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Nombre de regards critiques qui se posent sur l’expérience haïtienne après le séisme de janvier 2010 notent la quantité démesurée d’organisations humanitaires présentes sur le territoire et relaient la formule médiatique d’une « république des ONG [organisations non gouvernementales] » (Klarreich et Polman, 2012 ; Salignon, 2012 ; Schuller et Morales, 2012 ; Thomas, 2012). Cette aide humanitaire s’est rapidement dirigée vers la gestion plus ou moins directe des espaces au sein desquels se sont réfugiés des centaines de milliers d’Haïtiens : places publiques, terrains privés occupés, campements de réfugiés organisés, etc. Des 1500 camps répertoriés dans les premiers mois après le séisme en Haïti, il en restait en mai 2013 près de 400 où vivraient encore 320 051 personnes déplacées (OCHA et IASC, 2013). En mars 2014, l’Organisation des Nations Unies [ONU] et le gouvernement haïtien émettaient le chiffre de 137 000 personnes résidant sur 243 sites (OCHA, 2014)[1]. La situation haïtienne se distingue, quatre ans après le séisme, par la persistance de lieux pouvant être identifiés comme des camps, mais qui ne reçoivent plus (ou qui n’ont jamais reçu) d’assistance humanitaire. C’est le résultat d’un retrait des ONG. Les populations qui habitent encore aujourd’hui ces lieux, y compris celles qui disent n’avoir jamais reçu d’aide, ont pourtant une conscience précise de l’articulation d’un discours qui mobiliserait les catégories de victimes et de bénéficiaires. Le contexte humanitaire aurait ainsi mené au développement ou au renforcement d’une langue politique[2] qui attribue des places et des rôles entre pourvoyeurs d’aide, bénéficiaires d’aide et non-bénéficiaires en attente d’aide.

Si l’état de désolation qui caractérise une importante part de la société haïtienne – et plus spécialement les gens qui vivent dans les camps – marque une indistinction entre privé et public (Corten, 2001 : 38), il suggère aussi l’absence d’un cadre symbolique instituant du politique commun, un vide exacerbé par le retrait des ONG. Peut-on percevoir, dans la brèche causée par le départ des ONG et la suspension de l’aide humanitaire, des formes de réappropriation du savoir sur la souffrance ?

Haïti est reconnu pour être un pays religieux. Malgré sa catholicisation coloniale, les traditions vaudoues demeurent enracinées dans l’imaginaire et les pratiques religieuses des Haïtiens. Aujourd’hui, c’est l’expansion de la mouvance évangélique qui caractérise le paysage religieux en Haïti. Environ 15 % de la population se considérait protestante en 1972, dont près du tiers serait de confession pentecôtiste. Le protestantisme s’est depuis développé à un rythme fulgurant, pour toucher 48,3 % de la population âgée de 18 à 25 ans, principalement dans les zones pauvres des milieux urbains (Hurbon, 2004).

Des modes de raconter la souffrance par la mise en scène du surnaturel peuvent permettre de créer des espaces d’autonomie et de subjectivation par rapport à la vie des camps et à la position de victimes. Mais au lendemain du séisme, la surabondance des discours religieux qui exaltent la transformation immédiate des fidèles ou les lectures surnaturelles et occultes du monde sensible laisse aujourd’hui place, dans les camps, à une lecture de la réalité en termes de manques, de besoins et d’exposition du dénuement matériel et physique. Ces lectures exposent le maintien de la position de « sujet humanitaire » dans un processus de survie.

Conscients de devoir accepter les rôles de victimes, de vulnérables et de marginalisés pour pouvoir bénéficier de l’aide, mais réalisant aussi que ce langage n’a plus d’effet sur le réel, certains participants à près de 150 entretiens menés à Port-au-Prince, à Léogâne et à Jacmel en 2012 et 2013[3] adoptent des postures qui peuvent pourtant signifier une volonté de définir et d’exprimer la souffrance à partir de nouveaux registres. Les effets du langage humanitaire sur le parler ordinaire[4] des populations haïtiennes touchées par le séisme peuvent être dégagés afin de comprendre le rapport de désappropriation d’un savoir sur la souffrance, notamment en fonction de ses expressions religieuses. Cet article cherche, de façon générale, à poser la question de l’expression religieuse d’Haïtiens qui, plus de trois ans après le séisme du 12 janvier 2010, vivent encore en situation d’encampement. Il vise, plus particulièrement, à comprendre comment les expériences religieuses interagissent avec le langage humanitaire dans l’espace des camps. Quels rapports l’action humanitaire entretient-elle avec la réalité des camps de déplacés haïtiens et avec ce qui peut être perçu dans la prise en charge des populations assistées comme une désappropriation des relations sociales et des savoirs sur la souffrance ? À partir d’énoncés tirés des récits de résidents de camps de déplacés, nous croyons qu’il est possible de percevoir ce qui, dans ces discours religieux, apparaît comme une nouvelle contrainte dans l’expression de la souffrance et ce qui pourrait s’établir, dans le parler ordinaire, comme écart et réappropriation.

