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« Penser, repenser le politique » – telle est la tâche que Claude Lefort a constamment poursuivie et qu’il se fixe à nouveau au début des Essais sur le politique, parus en 1986 (p. 7). La réitération du verbe (penser, repenser) est significative. Elle témoigne du fait que le politique risque toujours de passer inaperçu et, une fois saisi, de retomber dans l’invisible[1]. C’est pourquoi il doit être non seulement découvert (Poltier, 1997), mais redécouvert continuellement par le penseur. Cette interprétation éclaire le caractère dynamique de la pensée politique ; elle ne laisse pas cependant de faire question. Si l’objet politique n’est pas immédiatement perceptible, comment peut-on se mettre à penser ? Et de quelle manière ressaisir ses pensées quand cet objet se dissimule ? D’emblée, l’oeuvre de Lefort pose la question de sa propre démarche et de sa possibilité.

Si nous privilégions le terme vague de « démarche », c’est que la réflexion lefortienne échappe en partie à la classification des genres méthodologiques. Un bref parcours de la bibliographie de Lefort révèle que la pensée de celui-ci fait feu de tout bois. Officiellement inscrit dans le cadre de la sociologie, le travail de Lefort est néanmoins nourri de philosophie politique, en particulier moderne et contemporaine[2]. Il s’élabore également au contact de l’anthropologie (Lefort, 1978b), de la psychanalyse et de la littérature (Lefort, 1992). En outre, son oeuvre ne cesse de se référer à la tradition phénoménologique, telle du moins qu’elle fut reprise et développée par Maurice Merleau-Ponty (Lefort, 1978a). En un mot, la réflexion politique apparaît chez Lefort comme une réflexion globale, construite à partir d’éléments de connaissance recueillis, par Lefort lui-même ou par d’autres, suivant différentes méthodes d’investigation. Le problème est donc de savoir comment cette perspective globale peut à son tour justifier sa prétention à connaître le réel.

Sur ce point, nous voudrions défendre l’hypothèse que la pensée de Lefort peut être définie de façon pertinente comme une réflexion phénoménologique sur l’expérience politique. Cette hypothèse, bien qu’elle prenne en compte l’impact de la phénoménologie de Merleau-Ponty sur l’oeuvre de Lefort, ne vise en rien à minorer la diversité des influences auxquelles cette oeuvre est volontairement exposée. Notre but, dans cet article, n’est pas d’étudier la place de l’inspiration phénoménologique dans la formation de la réflexion lefortienne, mais de mettre en évidence les traits de cette réflexion qui en font une véritable phénoménologie politique. Mais que faut-il entendre par le mot, parfois galvaudé, de phénoménologie ?

La phénoménologie, quel que soit l’auteur considéré, se définit d’abord, non par un ensemble de propositions substantielles, mais comme un mode spécifique d’analyse des phénomènes, c’est-à-dire des choses telles qu’elles se donnent à voir et se manifestent. Cette analyse a pour spécificité de ne pas chercher à réduire les phénomènes apparaissant à quelque réalité plus « vraie », que celle-ci soit située dans la conscience du sujet ou dans le monde objectif. Par exemple, dans le champ de la perception, le phénoménologue reconnaît que l’objet est perçu à travers ses aspects sensibles (il n’est pas un produit de l’intellect) ; mais il reconnaît aussi que cet objet se donne immédiatement comme une unité de sens (ce n’est pas qu’un amas de données empiriques). En d’autres termes, la phénoménologie se distingue par son parti pris de respecter l’intégrité des phénomènes et de se fier, en quelque sorte, à leur consistance[3]. Parce qu’elle est d’abord une méthode, la phénoménologie a pu donner naissance à des conceptions de l’expérience humaine fort éloignées les unes des autres. Est-ce à dire que la méthode phénoménologique ne porte en elle-même aucune implication philosophique ? Ce serait faire un pas de trop. En réalité, il s’avère que la méthode phénoménologique est au moins porteuse d’une perspective particulière sur le rapport entre le « sujet[4] » humain et le monde. D’une part, elle implique que celui qui pratique la phénoménologie est capable de se déprendre de son appartenance au monde pour percevoir les choses comme phénomènes, c’est-à-dire qu’elle suppose que l’existence humaine échappe en quelque façon au cours du monde. Mais, d’autre part, la phénoménologie relativise complètement l’opposition entre le sujet et le monde, puisqu’elle révèle que, dans l’acte même de la perception, le phénoménologue demeure toujours en rapport avec le phénomène et inscrit dans le monde où les phénomènes jaillissent[5]. En tant que telle, la méthode phénoménologique implique donc à la fois un écart et une véritable interdépendance entre l’existence humaine et le monde – quelle que soit la façon dont celle-ci et celui-là sont accentués dans les différents courants de la phénoménologie.

À partir de cette brève caractérisation, il est possible d’anticiper ce que pourrait être une phénoménologie politique. Du point de vue de la méthode, l’élaboration d’une phénoménologie politique implique l’existence de phénomènes politiques authentiques, c’est-à-dire irréductibles à d’autres processus dont les formes politiques ne seraient que l’apparence superficielle. Or, nous touchons ici à une proposition centrale de la pensée de Lefort : le politique est une réalité, non pas séparable de la réalité sociale en général, comme nous le verrons, mais bien une réalité propre qui définit chaque société dans ce qu’elle a de plus spécifique. Parallèlement, on peut s’attendre à ce qu’une phénoménologie politique retrouve, au niveau de l’expérience politique, l’idée d’un rapport étroit mais libre entre l’homme et le monde. Nous verrons que la théorie politique de Lefort met justement en évidence la nécessaire appartenance du sujet à une forme politique donnée, mais aussi sa faculté de mettre à distance les conditions politiques de son expérience, ne serait-ce que pour les penser – cette faculté étant plus ou moins actualisée selon les régimes[6].

