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L’Alberta a traversé au fil des dix dernières années deux périodes de changements importants. En 2006 a pris fin le règne de Ralph Klein et, avec lui, une proximité explicitement acceptée entre le gouvernement et l’industrie pétrolière. L’accession d’Ed Stelmach au poste de premier ministre lui a permis de remettre en question cette proximité : après que Stelmach ait suggéré que les Albertains ne reçoivent pas leur juste part (épisode de la Commission de revue des redevances), l’industrie pétrolière s’est retournée contre son Parti progressiste-conservateur et a lancé des attaques contre la province même sous la forme de menaces, d’insultes et de chantage. Immédiatement après ces revirements, la crise économique de 2008 a créé une chute du prix du pétrole brut qui, elle, a forcé les Albertains à revoir l’image qu’ils se faisaient d’eux-mêmes comme des cowboys triomphants et celle de leur province comme une superhéroïne à même de sauver un Canada ingrat. Le paysage politique de la province s’est transformé en raison de la fin d’une prospérité certaine ainsi que la fin de cette osmose pacifique identifiant la province et ses habitants, comme possesseurs des ressources, aux compagnies pétrolières. Il en résulte que les politicologues et les analystes albertains cherchent encore à comprendre le nouveau visage de la province.

Développant cette trame narrative, Dominique Perron nous offre une analyse des discours publics et médiatiques en Alberta pendant la période de 2005 à 2008, surtout à Calgary, ce qui se justifie étant donné la concentration du monde des affaires dans cette capitale financière. Son analyse s’étend jusqu’aux débuts de l’époque moderne de la province pour inclure l’arrivée de Peter Lougheed au pouvoir et la construction de l’identité et de l’idéologie qui sont désormais remises en question. Par cette analyse, Perron offre enfin un document matériel et exhaustif qui témoigne des attitudes déjà évidentes, entendues et perçues un peu partout en Alberta.

Ce livre décrit successivement la décanadianisation de l’identité albertaine, qui exige toutefois des concessions répétées au Canada et à son identité, renforçant l’aliénation de la province ; les discours de justification des richesses et la grammaire de leur possession ; les refus du discours et les évitements du débat ; l’effacement du pouvoir politique au profit du marché et des entreprises ; la nationalisation symbolique et le sens de l’expression « ressource naturelle » (l’auteure accomplissant ici de véritables tours de force) ; les difficultés des discours environnementaux ; et la nécessité des discours de prédictions économiques devant la vulnérabilité face à un avenir imprévisible. Surtout, Perron s’attache à montrer ce qui a trait au dicible et à l’indicible, et donc ce qui ne peut être pensé ou même exprimé en Alberta, donnant une nouvelle figure et une explication plus satisfaisante des blocages idéologiques de la province que ne peuvent le faire les notions habituelles de tabou, de fausse conscience ou de dévotion aux intérêts économiques. Évitant donc le recours à la notion toujours plus englobante de « néolibéralisme », Perron enrichit notre connaissance de la vie économique conçue comme étant humaine et à plusieurs facettes, plutôt que comme financière.

Les lecteurs du Québec seront frappés d’abord par la proximité entre les rapports identitaires des deux provinces à leurs ressources énergétiques : au fil du livre, Perron compare l’Alberta au Québec décrit dans son ouvrage précédent, Le nouveau roman de l’énergie nationale (Presses universitaires de Calgary, 2006), et établit des parallèles entre leur conception et leurs relations avec ce que chaque province se représente comme étant le reste du Canada. Ces lecteurs seront aussi peut-être surpris d’apprendre que, par le biais de la Caisse de dépôt et de placement du Québec, ils sont propriétaires d’une bonne partie du centre-ville et des centres commerciaux de Calgary et de la richesse de la province. Perron leur adresse par ailleurs sa conclusion, faisant une comparaison directe entre les provinces au sujet de l’absence de reconnaissance de l’identité provinciale de la part du Canada.

Cela dit, le lectorat visé par L’Alberta autophage pose problème, puisque la plupart de ceux qui, selon les termes mêmes du livre, en bénéficieraient le plus, ne lisent pas le français, tandis qu’on ne peut s’attendre à un intérêt déjà vif ou même vivant chez les lecteurs francophones, surtout hors de l’Ouest canadien et encore plus hors du Canada. On pourrait donc souhaiter une meilleure contextualisation pour bien saisir les événements et les acteurs décrits. Une lecture du livre de Jared Wesley, Code Politics (University of British Columbia Press, 2011), serait ainsi à recommander pour les lecteurs non albertains, tandis que nous devons espérer vivement une traduction de L’Alberta autophage en anglais, car cet ouvrage présente beaucoup plus qu’une étude de cas. Perron y entraîne vers l’Alberta et met à contribution une tradition théorique et critique selon laquelle tout est idéologie. Cette tradition compte avant tout Marc Angenot, mais également Pierre Bourdieu, Roland Barthes, René Girard et Michel Freitag. L’intégration est réussie grâce à leur comparaison implicite aux politiciens Ralph Klein, Donald Getty et Peter Lougheed et aux politicologues Roger Gibbins et Barry Cooper, ou à la juxtaposition de ces derniers aux commentateurs plus à gauche comme Doreen Barrie et Andrew Nikiforuk. Perron porte de la sorte un regard neuf sur la réalité provinciale qui, pour s’y ajuster, lui permet de revoir toute une tradition qui pourra alors mener à de nouvelles vues sur d’autres provinces et d’autres moments idéologiques importants. Il serait d’ailleurs souhaitable qu’une analyse similaire soit menée à propos du Parti Wildrose qui émergea pour s’opposer aux tentatives de transformation du régime pétrolier et qui devint une opposition officielle qui pourra peut-être détrôner le Parti progressiste-conservateur, tentatives décrites dans le livre, où le Parti n’apparaît pas. Perron colore aussi son analyse d’exergues et de références aux Baudelaire, Beaumarchais, Châteaubriand, Hémon, Molière, Racine, Tremblay, Verne et Zola, et même à Milton et à Virgile. Elle provoquera donc peut-être ainsi un rapprochement, ou tout au moins un désir de rapprochement, en montrant comment l’Alberta trouve sa place au sein de traditions discursives plus larges. Ses travaux peuvent d’ailleurs éclairer tant ces traditions que la réalité albertaine contemporaine et leur trouver de nouveaux sens, car bien peu de choses ont changé entre les débats idéologiques de la France du dix-neuvième siècle et ceux de l’Alberta contemporaine.

À travers ses études rigoureuses, précises et ciblées, Perron nous offre une trame narrative qui porte autant sur l’évolution de l’identité albertaine que sur la perte de souveraineté de l’État albertain sur ses ressources naturelles, perte qui pourra se comparer à celles d’autres juridictions pendant la même période. La métaphore de l’autophagie – qui ne se trouve explicitée, trop brièvement, que vers la fin de la conclusion alors qu’elle aurait pu porter le livre tout entier et lui donner une trame conceptuelle, et autre qu’historique – mènera par ailleurs les lecteurs à repenser leurs rapports personnels et sociaux à l’énergie. Perron pose ainsi la question : quelle est la limite de l’absorption au nom de la croissance des entreprises les unes par les autres ainsi que des ressources matérielles comme financières par celles-ci au détriment des citoyens et de la démocratie ?