Perspectives théoriques

Malgré leur indistinction apparente du point de vue des conditions matérielles des gens qui y ont trouvé refuge à la suite du séisme, les camps en Haïti ne sont pas tous de la même nature et n’ont pas les mêmes modes d’organisation. L’anthropologue Michel Agier (2008) parle d’une multiplicité des formes réelles de contrôle biopolitique par les institutions humanitaires qui démentent la représentation unifiée du camp générique[5]. Différents types de camps peuvent être répertoriés sur le territoire haïtien ; certains ont fait l’objet d’une véritable gestion et supervision humanitaire – c’est le cas notamment des espaces de relocalisation organisés –, alors que d’autres se sont constitués spontanément. Les camps « spontanés » peuvent tout aussi bien avoir été ciblés dans le cadre de projets humanitaires spécifiques et sporadiques (distribution de biens, construction d’habitations et d’infrastructures par exemple) ou n’avoir reçu aucune aide humanitaire significative.

Dans certains des camps constitués à la suite d’un désastre, des gestionnaires humanitaires prétendent chercher à garantir les conditions minimales de la survie des populations. Didier Fassin et Mariela Pandolfi (2010) remarquent que la raison humanitaire invoque la visibilité d’une souffrance humaine inacceptable et indicible pour justifier des mesures d’exception. Ils soulignent la dimension biopolitique de ces mesures en constatant par exemple l’organisation des corps dans les camps comme support de sens. Le concept de camp renvoie à l’imaginaire des régimes totalitaires au sein desquels, dans une inquiétante banalité administrative, se planifient et s’exécutent l’extermination et la dégradation des êtres humains. Au-delà du contrôle sur la vie et la mort, Hannah Arendt qualifie ces espaces à partir de leur finalité de transformation de la personnalité humaine et de destruction de la spontanéité en tant qu’expression du comportement humain. Le « mal radical » d’Arendt (1972 : 180), c’est la disparition des dimensions politiques, historiques ou morales de la vie sociale, la zoé, vie biologique nue, c’est-à-dire la désintégration du monde commun et la rupture avec soi-même en tant qu’être sensible et pensant. Le camp prend donc la forme d’une structure aveugle et aveuglante (Hours, 1999), d’un dispositif de contrôle (au sens de Michel Foucault ; voir Agamben, 2007) ou encore d’une machine assurant la désubjectivation (Agamben, 1999). Pour Michel Agier (2008), les camps sont des hors-lieux de gestion des indésirables où, par l’exclusion sociologique et la mise à l’écart spatiale, se dessine le contrôle biopolitique de la vie nue.

La gestion humanitaire catégorise des victimes dans une « hiérarchie du malheur » à partir de leur degré de vulnérabilité et de consentement. Ces priorités liées à l’urgence déterminent le traitement administré à la souffrance sociale (Kleinman et al., 1997, dans Corten, 2011). Les sens portés par l’espace du camp sont relayés dans une interpellation qui assujettit l’individu à une figure humaine unique située dans un monde totalisant et sans représentation du différent(d), entendu à la fois comme conflit et pluralité. Afin de bénéficier de l’aide des ONG, les habitants des camps sont censés incarner ce que Agier (2008) qualifie de « victime absolue », visage souffrant d’une humanité absolue. La mécanique humanitaire pourrait ainsi opérer une réduction des trajectoires subjectives et signifier une transformation du sujet, d’individu à être vivant, indistinct, déplacé, localisé (Agamben, 1997). À cet état de dépersonnalisation et d’exposition publique de la vie privée par un contrôle humanitaire s’ajoute la promiscuité induite par l’espace du camp. Une promiscuité pouvant être considérée comme impossibilité d’être seul avec soi-même dans l’entassement physique et comme non-légitimation des espaces de chacun (Corten, 2001), des effets qui ne sont pas sans rappeler l’état de désolation théorisé par Arendt qui, induisant une coupure avec soi et le monde, restreint la liberté politique.