Dans les pages qui suivent, nous exposons l’hypothèse selon laquelle la volonté lefortienne de « penser, repenser le politique » relève d’une phénoménologie du politique. Dans un premier temps, nous tâchons de montrer, à travers la présentation de trois thèmes centraux de la réflexion lefortienne, comment Lefort a découvert le phénomène politique. Dans un deuxième temps, nous nous efforçons de mettre en évidence les implications et les apports d’une phénoménologie politique telle que celle de Lefort : que nous enseigne la compréhension du politique comme phénomène ? Enfin, nous tentons de mettre en question la phénoménologie lefortienne du politique, en nous demandant à quel point l’analyse de Lefort est fidèle à notre expérience politique.

Comment se manifeste le phénomène politique

La tâche de penser le politique ne peut être accomplie que si l’objet politique se laisse d’abord percevoir. Comment le phénomène politique est-il apparu à Lefort ? Et comment ce phénomène doit-il être défini ? Nous pouvons répondre à ces questions en revenant sur trois moments de la pensée de Lefort : son analyse du totalitarisme, sa lecture de Machiavel et sa réflexion sur la démocratie.

La notion de phénomène politique apparaît d’abord dans l’analyse lefortienne du cas soviétique. Plus précisément, une telle notion ressort distinctement à partir du moment où l’Union des républiques socialistes soviétiques (URSS) est caractérisée comme totalitaire. Avant 1956, Lefort ne parle pas de « totalitarisme ». Sa critique du régime soviétique n’en est pas moins radicale. En effet, non seulement Lefort ne cherche pas à minorer la violence qui sévit en URSS, mais il la tient pour significative de la nature d’un régime fondé sur la domination bureaucratique du Parti bolchévique. Contre Léon Trotsky lui-même, Lefort soutient que l’URSS ne saurait en aucune façon être considérée comme une réalisation défigurée de la dictature du prolétariat (1971 : 28). S’il est vrai que l’aventure soviétique a partie liée avec celle du prolétariat, il faut plutôt dire que le stalinisme réalise la dictature du parti soi-disant prolétarien sur les prolétaires. En URSS, la bureaucratie partisane s’est séparée de la masse des prolétaires et exerce sur elle un pouvoir despotique : c’est de cette scission que procède la violence stalinienne. La question est alors de savoir comment le prolétariat a pu donner naissance à une organisation distincte de lui (ibid. : 33).

Quoique radicale, cette critique apparaît bientôt insuffisante à Lefort ; car elle ne rend pas vraiment compte de ce qui transparaît de la société soviétique. Pour commencer, l’idée d’une scission entre la bureaucratie et les masses ne permet pas de rendre raison du discours des agents soviétiques. Ceux-ci ne cessent en effet de proclamer que le parti incarne la société[7]. Cette représentation est certes idéologique, mais elle s’actualise de façon extrêmement efficace à travers l’encadrement partisan de la société. Le Parti communiste de l’Union soviétique (PCUS) n’est pas seulement un parti unique ; il est un parti délivré de toute diversité interne et qui a pris possession de toutes les institutions aussi bien politiques – le gouvernement, l’armée – que sociales – syndicats, associations (ibid. : 41). Ce faisant, le parti semble effectivement réaliser la fusion du pouvoir et de la société qu’il déclare. En conséquence de cette prise de possession par le parti, l’Union soviétique donne à voir une confusion étrange des domaines de la vie humaine. En URSS, la politique n’est pas séparable de l’économie, ni de la science, ni de la littérature, dans la mesure où toutes sont forcées de se soumettre à la raison et aux commandements du parti (ibid. : 156). Si le terme « totalitaire » s’impose, c’est ainsi que le totalitarisme « n’est pas tant une excroissance monstrueuse du pouvoir politique dans la société qu’une métamorphose de la société elle-même par laquelle le politique cesse d’exister comme sphère séparée » (ibid. : 156-158).

La critique de la domination bureaucratique se révèle donc doublement insatisfaisante, dans la mesure où, d’une part, elle est sourde à ce que proclame l’idéologie bolchévique et où, d’autre part, elle s’épargne d’étudier toutes les conséquences sociales de cette idéologie – notamment la confusion des ordres qu’elle engendre. Au contraire, l’usage du terme « totalitarisme » permet de faire entendre l’ambition du parti d’incarner la société entière. Du même coup, il implique en principe une description complète des effets de cette ambition dans toute l’étendue de la vie sociale. Or, en usant de cette façon du concept, Lefort nous invite précisément à percevoir le totalitarisme comme un phénomène politique. De ce qui précède, il ressort en effet que le totalitarisme se manifeste à travers une série d’expériences aussi concrètes que, par exemple, l’abolition des courants internes au PCUS ou la soumission du savant aux consignes du parti. Et ce qui est ainsi rendu visible, et à partir de quoi l’expérience soviétique devient intelligible, c’est précisément la logique politique de l’identification du pouvoir et de la société[8]. Sous ce rapport, nous pouvons d’ailleurs noter que, dans la mesure où elle vise à mettre au jour la logique politique à l’oeuvre dans l’expérience soviétique, l’analyse du phénomène totalitaire oblige à mettre en question le projet même du socialisme – ce que la critique de la domination bureaucratique n’autorisait pas puisqu’elle s’exprimait au nom d’une authentique révolution prolétarienne (ibid. : 28). En attirant l’attention sur ce que disent et prétendent les agents soviétiques, cette analyse implique une relecture critique du léninisme, voire du marxisme (ibid. : 360). Néanmoins, il faut immédiatement ajouter que le phénomène totalitaire ne saurait être réduit à une doctrine, aussi pernicieuse soit-elle. Pour Lefort, le totalitarisme n’existe qu’actualisé dans une forme de pouvoir et de société : « Idéologique, il est plus qu’idéologique, dans la mesure où le stalinisme est lui-même à la fois phénomène idéologique et phénomène social, système de pensée et système d’action. » (Ibid. : 136)

