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Peter Katzenstein, professeur d’études internationales à l’Université Cornell, et Rudra Sil, professeur de science politique à l’Université de Pennsylvanie, proposent un plaidoyer en faveur de l’éclectisme analytique dans l’étude de la politique mondiale. D’entrée de jeu, ils posent clairement la thèse qu’ils entendent défendre, soit qu’il est possible, voire nécessaire, pour les chercheurs de résister à la tentation de postuler qu’une des grandes traditions de recherche (en général la leur…) est, viscéralement, supérieure pour poser et résoudre les problèmes de recherche en politique mondiale. Ils soutiennent qu’il est possible d’établir des relations entre concepts, observations et mécanismes de causalité originellement construits à partir de perspectives analytiques différentes et de les réconcilier dans une analyse éclectique cohérente et robuste (p. 2).
Pour parvenir à leurs fins, les auteurs ont divisé leur ouvrage en deux sections distinctes : une première qui définit ce qu’est, et ce que n’est pas, l’éclectisme analytique, sa relation avec le pragmatisme, sa complémentarité avec les approches paradigmatiques et son application en études de la politique mondiale. La deuxième section présente un résumé de quinze travaux de recherche, regroupés selon trois thèmes (guerre et paix, sécurité et insécurité ; économie politique internationale ; ordre et gouvernance régionale et internationale) considérés comme s’inscrivant dans l’approche de l’éclectisme analytique et s’accompagnant d’un bref commentaire par l’auteur de chaque recherche sur la démarche qui l’a mené à l’éclectisme et ses brèves réflexions sur le sujet. Sil et Katzenstein concluent en tirant des leçons des recherches et des commentaires des auteurs présentés.
La nécessité de l’éclectisme analytique provient, selon eux, de l’importance de réduire le fossé qui sépare actuellement le savoir nécessaire aux responsables politiques et la recherche scientifique. En promettant des explications plus riches de la réalité complexe de la politique mondiale et en refusant de simplifier au nom de la pureté du paradigme, l’éclectisme analytique est la voie qu’ils proposent pour combler ce fossé.
Pour fonder leur approche, ils font appel au pragmatisme, qui propose de minimiser les engagements épistémiques rigides en suspendant la question de l’incommensurabilité ontologique et épistémologique de certains paradigmes. Ils en appellent aussi au refus d’occulter de grands pans de la complexe réalité pour servir un style d’analyse. Toute cette démarche a pour but d’éclairer les dilemmes concrets de la politique mondiale, tels que perçus par les acteurs politiques, en donnant la meilleure réponse à un problème grâce à l’ensemble des théories disponibles. Bref, ils identifient les limites pratiques des paradigmes de recherche et proposent une voie de contournement.
Après une sévère mise en garde par rapport à ce que l’éclectisme analytique doit éviter – être une approche fourre-tout où « tout est permis », mettre au rebut le travail des chercheurs s’inscrivant dans un paradigme, manquer de robustesse et de cohérence théorique –, Sil et Katzenstein révèlent leur conception de l’éclectisme analytique et la façon de le réaliser. En bref, il s’agirait d’utiliser, de manière très sélective et réfléchie, les outils (concepts, logiques, mécanismes, interprétations) provenant de différents paradigmes pour construire un cadre théorique spécifique permettant de comprendre une réalité complexe spécifique. Cela permettrait de révéler des connexions cachées entre des éléments en apparence incompatibles de théories ancrées dans un paradigme spécifique. Pour justifier l’utilisation d’une telle approche, le phénomène étudié et les questions soulevées devraient avoir une portée scientifique ainsi que pratique. Par sa formulation de questions ouvertes et son analyse de problèmes complexes, les auteurs suggèrent que l’éclectisme analytique doit ajuster son objectif théorique à une portée moyenne, il ne peut prétendre produire des modèles universellement généralisables et doit éviter de tomber dans le piège idiographique, sous peine de devenir peu utile pour les acteurs politiques.