Si la vie sociale du camp n’est jamais tout à fait libre, le contrôle humanitaire et la promiscuité n’assujettissent jamais totalement l’individu. Agier (2008) note l’apparition rapide de désordres dans l’espace des camps. C’est justement parce que l’action humanitaire présuppose l’incapacité des démunis à se « sauver » eux-mêmes par l’auto-organisation et assure leur prise en charge dans une « cause sans représentés » (Collovald, 2001) qu’elle est incapable de percevoir et de saisir le désordre comme des formes de subjectivation et d’expression de l’autonomie de ceux qu’elle est censée aider. Ces désordres se manifestent dans la distanciation des bénéficiaires par rapport à la présence humanitaire, dans l’expression d’une mystique religieuse ou encore dans leur désir de s’intégrer à des communautés répondant à d’autres modes d’organisation que ceux supportés par les ONG. Ces désordres sont perceptibles aussi dans les effusions religieuses caractérisées par l’excès, intolérables dans les représentations séculaires de la souffrance.

Il existe une dialectique complexe entre les formes institutionnelles d’organisation et les formes d’auto-organisation spontanées. L’ordre symbolique de l’intervention humanitaire écarte le désordre, d’abord parce qu’il ne se présente pas en expression intelligible et rationnelle, ensuite parce qu’il n’intègre pas les catégories narratives du récit humanitaire dans lesquelles les sujets ne sont jamais distingués autrement que dans leur vulnérabilité. Il se pose donc sur un autre registre, parfois religieux. Cette apparente incommensurabilité conduit les acteurs humanitaires à ne pas considérer les expressions du religieux et ses manifestations.

Intervenants humanitaires face au religieux

Parmi la masse des ONG qui déploient leurs activités en Haïti, près de 10 000 organisations seraient religieuses (Carelock, 2012). La distinction entre organisations humanitaires confessionnelles ou laïques ne suffit cependant pas à dresser une représentation juste de l’intervention des ONG en Haïti. Il faut d’abord aussi distinguer les organisations internationales des congrégations missionnaires de toutes origines qui accomplissent également un travail humanitaire et qui sont parfois considérées comme des ONG. Ces groupes de missionnaires développent généralement des projets auprès de communautés spécifiques (parrainage de villages, construction d’orphelinats, d’églises, de puits, etc.). Toutefois, ce sont des organisations humanitaires internationales qui interviennent dans les camps. Qu’elles soient laïques ou religieuses, les ONG internationales partagent une même tradition caritative occidentale (Ryfman, 1999 ; Collovald, 2001 ; Saillant et al., 2005) et prétendent adhérer aujourd’hui aux mêmes règles éthiques professionnelles (Redfield, 2010) en se soumettant par exemple à des normes internationales communes sous l’égide d’organes de l’ONU (Martel, 2015). Certaines des plus grandes organisations laïques d’aujourd’hui étaient autrefois des organisations confessionnelles, comme c’est le cas notamment de Save the Children ou d’OXFAM (Ferris, 2005).

Le principe de neutralité et d’impartialité dont se revendiquent les organisations humanitaires internationales promulgue, en théorie, une indifférence face au fait religieux. Les pratiques religieuses sont traitées dans les codes de procédure comme des facteurs à ne pas prendre en compte lors des interventions. La Croix-Rouge a, par exemple, un principe de neutralité qui a permis d’évacuer le problème d’appartenance religieuse ou politique. La vie religieuse des bénéficiaires est ainsi un paramètre exclu des modalités d’intervention humanitaire : les projets humanitaires ne reconnaissent pas les communautés religieuses comme des espaces à supporter et leurs représentants comme des interlocuteurs légitimes. En Haïti, il s’agit d’un choix qui leur paraît justifié devant la multitude de dénominations religieuses présentes et les tensions qui existent entre un certain nombre de celles-ci.

Cette indifférence se transpose souvent en négation du fait religieux. Dans la gestion des camps, par exemple, les organisations n’interrogent pas les bénéficiaires sur leur appartenance religieuse malgré des recensements et des questionnaires récurrents. Elles ne s’impliquent pas dans les relations entre communautés religieuses même lorsqu’elles posent problème et renvoient la question du développement d’infrastructures et de réseaux confessionnels à l’initiative individuelle des communautés, alors qu’elles supportent des initiatives provenant d’autres groupes (femmes, commerçants, jeunes, groupes sportifs, etc.).