Si Lefort a commencé à élaborer sa perspective phénoménologique au cours de son enquête sur l’Union soviétique, il semble avoir trouvé dans la lecture de Machiavel les termes nécessaires à la claire formulation de sa démarche. De la somme sur Machiavel, nous ne retenons que quelques éléments destinés à répondre à la question : en quel sens la lecture de Machiavel alimente-t-elle la compréhension lefortienne du phénomène politique ? Dès les premières pages de la partie consacrée « À la lecture du Principe », Lefort met en évidence un aspect crucial de la méthode machiavélienne, à savoir la décision de s’en tenir aux aspects les plus apparents de la vie politique. La description du politique proposée dans Le Prince se distingue d’abord par ce qui lui fait défaut : la tentative de rattacher l’ordre politique à un fondement naturel ou religieux situé au-delà des apparences[9]. Certes, Machiavel emploie l’adjectif « naturel » pour qualifier tel ou tel aspect de l’expérience politique (il est par exemple « naturel » que les hommes changent de gouvernement pour tenter d’améliorer leur condition). Mais il apparaît bientôt que ce terme, sous la plume de l’écrivain italien, ne renvoie à aucune idée normative de la nature humaine, comme l’idée de pouvoir ne renvoie chez Machiavel à aucune fondation divine. Ainsi, avec Le Prince, on découvre une manière d’interpréter la vie politique qui s’arrête volontairement à ce que celle-ci nous donne directement à voir ; la recherche de la nature des choses politiques n’est que la tentative pour bien décrire l’agencement visible des événements. « Il n’y a rien d’autre dans l’histoire que ce qui apparaît, c’est-à-dire les actions des hommes et les événements auxquels elles se nouent ; et, par exemple, la conquête est ‘naturelle’, dès lors qu’elle est ordinaire, qu’elle appartient à l’expérience politique présente et passée. » (Lefort, 1972 : 358)

Cependant, si l’on peut parler au sujet de « ce qui apparaît dans l’histoire » de véritables phénomènes politiques[10], c’est que les faits historiques ne sont pas chaotiques. En dépit de la place qu’il fait aux accidents, aux violences et aux retournements de l’histoire, il est notable que Machiavel ne renonce pas à une interprétation sensée ou ordonnée de l’expérience politique. Les aventures du pouvoir nous renseignent effectivement, non peut-être sur sa nature au sens traditionnel, mais au moins sur sa position dans la société et sur la façon dont les rapports humains se constituent et s’articulent au sein de l’État. Le penseur politique n’a donc pas d’autre matière à sa disposition que les formes mouvantes de l’histoire politique ; « Mais ce qui apparaît porte avec soi un sens, est d’emblée matière d’un langage, puisque nous y saisissons toujours des rapports, de telle sorte que l’existant cesse d’être cet être brut et opaque qui défie la pensée […] » (ibid. : 358).

Un aspect de la description machiavélienne, sur lequel Lefort insiste particulièrement, permet d’illustrer cette compréhension du phénomène politique. De prime abord, la société se présente, dans le tableau peint par Machiavel, non comme une, mais comme traversée de divisions insurmontables. À observer la vie politique, nous ne percevons que l’opposition entre le prince, les grands et le peuple. Et pourtant, ces divisions profondes entre les groupes sociaux ne rendent pas l’existence de la société obscure ou incompréhensible. Au contraire, souligne Lefort, il suffit que le regard s’appesantisse sur les groupes en présence, qu’il scrute attentivement leur attitude, pour qu’apparaissent entre les partis des relations politiques cohérentes : les grands désirent dominer, le peuple désire ne pas l’être ; et le prince, sans pouvoir s’extraire de la relation sociale, fait exister et coexister ces deux désirs. Or, il apparaît que cet ensemble de rapports constitue la société et l’État, de sorte que ceux-ci, bien que privés d’un fondement unitaire transcendant, ne sont pas des chimères. Une phénoménologie politique est donc possible, dans la mesure où les données apparentes de l’expérience sociale portent en elles-mêmes une signification politique.

C’est bien ce que prouve enfin l’expérience démocratique. La réflexion de Lefort sur la démocratie a pris de multiples voies. Chaque fois, cependant, Lefort s’attache à décrire une attitude sociale caractéristique de la démocratie, de façon à mettre au jour la logique politique qui l’informe.