Pour rendre leur approche plus acceptable, Sil et Katzenstein s’appuient sur des exemples de grands penseurs, identifiés à des paradigmes, qui auraient réalisé des analyses éclectiques ou se seraient prononcés sur les limites des paradigmes. Ils attribuent ainsi l’étiquette de sympathisant de l’éclectisme, avec parfois un peu de désinvolture, à des penseurs comme Hans Morgenthau, Robert Gilpin, Robert Keohane, Stanley Hoffmann ou Nina Tannenwald. La grande question est de savoir dans quelle mesure ces penseurs se considéreraient eux-mêmes comme des partisans de l’éclectisme…
Il est tentant de voir dans ce projet une volonté ambitieuse d’unifier le champ des études de la politique mondiale sous une grandiose synthèse. Cependant, les auteurs disent clairement que ce n’est pas leur objectif. Ils ne prétendent pas non plus offrir un guide exhaustif de la recherche éclectique puisque, de leur propre aveu, chaque recherche de ce type doit s’assurer, au cas par cas, de la cohérence logique de l’utilisation de concepts provenant de différents cadres analytiques. Autrement dit, ils ne prétendent pas avoir trouvé une recette simple pour transcender les différences ontologiques, épistémologiques et méthodologiques des différentes écoles de pensée du champ.
Les quinze recherches résumées offrent un large éventail de travaux faits dans une perspective éclectique. Elles démontrent qu’il est possible de réaliser des recherches solides en adoptant cette perspective. Elles sont, par ailleurs, intéressantes pour un lecteur intéressé à survoler des sujets variés en politique mondiale par des auteurs tels que Robert Jervis, Michael Barnett, Martha Finnemore ou Etel Solingen, pour ne nommer que ceux-là.
Les courtes contributions en style libre des auteurs présentés sont intéressantes et utiles au propos puisqu’elles livrent la perception de chercheurs qui acceptent l’étiquette d’éclectisme analytique. Certains auteurs avouent avoir prémédité leur éclectisme, tandis que d’autres expliquent y avoir cédé seulement après que les limitations de leur paradigme de prédilection soient apparues comme trop évidentes dans le cadre de l’étude d’un phénomène particulier. Sur la question des dangers de l’éclectisme, les avis sont partagés : certains auteurs insistent sur les pièges professionnels (perspective de carrière difficile) et intellectuels de l’éclectisme, alors que d’autres se veulent rassurants et affirment que leur éclectisme ne leur a pas nui.
Dans son ensemble, l’exposé offert est répétitif, ce qui irrite le lecteur aguerri. Certaines critiques peuvent par ailleurs être émises quant à ce qui n’a pas été inclus. Il est, par exemple, décevant de constater que malgré leur ouverture éclectique, les auteurs négligent de tendre la main à la plupart des approches critiques. En relations internationales, par exemple, ils reconnaissent volontiers l’importance du libéralisme (et ses variantes), du réalisme (et ses variantes), mais semblent limiter leur reconnaissance du constructivisme à sa version la plus classique et la moins dérangeante. Ils ne mentionnent pas non plus qu’adopter l’éclectisme analytique, et donc selon les auteurs mettre la recherche au service des décideurs politiques, pourrait nuire à son indépendance.
En outre, les auteurs suggèrent pratiquement toujours que la recherche éclectique à portée moyenne sert l’État. Il n’est nulle part question de mettre cette recherche au profit d’acteurs politiques cherchant à transformer le statu quo. Est-ce à cause d’un parti pris pro-étatique des auteurs ? Est-ce à cause du peu d’utilité de la recherche éclectique pour concevoir et appuyer le changement social ? La réflexion à ce sujet n’est pas faite, à la grande déception du lecteur qui se pose des questions sur d’autres acteurs que l’État.
En somme, Beyond Paradigms : Analytic Eclecticism in the Study of World Politics de Rudra Sil et Peter J. Katzenstein et est un plaidoyer efficace et clairement exposé en faveur de la pertinence de l’éclectisme analytique en étude internationale pour répondre aux besoins concrets des décideurs en politique internationale. Les auteurs répètent maintes fois que leur approche éclectique est complémentaire aux recherches plus classiques et qu’elle doit se nourrir de la progression faite au sein des cadres analytiques établis. Quoiqu’on puisse leur adresser quelques critiques sur le choix des limites posées dans leur réflexion, il faut admettre qu’ils sont habiles pour protéger leur argumentation en précisant bien la portée de ce qu’ils font et ce qu’ils ne prétendent pas accomplir. Il s’agit d’un ouvrage à lire pour tout chercheur préoccupé par la fragmentation excessive du savoir et la stérilité de certains débats inter-paradigmes et des limites que cette réalité pose à la capacité des chercheurs de produire du savoir utile aux acteurs politiques.