Les ONG dialoguent néanmoins avec le religieux dans la formulation d’un récit de la souffrance. Le langage humanitaire articule la souffrance comme multiple : « Les souffrances humaines doivent être soulagées où qu’elles se manifestent ; la vie est également précieuse en tout lieu » (CICR, 1996). Il lie la souffrance à la catégorie du manque. Et les formes de souffrance sont nombreuses, elles existent parce que des besoins ne sont pas/plus comblés : « When disaster strikes, families suffer multiple and severe disruptions, not only do they lose their homes and livelihoods, but they often lose their autonomy, livelihoods, and dignity in the camps that are supposed to provide humanitarian relief and protection. » (Save the Children, 2005)

Les ONG considèrent ces besoins comme fondamentaux, essentiels à l’humanité et donc humanitaires : « In the immediate aftermath of the earthquake, CARE focused on meeting humanitarian needs. » (CARE, 2012) Il peut s’agir de besoins d’ordre matériel (eau, abri, santé, alimentation, revenu, etc.) ou non (autonomie, dignité, éducation, etc.). L’incapacité des victimes à répondre à leurs propres besoins détermine leur degré de vulnérabilité et de souffrance : « Nous apporterons donc nos secours en fonction de l’ampleur des souffrances qu’ils visent à soulager » (CICR, 1996). Cette hiérarchie des souffrants permet de désigner les victimes à aider.

L’expression de la souffrance

« L’ONG World Vision ne parle pas de religion avec les bénéficiaires de ses actions. Ce qui préoccupe cette ONG c’est juste faire de l’argent sur le dos de la population. » (147[6]) L’ensemble des entrevues effectuées en Haïti confirme que les organisations humanitaires n’ont jamais discuté avec les habitants de camps de leurs croyances religieuses. Des demandes sont pourtant formulées : « Les ONG devraient créer des églises. On en a besoin » (124), nous dit un homme de Port-au-Prince, comme d’autres avant lui. L’énoncé de cet homme de confession pentecôtiste réfère à l’ordre des besoins. Les bénéficiaires d’aide sont parfois invités par les organisations humanitaires à participer à la définition des besoins, dans les cadres définis par l’expertise humanitaire (Martel, 2015). La mise en récit de l’action humanitaire s’organise par modalisation d’énoncés qui définissent des sujets, des objets et leurs relations. En sémiotique narrative, l’étude des structures et des composantes des récits permet de comprendre la formation des processus de signification. Les discours mettent en place des récits dans lesquels ils interpellent des sujets et distribuent des rôles à travers des éléments canoniques comme la séquence narrative et le schéma actanciel. Ce faisant, ces récits mobilisent un cadre de valeurs qu’ils attribuent à des sujets-opérateurs dans leur quête d’un objet (des objectifs) – sujets, valeurs et objets qui ne sont pas toujours ceux que le sens formel du texte rend explicites. Le recours au vocabulaire de l’aide, dont fait partie l’identification des besoins, permet à l’énonciateur d’interagir avec les acteurs humanitaires, d’entrer dans un espace d’échange commun. Ici, l’intégration du langage et des référents humanitaires se présente comme une épreuve qualifiante permettant l’acquisition de l’objet modal du savoir-faire[7] (Greimas et Courtés, 1993). Ce positionnement du sujet constitue une condition à la capacité de définir les besoins et, ultimement, à l’accès aux ressources.

« Cette maison que vous voyez là est actuellement une église, alors qu’autrefois c’était un hôpital. » (143) Le témoignage de cet homme qui vit dans une zone de relocalisation gérée par une grande ONG internationale décrit la relation entre l’organisation humanitaire et les habitants du camp lorsque ces derniers présentent des demandes de nature religieuse :

Elle est une organisation athée. Elle ne croit du tout pas en Dieu. Elle ne croit dans aucune religion. Vous voyez le béton là-bas ? L’église était ici sous une tente. Nous avons parlé avec un ingénieur blanc pour qu’il puisse parler à la directrice de Concern pour voir si elle pouvait construire pour nous une église, pour que les gens d’ici puissent prier, chasser du stress. Effectivement, l’ingénieur a fait passer le message. Mais Concern n’a pas répondu à notre demande. Elle nous dit qu’elle ne vient pas pour construire des églises. Ce sont des maisons qu’elle vient construire. Elle a refusé notre demande.

143

Ce cas illustre la façon dont les organisations humanitaires refusent de considérer le religieux dans l’ordre des besoins. Plus encore, l’exemple démontre que si le langage est commun (et formulé sous forme de demandes adressées à une ONG reconnue comme sujet opérateur d’un pouvoir-faire), l’objet de désir désigné par l’énonciateur force l’inclusion de « prier » et de « chasser du stress » au sein de cet ordre. Ces gestes sont considérés comme des moyens de soulager ou de résorber la souffrance. Ce point de croisement entre les lectures religieuse et humanitaire de la souffrance permet de comprendre l’incommunicabilité de leurs logiques. Le récit humanitaire accule les bénéficiaires d’aide à la position de sujets passifs qui occupent tout au plus le rôle de destinataires du programme narratif du discours des ONG. Les souffrances humaines auxquelles réfèrent les ONG sont associées à des besoins manquants et l’aide humanitaire se donne pour tâche de combler ces manques afin de soulager les souffrances.