Dans son cours de 1967 sur la démocratie, publié par Marcel Gauchet en 1971, Lefort s’intéresse d’abord à la conflictualité de la société démocratique. En démocratie, on voit les citoyens, ou des groupes de citoyens, s’affronter sur la définition de la société juste ou authentique à établir. Cette confrontation, souligne Lefort, n’est pas un simple fait. L’important est qu’elle apparaît à tous légitime et qu’elle se trouve réfléchie au niveau politique à travers l’opposition de familles politiques et de partis. Que le conflit soit ainsi institué indique que le principe de la conflictualité démocratique est à saisir sur le plan symbolique d’une représentation commune de la vie sociale (Lefort et Gauchet, 1971 : 34-35). Selon Lefort, ce qui rend ainsi possible le dissensus démocratique, c’est la conception selon laquelle la société se distingue essentiellement du pouvoir qui, pourtant, lui permet d’exister. Bien qu’en démocratie les hommes ne reconnaissent pas de fondement transcendant à l’organisation sociale, le pouvoir, qui apparaît alors dans son rôle d’instituteur de la société, ne peut cependant pas prétendre être la source de l’expérience commune. Il ne peut prétendre rassembler ou incarner en lui la société. De cette division du pouvoir et de la société procède le conflit démocratique : la société n’étant pas incarnée dans une autorité, la diversité des points de vue sociaux et leur caractère contradictoire se trouvent libérés. Il faut préciser que cette division sous-jacente à l’expérience démocratique est particulièrement activée par le gouvernement représentatif. La délégation du pouvoir aux représentants signifie que l’autorité n’est pas pleinement établie dans le peuple pris en corps ; mais elle n’appartient pas non plus réellement au corps des représentants puisque ceux-ci sont régulièrement renvoyés devant les sociétaires et remplacés par d’autres individus[11]. Il n’est pas de pouvoir qui puisse dire « je suis la société[12] ».

Ce que le conflit démocratique révèle se donne aussi à voir à travers d’autres attitudes typiques de la démocratie. Lefort insiste en particulier sur deux aspects visibles de la vie démocratique. D’une part, écrit-il dans Les Formes de l’histoire (1978b), la société démocratique apparaît tournée vers l’avenir. Les hommes, en démocratie, se montrent collectivement ouverts à la nouveauté, voire avides d’expériences inédites. Cette ouverture à l’inconnu, qui est à la source des révolutions techniques survenues en Occident, est à son tour révélatrice de la logique politique démocratique. En effet, l’inconnu n’est pas pensable, ou en tout cas pas désirable, dans les sociétés qui se réfèrent à un fondement transcendant établi une fois pour toutes ; ni dans la société totalitaire dans laquelle le pouvoir prétend avoir la science et la maîtrise du destin collectif. D’autre part, Lefort attire l’attention sur la différenciation des domaines d’activité qui se donne à voir dans la société démocratique (1986 : 29). Dans cette société, l’activité politique, l’activité économique, artistique ou encore scientifique sont pratiquées par différents groupes d’individus comme des activités distinctes, commandées par une raison propre à chacune. Cette distinction des champs d’expérience, tout à fait opposée à leur confusion totalitaire, est bien l’indice d’une société qui se sépare du pouvoir qui l’ordonne ; et qui, ce faisant, ouvre un espace à la pratique de formes de vie différentes.

À travers les divers aspects de la vie sociale démocratique, se laisse donc percevoir la division du pouvoir et de la société. Il est cependant à noter que Lefort a proposé une définition complémentaire de la logique démocratique en termes de droits de l’homme. Comment la société est-elle conçue dans l’expérience démocratique ? Nous pouvons aussi répondre : comme une réunion d’individus doués de droits. Cette nouvelle formulation est inséparable de la première. Considérer la société comme l’ensemble des rapports entre individus doués de droits implique en effet de reconnaître qu’elle ne saurait être identifiée à un pouvoir déterminé (Lefort, 1981 : 64). Quoi qu’il en soit, le principe des droits de l’homme permet aussi de rendre compte des différents aspects de la démocratie que nous avons évoqués. La proclamation des droits de l’homme est source de conflit politique dans la mesure où elle autorise et légitime la lutte des individus pour leurs droits. Elle joue également un rôle déterminant dans la différenciation des activités humaines parce qu’elle signifie que le détenteur de l’autorité politique ne peut pas dicter à l’homme savant, entrepreneur ou artiste ce qu’il a à faire. En troisième lieu, le principe des droits de l’homme rend compte de l’ouverture de la démocratie à l’inconnu. En effet, souligne Lefort, les droits de l’homme n’existent que par l’acte qui les déclare, et cet acte se donne non seulement à imiter, mais à prolonger à travers la déclaration de droits nouveaux (ibid. : 67). D’où cette indétermination propre à l’histoire de la société démocratique.

À son tour, la démocratie donne ainsi prise à une description phénoménologique. Mais il faut aller plus loin et dire que, pour Lefort, la démocratie se présente comme le phénomène politique par excellence. Elle l’est, en ce sens que la démocratie révèle certains ressorts constitutifs de toute expérience politique. En particulier, nous avons dit que l’expérience démocratique se déploie à partir de la division du pouvoir et de la société. Par là, la démocratie manifeste le fait que toute société s’institue à partir d’une division, parfois immaîtrisable (Lefort et Gauchet, 1971 : 11 et suiv.). C’est le cas, écrit Lefort, des sociétés premières, fondées sur la division du monde actuel et du monde du mythe, source de toute autorité. C’est le cas encore de la société totalitaire, fondée sur la négation de toute division sociale, mais dont le fonctionnement débouche en réalité sur la séparation violente du « Nous » totalitaire et de « l’Autre » : déporté, étranger, etc. Ainsi, avec la démocratie, « émerge à la visibilité le procès par lequel s’unifie et s’ordonne la société, à travers ses divisions […] » (Lefort, 1986 : 20). En d’autres termes, pour Lefort, la démocratie ne donne pas seulement à voir une forme de vie politique, mais elle rend visible en même temps la dimension politique de toute expérience sociale.

Les implications de la méthode lefortienne

L’approche lefortienne peut être qualifiée de phénoménologique parce qu’elle prend pour objet le politique tel qu’il se manifeste visiblement dans l’expérience collective. C’est bien d’une phénoménologie politique qu’il s’agit dans la mesure où Lefort s’efforce de discerner dans cette expérience les principes politiques qui l’animent de l’intérieur. Quels sont les apports d’une telle interprétation ?

