « Le pays, trop petit, s’est vu acculé à des engagements monétaires trop grands. » (p. 161) Repenties, les autorités islandaises avouent alors que c’était une erreur que de tenter de prendre un rôle de leader dans le système financier international, sans en avoir aucunement les capacités. Cette tragédie du petit pays aspirant aux grandeurs impossibles devient un prétexte, dans certains journaux, pour remettre en question la souveraineté même de l’Islande.
Toutefois, la colère populaire islandaise se fait sentir et les citoyens sortent massivement dans les rues. Dans les journaux, les actions citoyennes sont interprétées comme suit : « Les protestations seraient l’expression d’une colère naturelle, issues de gens ordinaires, et elles viseraient trois entités : le gouvernement, la Banque centrale et les financiers. » (p. 174) Les manifestations, fait extrêmement rare en Islande, sont rapportées comme étant généralement pacifistes, parallèlement à une intervention policière trop musclée. La crise a pour effet le retour d’un certain conservatisme comme contre-discours. L’Islande le célèbre comme « la fin de l’érosion des valeurs traditionnelles, et le retour de la frugalité de la pêche comme symboles d’une résilience que les événements du reste du monde ne peuvent entamer » (p. 179). On sent une volonté généralisée, du citoyen ordinaire jusqu’au premier ministre, de revenir à l’ère d’avant les conquêtes financières, forçant une redéfinition identitaire et un dégonflement des aspirations grandioses du pays. Dans ce contexte, la pêche joue un rôle mythique dans le retour aux traditions ancestrales, comme industrie et comme refuge identitaire. Le consumérisme, l’avarice ne sont pas des valeurs islandaises, se disent-ils. Les Islandais aspirent désormais à une purification morale collective : l’occasion pour eux d’un retour à leurs racines. Bref, l’ouvrage de Daniel Chartier accomplit ce qu’il propose de faire : une description claire et bien documentée du processus de représentation médiatique d’un pays sur lui-même et à l’international à partir d’un événement précis. Cela dit, l’ouvrage aurait pu être enrichi par une analyse plus théorique et profonde, qui déborderait la recension d’articles, quant aux effets de ces représentations sur l’imaginaire subjectif et social des Islandais. Mais une telle tâche dépasse probablement l’objectif de l’auteur.