L’expression religieuse admet cependant que la souffrance peut être dissociée du manque. Elle trouve son origine et sa solution dans des causes surnaturelles (un châtiment, un mauvais sort, de mauvaises actions, etc.).

Après le tremblement de terre, la seule chose qui devrait être fait c’était d’accepter Jésus. Que ce qui était dehors, rentre plus fond dans Jésus […] Pour moi, malheur c’est si je n’accepte pas ce que Dieu dit.

128

Au moment où est survenu le tremblement de terre, il était exagéré pour moi, car j’ai tout perdu. J’ai vécu un temps pas vraiment normal, je souffrais. Mais après, bondieu m’a montré comment faire pour pouvoir vivre […] il y a une bénédiction qui l’attend si les hommes changent, si les Haïtiens remettent le pays à Dieu. Alors tu vois… nous sommes la cause de nos souffrances.

215

Le changement passe par la prière et l’Éternel.

102

Si une personne ne prie pas, elle n’est rien. Il faut prier sans cesse, parce qu’on ne sait jamais quand les mauvais moments apparaîtront. 

013

Dieu m’a permis de résister, seul, je ne pouvais pas, mais Dieu m’a permis de résister.

004

Parfois, c’est une très bonne chose de se sentir bien dans sa peau et donner un culte à Dieu. J’aime aussi le faire chez moi, j’aime prier chez moi […] J’ai l’habitude de rester chez moi, passer une demi-journée à jeûner. Quand j’ai quelque chose qui me tracasse, je reste dans ma chambre et je parle à Dieu. 

122

Dans les énoncés de cet homme de confession évangélique (128), de cet officier de l’Armée céleste[8] (215), de ce petit détaillant catholique (004), de ces femmes pentecôtistes (102 et 013) et de ce jeune homme membre d’un comité de camp (122), le traitement de la souffrance requiert une intercession divine (un rituel, une prière, un jeûne) ou une transformation par contact direct avec le divin. Ce qui distingue ces expressions religieuses des lectures séculaires de la souffrance est leur capacité à rendre le malheur indépendant de l’insatisfaction des besoins. Sur le plan discursif, c’est l’affect religieux qui constitue la valeur modale du soulagement de la souffrance. Bien que leurs demandes soient énoncées dans le langage des organisations humanitaires, les bénéficiaires d’aide valident une compréhension religieuse de la souffrance lorsqu’ils expriment des besoins religieux.

« J’ai été moi-même parler poliment à Y [intervenante humanitaire] pour lui demander la clé de l’ancienne clinique, puis je lui ai pris la clé avec force. Oui c’est moi qui l’ai prise. Ce n’est pas elle qui me l’a donnée. » (143) Dans cet énoncé, la fonction expressive[9] (Jakobson, 1973) de la répétition et la reformulation modifiant l’énonciation[10] permettent au locuteur d’affirmer son autonomie par rapport à l’ordre humanitaire. En prenant de force les clés d’une ancienne clinique médicale afin d’y loger une église, ce bénéficiaire de l’aide s’approprie également des prérogatives (un pouvoir-faire) attribuées aux acteurs humanitaires. La demande, polie, adressée à l’intervenante humanitaire marque une reconnaissance par l’énonciateur de l’ONG comme autorité légitime de distribution des ressources. Cette reconnaissance est aussitôt niée par le recours à la force. Au terme du récit, l’énonciateur se substitue à l’ONG comme sujet-opérateur en se dotant d’une compétence à vouloir, savoir et décider : « Oui c’est moi qui l’ai prise. » Le caractère emphatique de l’assertion complète cet investissement du sujet. En destituant le programme narratif humanitaire, l’énonciateur se place ainsi au centre de son propre programme narratif, refusant les critères de distribution des ressources des ONG et désavouant leur mode d’intervention sur la souffrance.

Malheur, je ne peux pas définir malheur, c’est à n’importe quel moment, ceci peut te tomber dessus, c’est un malheur. Tu ne comprends pas ? Lorsque le diable est sur sa dévotion et veut travailler, tu peux rester là où tu es et t’es frappé, c’est un malheur […] Pourquoi est-ce que je vis malheureux ? Parce qu’il y a certaines choses que je devais posséder, je ne peux pas les posséder, c’est pourquoi je vis malheureux. Mais comme j’ai Jésus comme sauveur, je suis obligé d’être content, je possède le plus gros, Jésus.