En premier lieu, l’approche lefortienne permet de rendre au politique sa consistance propre, contre toute tentative de réduction du politique à une réalité autre. Compris comme phénomène, le politique s’avère d’abord irréductible au niveau des faits sociaux. Si nous considérons à nouveau le cas de la démocratie, ni le conflit démocratique, ni la division des domaines d’activité, ni le surgissement de nouveaux moyens techniques ne constituent de purs faits[13]. Ces trois éléments de la réalité démocratique, souligne Lefort, ne sont pas simplement donnés historiquement ; ils procèdent de la manière d’être ensemble des hommes démocratiques et donc des principes qui animent leur coexistence. Ces principes, Lefort les situe à un niveau de la réalité sociale qu’il appelle « symbolique », pour signifier qu’ils sont de l’ordre des représentations partagées portant précisément sur la nature du commun[14]. Le principe des droits de l’homme, écrit notamment Lefort, n’est ainsi jamais « réalisé ». Parce qu’il est symbolique, il n’existe que tant que les citoyens en ont conscience et agissent en fonction de lui (1981 : 68-69). En conséquence, suivant la perspective de Lefort, il est également vain d’utiliser les faits sociaux pour dénoncer la vacuité des formes ou des principes politiques, puisque ceux-ci se situent à un niveau de réalité différent. S’il est tout à fait important de mettre au jour les inégalités qui demeurent en démocratie, et par exemple de mettre en lumière le fait que la majorité des représentants sont d’origine sociale favorisée, il serait donc non pertinent d’affirmer sur la base de ces faits que la démocratie n’est qu’une illusion ou une idéologie au service d’un régime oligarchique. Car ces faits n’empêchent pas que les individus se pensent comme doués de droits égaux. Au demeurant, le principe de l’égalité des droits a des effets parfaitement sensibles sur les rapports de force. Il inspire les différentes formes de lutte pour la reconnaissance des droits ; les gouvernants sont obligés bon gré mal gré d’en tenir compte et ainsi de se limiter pour ne pas enfreindre ouvertement un principe fondamental de la vie commune (1981 : 72-75). Dire que le politique ne s’inscrit pas au registre des faits ne signifie donc pas qu’on le situe hors de la réalité sociale. À cet égard, Lefort invite à ne pas confondre non plus l’ordre politique avec celui des idées ou des doctrines philosophiques[15]. Au contraire, il faut toujours garder en vue que la logique politique caractéristique d’une société donnée n’existe que dans la mesure où elle s’actualise à travers une forme de pouvoir et anime les rapports des sociétaires (Lefort, 1999 : 63). Sur ce point, Lefort entend particulièrement s’opposer aux interprétations de l’histoire d’inspiration idéaliste ou « idéocratique » (1999 : 9). Pour lui, il est aussi erroné de voir dans l’aventure soviétique un produit de l’oeuvre de Marx (Lefort, 1976 : 177) que d’incriminer Rousseau pour les violences de la Révolution[16]. Ici comme là, ce qui est à étudier, ce sont les formes d’organisation et de relation qui ont donné une efficacité à certaines représentations de la société. En revanche, il apparaît intéressant et même nécessaire d’éclairer les éléments d’une oeuvre de pensée qui entretiennent une affinité avec les représentations des agents politiques ; de cerner, en d’autres termes, la part politiquement récupérable d’une doctrine.

La perspective lefortienne permet de redonner au politique sa consistance en surmontant les limites de l’empirisme d’un côté, de l’idéalisme de l’autre. Elle conduit du même coup à reconnaître la centralité du politique dans la vie sociale. S’il est vrai que le politique est ce qui informe l’expérience sociale sous ses différents aspects, alors le politique est l’élément à la fois le plus général et le plus propre de chaque société. Telle est bien l’affirmation de Lefort. En ce qui concerne la portée englobante du politique, Lefort invite à nouveau à ne pas succomber à une vision empirique de l’espace social qui ne verrait dans la politique qu’un domaine parmi d’autres de l’existence commune, celui de la compétition pour le pouvoir et de l’exercice des fonctions de gouvernement. Parce qu’il y a des agents payés pour gouverner comme d’autres le sont pour produire des biens ou du savoir, on fait comme si le politique se limitait au champ d’activité des premiers. Ce faisant, on s’empêche de voir que la différence même des champs de l’action humaine ne devient perceptible que dans une certaine forme de régime et de société politique (Lefort, 1986 : 8 et 19). Pour rendre intelligible l’existence d’une sphère de la politique, il faut donc commencer par rendre compte du principe qui fonde la différenciation du monde social. Il en ressort que le politique est bien l’élément le plus propre de chaque société : connaître une société, c’est pouvoir énoncer la conception politique à partir de laquelle elle s’ordonne et vit.

En deuxième lieu, une phénoménologie politique telle que celle de Lefort permet de repenser la position du penseur politique par rapport au monde social qu’il étudie. Il est connu que, dans la tradition sociologique, la rigueur du propos tenu par l’observateur tient à la distance qu’il est capable d’instaurer entre lui et son objet et à la neutralité qu’il est capable d’adopter. Pour mettre en évidence les faits sociaux, il faut savoir se dégager des représentations dans lesquelles on est pris en tant que sociétaire[17]. Lefort propose une autre conception de la réflexion sur les choses sociales. En effet, si l’on admet que les phénomènes sociaux portent en eux une logique politique qui leur donne forme, alors la réflexion ne peut être accomplie que de l’intérieur de la vie sociale. Lefort écrit ainsi : « La pensée qui s’attache à quelque forme que ce soit de la vie sociale est aux prises avec un matériau qui contient sa propre interprétation, dont la signification est constitutive de sa nature. » (1986 : 21)

