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Cet ouvrage collectif est issu en partie du colloque « Nation, Immigration and Identity Accross the Atlantic : France, Great Britain and the United States in Comparative Perspective » qui s’est déroulé les 19 et 20 juin 2009 à Lille (France). Dès le chapitre introductif, James Cohen, Andrew J. Diamond et Philippe Vervaecke rappellent que, depuis quelques décennies, la notion de race tend à disparaître dans le discours politique, pour laisser place à la notion de color-blindness, c’est-à-dire le refus de distinguer ou de catégoriser les individus selon la couleur de leur peau. Cette approche cache cependant l’existence d’une nouvelle version du racisme qui s’appuie sur les différences culturelles et de valeurs. Ce livre porte donc sur l’étude des dynamiques et des conséquences de la racialisation que les auteurs définissent comme « une forme d’assignation ou de construction sociale de l’altérité » (p. 10) et dont le racisme constitue « la forme radicalisée » (p. 11). L’ouvrage est structuré en trois parties dont toutes les contributions se rapportent à la situation aux États-Unis, en France et/ou en Grande-Bretagne.

Dans la première partie intitulée « Enjeux racialisés dans l’espace urbain » et comportant cinq chapitres, les auteurs s’intéressent à la relation entre les inégalités qualifiées de raciales et l’existence ou non de violences urbaines. Michael Katz et Thomas Sugrue s’interrogent sur les raisons pour lesquelles les violences urbaines des années 1960 aux États-Unis ne se sont pas reproduites malgré la persistance des inégalités raciales, par ailleurs minimisées par les autorités. Faisant le parallèle entre les violences américaines des années 1960 et les émeutes des banlieues françaises en 2005, ils distinguent trois facteurs explicatifs. Il y a d’abord « l’écologie du pouvoir » (p. 44), que les auteurs assimilent à la migration des Blancs des centres-villes vers les périphéries. Cette migration a fini par placer les élites noires à la tête des villes et a conduit à l’émergence d’une classe moyenne noire. Il y a ensuite « la gestion de la marginalisation » (p. 46) à travers, entre autres, un plus grand accès aux services (éducation, emploi, logement) et à la consommation, ce qui a contribué à la baisse des mobilisations des Afro-Américains. Le troisième facteur est « l’incorporation et le contrôle des migrants » (p. 53) grâce auxquels les autorités américaines ont pu éviter toute mobilisation. La démobilisation des Noirs est justement abordée par Diamond dans le deuxième chapitre. En s’intéressant à l’ouragan Katrina qui a frappé la Nouvelle-Orléans en 2005, il relève que l’absence de grandes mobilisations politiques à la suite de cette catastrophe s’explique par « le néolibéralisme et le racisme culturel » (p. 68). En effet, pour la majorité des Blancs comme pour une grande partie de la classe moyenne noire, la mauvaise gestion et la passivité du gouvernement fédéral ne reflètent pas une injustice raciale. Diamond termine sa contribution en montrant que la situation aux États-Unis n’était pas unique et que la France sous la présidence de Nicolas Sarkozy souffrait de mêmes maux avec la stigmatisation des jeunes des banlieues et le débat sur l’identité nationale. Paul Silverstein aborde quant à lui un sujet assez original, à savoir la place des rappeurs français dans le paysage politique. Pour l’auteur, les rappeurs sont devenus des acteurs politiques, car ils occupent une « fonction dominante d’intellectuels organiques dans les banlieues » (p. 114). Un élément important qui ressort de cette contribution est l’accusation mutuelle de racisme entre la classe politique et les artistes. En effet, alors que les artistes se considèrent comme des dénonciateurs d’une injustice raciale qui frappe les populations des banlieues qui ne jouissent pas des mêmes conditions économiques et sociales que le reste du pays, ils sont par contre accusés par les hommes politiques d’être les porteurs d’un « racisme anti-blanc », notamment dans leurs textes. Olivier Esteves revient sur la racialisation des émeutes anglaises de Nottingham en 1958 et de Bradford en 2001, c’est-à-dire la manière dont les médias et les autorités politiques ont imputé la responsabilité de ces émeutes à des minorités ethniques comme les Caribéens et les Asiatiques. Agnès Tachin se penche quant à elle sur la manière dont les médias anglais et français ont couvert les émeutes qui ont secoué le quartier londonien de Brixton et le quartier des Minguettes dans la banlieue lyonnaise en 1981. Si dans leur couverture les médias anglais ont abordé la question des discriminations raciales, cela n’a pas été tout à fait le cas en France. Par ailleurs, la couverture des émeutes anglaises par les médias français a conduit à l’adoption par les autorités françaises d’une posture sécuritaire par rapport aux banlieues en général, au détriment du débat sur les discriminations raciales.