128

Je connais bien le sens de « malheureux ». Il ne signifie pas « pauvre ». On peut avoir tous les biens du monde, pourtant on est malheureux. Parce que, par exemple, l’homme n’a pas la femme qu’il aimerait avoir et vice versa. Ou bien, sa femme lui pose problème… Moi, je ne suis pas malheureux. Grâce à Dieu, j’ai une femme et un enfant. Il se peut que je sois insatisfait par rapport à ce que j’aurais dû déjà avoir, mais… Pauvre et malheureux sont différents. Pauvre, c’est quelqu’un qui n’a rien du tout et qui aimerait avoir. Par contre, malheureux, c’est la situation qui vous le rend ainsi. 

122

À quoi renvoie l’expression de la souffrance ? Elle n’exclut pas la mise en forme d’un manque ou d’un besoin : « il y a certaines choses que je devais posséder, je ne peux pas les posséder » (128) ; « Il se peut que je sois insatisfait par rapport à ce que j’aurais dû déjà avoir » (122). La souffrance peut aussi et surtout être ailleurs : « On peut avoir tous les biens du monde, pourtant on est malheureux. » (122) Elle peut être soudaine, indicible : « je ne peux pas définir malheur, c’est à n’importe quel moment, ceci peut te tomber dessus, c’est un malheur » (128). Le répertoire religieux permet l’expression de cette autre souffrance : « Moi, je ne suis pas malheureux. Grâce à Dieu, j’ai une femme et un enfant » (122) ; « Mais comme j’ai Jésus comme sauveur, je suis obligé d’être content, je possède le plus gros, Jésus. » (128)

En diffusant un langage basé sur des critères associés aux besoins et à la vulnérabilité, les ONG influeraient sur l’expression de leurs bénéficiaires de façon à laïciser ou à séculariser le discours sur la souffrance. Que les bénéficiaires incorporent cette nouvelle langue politique en totalité ou en partie après l’intervention humanitaire massive à laquelle a été exposé Haïti pourrait signifier une stagnation ou un dépérissement du discours religieux sur la souffrance ; ce discours dialogue avec le récit humanitaire, qui peut les contaminer ou les recouvrir. La liberté, le bonheur et l’autonomie sont alors racontés comme tributaires de la satisfaction des besoins, pris en charge par l’État ou les organisations d’aide, une opération que l’on pourrait qualifier de désappropriation du savoir sur la souffrance. L’ordre du discours humanitaire et le rôle de victime peuvent cependant être utilisés afin de revendiquer des droits ou des ressources (Corbet, 2011). Si les témoins et les sujets de l’intervention humanitaire sont effectivement portés à raconter leur souffrance sous la forme de besoins et de manques, la mise en forme des énoncés expose leur absence d’adhésion au programme narratif du discours des ONG. On assiste à l’apparition de contradictions et d’incompatibilités entre les demandes formulées et la raison humanitaire, à travers les discours religieux. La souffrance mise en récit par l’ordre humanitaire ne peut être distinguée de la pauvreté, qui en constitue une mesure. L’expression religieuse de la souffrance refuse cette mesure : « Je connais bien le sens de ‘malheureux’. Il ne signifie pas ‘pauvre’. » (122) Ce refus de l’équivalence entre souffrance et besoins qui sous-tend toute l’action humanitaire restitue la charge affective d’une souffrance sentie et vécue plutôt que mesurée et assistée. Il offre aussi un recours à la souffrance par la médiation divine, plaçant le sujet au centre de son récit. Plus qu’un moyen de subsistance et d’identification parmi d’autres, l’expression religieuse de la souffrance permettrait dans ce contexte une réappropriation et une resignification du langage humanitaire, imposant un élargissement des critères du partage.

Réinterprétations surnaturelles du vécu

Le séisme est un phénomène naturel, pas une malédiction de Dieu. Nous nous positionnons par rapport à la science […] Ce n’est pas la première fois qu’on a un tremblement de terre, ce n’est pas une malédiction de Dieu. On sensibilise pour pas que les gens croient que c’est Dieu. 

019, intervenant CARITAS

J’essaie de faire le travail, dans la mesure du possible de comprendre, d’entendre et d’écouter. J’essaie de discuter, dialoguer. Je présente l’aspect scientifique de la question. S’ils continuent de croire, je les accepte.

008, intervenant Croix-Rouge

Dans leurs rapports avec les bénéficiaires d’aide, ces deux intervenants humanitaires admettent diffuser des représentations du réel fondées sur la scientificité. L’ordre humanitaire s’appuie sur ces représentations afin de créer, à partir de l’urgence, une justification à la souffrance qui opère un effacement des inégalités et des responsabilités sociales (Corten, 2011). Cette scientificité du réel permet la configuration de mesures et de catégories de la logique humanitaire qui agissent comme principes de rangement (Corten et Côté, 2008) : malheureux, victimes, vulnérables, bénéficiaires.