L’analyse politique, pour le dire autrement, ne consiste pas à observer des faits de l’extérieur, mais à rejoindre le sens déjà présent dans l’expérience sociale. Sur ce point, la pensée de Lefort s’inscrit explicitement dans la continuité du retour phénoménologique au sens présent dans « le monde de la vie[18] ». Cela posé, la question surgit de savoir ce qu’apporte le penseur politique à la compréhension que les citoyens ont déjà de leur expérience. La réponse contenue dans l’oeuvre de Lefort est que la réflexion du penseur permet précisément de prendre en vue le caractère politique des représentations à l’oeuvre dans la pratique du citoyen. Revenons au phénomène démocratique : il est clair que le discours des droits de l’homme est celui des citoyens eux-mêmes et que le penseur ne ferait que le répéter s’il se contentait d’affirmer que les hommes sont libres et égaux. Aussi le rôle du penseur est-il autre : il consiste à mettre en lumière le fait que les droits de l’homme constituent précisément un principe de coexistence politique, d’institution du commun. C’est bien ce que fait Lefort dans son texte « Droits de l’Homme et politique », publié dans L’invention démocratique (1981). Là où les individus et les groupes défendent leurs droits particuliers, le penseur donne à voir une forme de rapport politique (Lefort, 1981 : 58). Pour recourir à une formule typique de la phénoménologie, nous pouvons dire que le penseur est celui qui, par un acte de réflexion délibéré[19], parvient à saisir la logique politique d’une société « comme telle », c’est-à-dire dans son rôle proprement politique. À quoi il faut ajouter que ce qui rend possible un tel acte de réflexion, c’est justement la confrontation avec d’autres formes de société. Que la démocratie procède de la division du pouvoir et de la société, qu’au contraire le totalitarisme exprime l’ambition du pouvoir d’incarner le social, cela apparaît précisément quand on tente de rapprocher l’une de l’autre ces deux expériences politiques.

À ce point de notre présentation, nous pouvons mieux saisir par où le phénomène politique se dérobe habituellement. En effet, il pouvait sembler contradictoire de la part de Lefort d’affirmer en même temps que le politique se manifeste dans l’expérience sociale et qu’il nous faut faire effort pour le penser. Les remarques précédentes nous permettent d’éclairer cette apparente contradiction. En un sens, le phénomène politique se dissimule effectivement, et ce, pour deux raisons. D’une part, le politique peut rester en quelque sorte enfoui sous les pratiques sociales qu’il informe. Dans le cas du totalitarisme, par exemple, il peut être malaisé de saisir la logique d’identification du parti et de la société qui commande la déportation d’un nombre croissant de sociétaires. Comment une pratique d’exclusion massive est-elle liée à un projet de fusion ? Pour l’entendre, il faut se mettre volontairement à l’écoute de ce que disent les agents du système totalitaire et se rendre attentif à la manière dont ces exclusions sont prononcées. D’autre part, même si la logique à l’oeuvre dans l’expérience sociale est facilement lisible, on peut ne pas percevoir cette logique comme politique. C’est même l’attitude que nous adoptons le plus souvent, ou le plus « naturellement[20] ». Considérons en effet la division démocratique des domaines d’activité. Cette division est clairement réfléchie par les acteurs : le savant revendique l’autonomie de la quête scientifique de la connaissance ; l’entrepreneur affirme la légitimité, dans l’ordre économique, de la recherche du profit ; l’artiste revendique la mise en oeuvre d’un art pur ; tous considèrent que le pouvoir politique doit demeurer dans son ordre et ne pas s’ingérer dans des activités qui lui échappent de droit. Ainsi l’attitude même des acteurs de la vie démocratique donne-t-elle accès à ce qui constitue la logique essentielle de la démocratie, la division du pouvoir politique et de la société dans sa pluralité. Pourtant, cette attitude dissimule en même temps – comme nous l’indiquions plus haut – que la distinction des ordres d’activité est liée à la forme démocratique de la société. Ordinairement, nous faisons comme si la différence entre les domaines d’activité était naturelle, existait d’elle-même et se trouvait seulement niée par certains gouvernements malveillants ; il revient au penseur politique de révéler que cette différence est au contraire politiquement instituée[21].

Pour Lefort, le penseur est partie prenante de la société qu’il décrit, même s’il est capable de se déprendre des représentations ordinaires de la vie sociale pour en éclairer le caractère politique. Il reste enfin à montrer que ce qui est vrai du penseur l’est aussi de l’acteur politique. De même que la réflexion du penseur s’origine dans son expérience de la société, l’acteur politique est redevable pour son action à la forme politique dans laquelle il s’inscrit. Quelques remarques préalables sur le sens du mot « action » s’imposent ici. Lefort a consacré une grande partie de son oeuvre à l’analyse comparée du comportement des individus dans les différentes formes de société. Dans les sociétés qu’il nomme sans histoire – par exemple la société balinaise étudiée par Gregory Bateson (Lefort, 1978b : 41 et suiv.) –, Lefort montre que les individus se comportent de manière à éviter l’apparition du conflit et le surgissement du nouveau. C’est l’expression d’un mode particulier d’organisation des rapports humains, fondé sur l’autorité du mythe. Dans la société totalitaire, la possibilité de l’action est obturée par la domination physique et idéologique du parti. Dans ces deux cas, absolument différents l’un de l’autre, l’activité des sociétaires est donc bien commandée par la logique politique de la société sans qu’on puisse semble-t-il parler d’action politique au sens plein[22]. Si l’on entend le mot « action » dans le sens arendtien, c’est-à-dire comme inauguration d’un cours nouveau des choses (Arendt, 1958), il semble que ce mot doive être réservé à l’action de type démocratique. Cela étant admis, la question se pose de savoir quel rapport celui qui agit entretient avec la société dans laquelle il se trouve. Peut-on dire que l’action qui produit quelque chose de nouveau est encore commandée par la logique inhérente à la société démocratique telle qu’elle existe ? Il nous semble que la marque de Lefort est de répondre « oui » à cette question. Pour lui, l’action au sens arendtien s’inscrit effectivement, quoique de façon paradoxale, dans la société démocratique telle que nous la connaissons. Celui qui, au nom des droits de l’homme par exemple, parvient à créer un état nouveau des rapports humains, continue précisément de faire vivre la logique politique propre à la démocratie. Paradoxalement, il s’inscrit d’autant plus intimement dans la forme démocratique qu’il est davantage ouvert à la nouveauté. Autrement dit, Lefort s’oppose sur ce point à une illusion de type révolutionnaire selon laquelle l’action politique ne serait en rien redevable à l’institution démocratique[23]. Si révolution il y a, c’est plutôt quand l’action fait advenir la démocratie là où elle n’est pas, comme ce fut le cas en Europe centrale et orientale par exemple[24]. Cela éclaire le positionnement politique assumé par Lefort. Celui-ci se réclamait en effet d’un « réformisme combatif » (2007 : 938) qui, tout en encourageant au maximum les progrès et les innovations démocratiques, se garderait du ressentiment révolutionnaire contre l’institution démocratique[25].