La deuxième partie intitulée « Les modèles politiques saisis par les enjeux ethniques et raciaux » se compose de cinq chapitres. Romain Garbaye étudie la genèse et le parcours de la notion de community cohesion (cohésion sociale) en Grande-Bretagne que le gouvernement travailliste de Tony Blair a définie après les émeutes de 2001. Cette community cohesion qui correspond à la promotion des valeurs communes s’est cependant heurtée à deux obstacles : d’abord, les vives critiques émises par de nombreuses collectivités et fédérations d’associations concernant l’idée de financer davantage les associations qui prôneraient une plus grande intégration des minorités au détriment des associations dites mono-ethniques ou mono-religieuses (p. 173) ; ensuite, les attentats de Londres de 2005 qui ont entraîné la mise en place par le gouvernement Blair d’une politique antiterroriste qui s’appuyait sur une coopération avec la communauté musulmane pour lutter contre la radicalisation. Seulement, en procédant ainsi, le gouvernement Blair est retombé dans une logique « culturaliste » (p. 19) que la community cohesion était censée combattre. Érik Bleich analyse le rôle des idées dans la définition et l’application des politiques antiracistes et antidiscriminatoires en France et en Grande-Bretagne et il considère que, depuis les années 2000, les politiques de diversité raciale des deux pays semblent converger. D’une part, il y a une Grande-Bretagne qui adopte une politique d’assimilation des minorités et, d’autre part, une France qui se rapproche du modèle britannique, notamment dans la discrimination positive en faveur des minorités. Si Bleich signale également l’influence de la recherche dans les politiques antidiscriminatoires, Milena Doytcheva analyse quant à elle la place des entreprises privées françaises dans l’élaboration de ces politiques. Par le biais de « la promotion de la diversité » (p. 211), les entreprises françaises ont réussi à participer à la définition des politiques contre les discriminations raciales en écartant la question concernant leur responsabilité dans la persistance de ces discriminations. Les deux derniers chapitres de cette partie portent sur des regards croisés. En comparant les Roms en France et les Mexicains aux États-Unis, Emmanuelle Le Texier rappelle que la question des sans-papiers a constitué un dénominateur commun du discours sur la politique migratoire dans les deux pays et que les trajectoires des transferts de compétences en matière d’immigration diffèrent. En France, comme dans d’autres pays de l’Union européenne, on note une « européanisation » de la question migratoire, alors qu’aux États-Unis on assiste plutôt à une « défédéralisation » (p. 247), c’est-à-dire un transfert des compétences du gouvernement fédéral. James Cohen analyse par ailleurs la manière dont les musulmans en France et les Mexicains aux États-Unis sont stigmatisés dans le discours politique.

Dans les trois chapitres de la dernière partie intitulée « Minorités racialisées, identifications, mobilisations », les auteurs s’intéressent davantage aux modes d’organisation et de mobilisation de groupes ethniques et raciaux spécifiques. Vincent Latour et Philippe Vervaecke reviennent sur le processus d’institutionnalisation de l’islam en France et en Grande-Bretagne et le problème de représentativité que rencontrent les interlocuteurs officiels dans la communauté musulmane très diversifiée. Yen Le Espiritu retrace l’historique du racisme envers les Asiatiques américains et les processus de résistance de ces derniers. Cette résistance s’est notamment manifestée par un « panasiatisme » (p. 323) revendiqué par les Asiatiques américains et qui est une réaction à la conception différentialiste consistant à ranger tous les Asiatiques dans un même groupe ethnique. Audrey Célestine discute quant à elle des mobilisations des Portoricains aux États-Unis et des Antillais en France. Si les processus de mobilisation des deux groupes sont différents, Portoricains et Antillais partagent cependant la particularité d’être respectivement des citoyens américains et français et ils n’hésitent pas à souligner cette particularité dans leurs revendications pour une reconnaissance différente de celle des autres minorités.

Même si l’on peut regretter qu’il soit limité à trois pays, cet ouvrage collectif constitue une contribution importante au débat sur la racialisation dans les pays occidentaux. La pluralité des approches et des disciplines mobilisées en fait un riche ouvrage de référence. Il faut également saluer l’inclusion des résumés de toutes les contributions, ainsi que la présentation de la bibliographie à la fin de chaque chapitre. Ce livre trouve toute sa pertinence dans un contexte où l’actualité nous met souvent face aux nombreux enjeux de racisme et de racialisation.