L’expression émotive du religieux est incompatible avec la rationalité humanitaire qui propose des explications et des solutions techniques aux problèmes haïtiens sur un mode de gestion de la souffrance palliatif et temporaire. L’expression religieuse continue cependant d’occuper un espace important, tant dans les récits du séisme que dans le récit de la vie passée des personnes interrogées. L’intervention divine, comme punition ou comme bénédiction, est utilisée pour expliquer les problèmes personnels, pour articuler une explication aux événements du tremblement de terre ou encore pour expliquer la situation générale d’Haïti.

Le toit de la maison est tombé. J’allais pointer ma tête pour y jeter un coup d’oeil, c’est Dieu qui m’a sauvé. 

046

L’Éternel a pris mes enfants, les a poussés dehors sains et sauf […] C’est par la grâce de Dieu que je suis là, mes enfants ont été épargnés : c’est l’oeuvre de Dieu. Dieu a touché les coeurs des quelques personnes, je me suis déplacée et maintenant, je suis ici. Il m’a donné l’endroit où je suis assise maintenant, tandis qu’il y a des gens qui sont encore sous les tentes. 

013

Les protagonistes de ces histoires sont glorifiés par l’intervention divine. Élus, ils sont sauvés par Dieu. D’autres racontent le séisme comme « moment de leur conversion » (110). Cette recomposition du moment traumatique du séisme présente le paradoxe d’une bénédiction au milieu de la tragédie. Elle répond aux différentes caractéristiques de l’énoncé de miracle[11]. La sacralisation du sujet opère sa mise à distance de l’imaginaire institué, qui met en discours le séisme comme figure métonymique de la misère et de la souffrance en Haïti. Si elles permettent au sujet de revêtir un statut autre que celui de victime, ces expressions religieuses ne permettent pas nécessairement d’échapper à l’ordre victimaire. C’est le cas, par exemple, de la notion de châtiment ou de malédiction (143, 111), mobilisée par les discours religieux pour raconter les catastrophes naturelles gérées par des institutions publiques ou privées. L’expression religieuse a recours à ces notions afin de trafiquer le statut de victimes passives ou innocentes (Corten et al., 2007).

Regardez, là où on légifère, dans tout où on a l’habitude de voler l’argent du peuple, les édifices sont tombés. Là où on a l’habitude de vendre des procès en faveur des riches au détriment des plus pauvres. Cet édifice est tombé. Dieu n’est pas d’accord avec ça […] Il faudrait franchement engager une réflexion pour savoir pourquoi les édifices publics sont tombés alors que des maisons construites à côté d’eux ne le sont pas.

131

Depuis le passage du tremblement de terre, Dieu comprend ce qu’ils ont fait. Il a fait secouer la terre. Nous avons été soulagés. Nous n’entendons plus parler des cas de braquage.

227

Tout cela peut être la cause, ce peut être la faute des Haïtiens eux-mêmes. Parce qu’au prix de ce que nous faisons, bondieu peut voir que nos actions ne lui plaisent pas. Il peut créer une façon pour nous porter à changer […] Oui, oui, comme il a une malédiction après lui, de même il a une bénédiction qui l’attend. De la même façon, il y a une bénédiction qui l’attend si les hommes changent, si les Haïtiens remettent le pays à Dieu.

215

La vaste circulation d’énoncés relayant une cosmologie de la bénédiction ou du châtiment laisse penser que quelque chose échappe aux explications offertes par les discours experts sur la souffrance et la catastrophe. Ces énoncés permettent de répondre au principe de rangement de l’ordre discursif expert et humanitaire qui exige une désignation des victimes. Les victimes ont été punies. Les justes ont été bénis. Mais qu’est-ce qui échappe alors à ces explications savantes et expertes du séisme ?

Le séisme est l’oeuvre de Dieu, si ce n’était pas le cas, les autorités en seraient averties, nous serions mis en garde, il n’y aurait pas tant de morts.

046

Je ne peux pas dire que c’est Dieu l’auteur du séisme, mais cela dépend de Dieu, parce que si cela dépendait des hommes, on l’aurait prévu. 