Une limite de la phénoménologie lefortienne

La pensée de Lefort constitue une tentative pour se tenir au plus près du phénomène politique. Paradoxalement, la théorie lefortienne risque cependant de susciter chez le lecteur un sentiment d’abstraction. Un tel sentiment est relativement injuste. La pensée de Lefort s’appuie bien sur une description de la démocratie – du gouvernement représentatif à la dynamique des droits – dans laquelle nous nous retrouvons effectivement. À cet égard, il n’est pas vrai que la théorie lefortienne soit essentiellement abstraite. Cela posé, il reste que le propos de Lefort peut sembler excessivement général par rapport à notre expérience ordinaire de la vie politique. D’où peut-être une certaine perplexité chez le lecteur pour qui le mot de phénoménologie évoque l’idée d’une description fidèle et volontairement concrète de l’expérience vécue. C’est à cette perplexité que nous voudrions finalement faire droit, en indiquant comment, sur un point particulier, l’analyse de Lefort risque de décevoir l’attente phénoménologique qu’elle a elle-même suscitée.

À notre sens, ce qui fait défaut à la phénoménologie lefortienne, c’est une analyse suffisante des opinions contradictoires qui constituent le débat, et donc la vie démocratique. L’idée que le conflit des représentations est au coeur de la société démocratique et devrait occuper prioritairement le penseur est pourtant centrale dans l’oeuvre de Lefort. Dans le cours de 1967 déjà cité, Lefort insiste massivement sur ce point. En démocratie, les individus, ou plus précisément les groupes sociaux, sont porteurs de différentes images de la société qui s’affrontent dans l’espace politique. Lefort et Gauchet parlent également « d’idéologies », dans le but de souligner la partialité de telles représentations qui, sans être fausses, contribuent à dissimuler certains aspects de la réalité sociale (1971 : 39 et suiv.). Quoi qu’il en soit, représentations politiques ou idéologies apparaissent au coeur du dispositif démocratique dont elles alimentent la dynamique. En effet, elles constituent le moteur de la conflictualité et de l’inventivité historique de la démocratie. C’est parce que les différents groupes sociaux sont porteurs de représentations contradictoires que la démocratie est un régime essentiellement agonistique. Et c’est dans la mesure où les représentations qu’ils portent sont par nature destinées à être réalisées (au moins autant qu’il est possible), que les agents démocratiques s’engagent dans une action historiquement féconde. L’important est que Lefort présente ici l’analyse des représentations politiques comme une voie d’accès privilégiée pour comprendre la démocratie. Quoique partielles et même partiales, ces représentations pointent vers une vérité de l’expérience collective qui, en l’absence de fondement transcendant du social, ne peut être saisie qu’à travers elles (ibid. : 39). Nous pourrions dire, en d’autres termes, que les opinions politiques sont les constituants essentiels de la société démocratique.

Une telle proposition paraît déterminante pour l’élaboration d’une véritable phénoménologie de la démocratie. Elle ouvre la voie à une réflexion qui, sans perdre de vue la dimension globale du politique, demeure rivée à l’analyse de la vie politique dans son actualité et sa diversité. Les opinions qui organisent la vie démocratique sont liées à une compréhension globale de la bonne société ; elles sont en même temps l’expression de la composition sociale de la démocratie et de l’état des rapports sociaux. Or le fait étonnant, et qui peut être source de perplexité, est que, dans les textes ultérieurs de Lefort, l’enquête sur les opinions politiques paraît abandonnée au profit d’une réflexion plus générale sur la dynamique des droits de l’homme et l’indétermination démocratique. Comment comprendre cette évolution ?

Tout d’abord, il est évident que la réorientation de l’enquête lefortienne est liée à la transformation du débat politique consécutive au déclin du marxisme. En effet, si nous retournons au cours de 1967, nous nous apercevons qu’une phénoménologie des représentations politiques y est esquissée à travers l’analyse critique du libéralisme d’un côté, du marxisme de l’autre. Le point de vue libéral et le point de vue marxiste sont étudiés comme étant à la fois ouverts et fermés à la réalité politique et sociale. Or, dès la décennie suivante, l’opposition du libéralisme et du marxisme cesse de constituer le clivage organisateur de la vie démocratique. Autrement dit, nous sommes aux prises avec une transformation du matériau même de l’analyse politique. Cette transformation peut être définie de la façon suivante : dès lors que la proposition communiste est discréditée, le conflit démocratique ne s’appuie plus sur la référence à des régimes politiques différents, ce qui entraîne une pacification et un affaiblissement apparent du débat politique. La démocratie se présentant comme le seul régime légitime, toutes les opinions s’inscrivent désormais bon gré mal gré dans le cadre de pensée démocratique. Cette transformation explique-t-elle entièrement l’évolution de la pensée de Lefort ? L’hypothèse paraît douteuse, dans la mesure où elle suppose qu’en l’absence de contestation du régime démocratique, les opinions susceptibles d’être défendues ne sauraient être véritablement plurielles. Mais rien ne prouve que, parmi les soutiens de la démocratie, les opinions convergent ou doivent nécessairement converger. Pour exemple, conservateurs, libéraux et socialistes s’orientent assurément selon des visions distinctes de la société, même si, dans la plupart des cas, ces diverses conceptions s’élaborent sur la base d’une acceptation du régime démocratique.

En réalité, il semble que, chez Lefort, la volonté de mettre en évidence la forme démocratique des rapports sociaux l’ait emporté sur l’analyse des attitudes politiques actuelles. En cherchant à mettre au jour la compréhension du social propre à la démocratie, Lefort tend à délaisser l’étude des opinions qui s’opposent à l’intérieur de celle-ci. Cette concentration sur la logique démocratique explique sans doute en grande partie l’évolution de la pensée de Lefort. Il est cependant possible de se demander si une raison supplémentaire n’a pas joué. En effet, à y regarder de plus près, il ressort que Lefort fait moins de place à certaines opinions : celles qui, tout en reconnaissant le bien-fondé du régime démocratique, ne vont pas immédiatement dans le sens de la démocratie contemporaine. Donc, si Lefort ne poursuit pas l’analyse du débat démocratique qu’il avait inaugurée, n’est-ce pas qu’il considère de façon inégale les opinions existantes ? Un bref retour sur la lecture lefortienne de Machiavel permettra de préciser cette suggestion.

Nous avons mentionné que l’intérêt de Lefort pour le motif des divisions démocratiques s’enracine dans sa lecture du Prince. Chez Machiavel en effet, la vie de la société et celle de l’État sont animées par la tension entre le prince, le peuple et les grands. Or, il faut remarquer que la disposition politique des grands et celle du peuple sont non seulement contradictoires, mais fondamentalement dissymétriques. Les premiers souhaitent opprimer ; le second, dit Machiavel, ne pas être opprimé. Il ressort de cette formulation que le désir des grands est un désir de domination et celui du peuple, un désir de liberté. De prime abord, l’attitude des grands paraît donc profondément contraire au partage du bien commun politique, tandis que le sentiment du peuple semble immédiatement conforme au principe même de l’autonomie politique. Désir d’avoir contre désir d’être ; désir apolitique d’un côté, désir éminemment politique de l’autre.

Cette dissymétrie dans la présentation des dispositions politiques des groupes sociaux, il faut à présent se demander si elle ne marque pas en profondeur la théorie de Lefort lui-même. En effet, tandis qu’il souligne le rôle des divisions dans la vie démocratique, Lefort semble lui aussi accorder un statut distinct aux différentes attitudes politiques. Certaines attitudes paraissent fondamentalement conformes au principe de la démocratie, quand d’autres sont interprétées comme l’expression d’une résistance à la logique démocratique. Sont perçues comme éminemment démocratiques les opinions qui accueillent l’indétermination de la démocratie et épousent le mouvement démocratique – la dynamique des droits à l’intérieur de l’État[26]. Résisteraient en revanche à la logique démocratique les opinions d’inspiration conservatrice ou libérale (au sens du dix-neuvième siècle), ainsi que les opinions contestataires de l’ordre démocratique. En d’autres termes, il semble que Lefort soit porté à rejeter les opinions par trop déterminées ou déterminantes, c’est-à-dire celles qui allient un projet d’action spécifique à une affirmation forte de ce que serait une communauté juste ou bien ordonnée[27]. L’ambivalence de Lefort à l’égard de Tocqueville semble à cet égard significative. S’il reconnaît en Tocqueville un véritable penseur du phénomène politique, Lefort reproche en même temps à ce dernier d’avoir surinterprété les dangers inhérents à la démocratie, en raison de sa résistance à la dynamique incertaine de celle-ci. « Ce n’est pas seulement le défaut de cette expérience [l’expérience historique de Tocqueville] qui fait la limite de son interprétation ; c’est je crois, une résistance intellectuelle (liée à un préjugé politique) devant l’inconnue de la démocratie. » (Lefort, 1986 : 25)

Sur la base de cette affirmation, notre but n’est pas de dénoncer à notre tour un préjugé politique chez son auteur, mais plutôt de mettre en évidence la dissymétrie que la théorie lefortienne introduit entre les opinions. La démocratie étant définie par son indétermination, seule une attitude fondée sur l’accueil de l’indéterminé serait adéquate au régime dans lequel elle s’inscrit. Or, il nous semble que le traitement dissymétrique des attitudes politiques constitue un obstacle à une véritable phénoménologie des opinions et peut expliquer l’apparente abstraction de la théorie de Lefort. Dès lors qu’elle ne cherche pas à rendre également compte des opinions en présence, l’analyse lefortienne – à raison et à tort – semble surplomber notre expérience vécue de la démocratie. Reconnaissons cependant que, si limite il y a, l’oeuvre même de Lefort nous permet de la penser ; ou, en d’autres termes, que la démarche phénoménologique contient en elle-même un rappel à l’exigence de décrire fidèlement et avec équanimité le contenu de l’expérience politique.