007

La logique argumentative de ces énoncés cherche à articuler l’origine surnaturelle du séisme à partir de propositions conditionnelles simples dans lesquelles l’événement ou l’état décrit n’est pas réalisé. Ils dénoncent explicitement (131) ou implicitement (007, 046) l’incurie des gouvernements et l’incapacité des discours experts à proposer une réponse satisfaisante au désastre. Mais on peut percevoir, sur le plan de l’énonciation, par le recours à la conjonction si, dans l’usage de l’assertion sous une forme négative (« je ne peux pas dire ») et de l’enchaînement des conséquents (« les autorités en seraient averties, nous serions mis en garde, il n’y aurait pas tant de morts »), une difficulté à trancher définitivement quant à la responsabilité de la catastrophe. La mise en forme de la conditionnalité relève ainsi du constat plus que de la démonstration[12] (Aptekman, 2003) et le locuteur ne s’engage que sur le conséquent de l’assertion conditionnelle[13] (Moeschler et Reboul, 2001). Ces énoncés affirment principalement une mise en suspens des explications séculaires du séisme, s’appuyant notamment sur la notion de prévention et de précaution dans les discours humanitaires. Ils suggèrent aussi autre chose qu’un refus d’être intégrés à l’ordre victimaire. Par le recours à l’évocation d’un ordre divin imprévisible, indicible et indéterminé (non complètement asserté), leurs énonciateurs disent non seulement refuser la logique identitaire voulant les poser en victimes, mais expriment une volonté de se soustraire à tout principe de rangement (en termes de victimes/non-victimes ou de bénis/châtiés). La distinction entre le refus de s’inscrire dans un ordre de rangement et l’expression d’un écart par rapport à tout principe de rangement réside dans le dévoilement d’une suspension de sens. Cette suspension de sens n’est jamais explicite, ni consciente, elle est perceptible dans l’incapacité pour le sujet de statuer définitivement entre deux logiques qui semblent s’imposer, dans la nécessité de répéter ce qui lui est posé comme vrai, sans arriver à affirmer sa conclusion. Comme substrat dans l’enchevêtrement des imaginaires, cette suspension de sens témoigne de l’autonomie du sujet dans le parler ordinaire.

Rapports sociaux

Avec l’arrivée de l’aide humanitaire et sa généralisation, le religieux est confronté à d’autres modes de mise en discours de la souffrance qui établissent de nouveaux rapports sociaux, notamment auprès des milieux paupérisés au sein des camps de déplacés. On assiste alors à un appauvrissement de l’expérience et de l’expression religieuses, au profit d’une articulation, sur un mode individuel ou familial, des manques et des besoins. L’aide se transige par l’atomisation des communautés et la mise en compétition des cellules familiales. Elle s’obtient par l’objectivation des individus comme victimes en attente d’une prise en charge. Parfois, les discours religieux justifient et s’intègrent à cette nouvelle distribution des rôles :

Je suis obligé d’être d’accord, parce que je n’avais rien du tout, nous avons trouvé une organisation venue nous aider, on ne peut qu’être d’accord, peu importe la façon dont ça se présente. On doit remercier Dieu. 

031

C’est Dieu qui a envoyé CARITAS pour nous construire ces logements, parce que nous dormions à la belle étoile, exposés à la rosée de nuit.

041

Sans les ONG, je ne serais pas là, si à l’aise… Pour moi, les ONG sont le Seigneur. Elles me donnent un endroit ici pour habiter. 

205

La prière est montée jusqu’aux cieux. C’est ainsi que Dieu a envoyé des ONG, des étrangers pour porter secours à la population.

227

Ce que je souhaiterais si toutefois ils veulent réellement changer le pays, il faut d’abord le remettre à Dieu, ensuite aux Américains. Oui ! Oui ! 

128

Accepter le rôle de victime, de pauvre, de vulnérable et de marginalisé pour pouvoir bénéficier de l’aide s’accompagne souvent d’un discours de la résignation et d’un impératif de la reconnaissance. Si ceux qui ont reçu de l’aide remercient Dieu, ceux qui n’ont reçu aucune aide se placent dans l’attente et s’inscrivent dans une autre forme de résignation.

Nous vivons dans l’attente, l’attente de Dieu, n’est-ce pas. Quelle que soit la façon dont la situation se présente, nous ne pouvons rien. Je n’attends que Dieu. La façon dont la situation se présente maintenant, nous ne pouvons pas la changer.

013

Après les maisons, rien de plus. On est à la merci de la providence. 

046

Il faut accepter la souffrance. La responsabilité de la catastrophe, du destin, de la vie, dépend uniquement de Dieu. 

108

On remarque dans ces énoncés un glissement entre d’une part la reconnaissance exprimée envers les ONG, parfois présentée comme une obligation (031, 144, 131), et d’autre part l’apparition du discours religieux. Une distinction est faite entre l’intervention humanitaire et l’intervention divine : « les ONG sont le Seigneur » (205) ; « Dieu a envoyé des ONG » (227). Cette divinisation de l’aide humanitaire endosse l’action humanitaire, mais uniquement dans la perspective d’un don reçu ou à recevoir, interprété comme bénédiction. Cet imaginaire correspond au caractère providentiel d’un Dieu qui agirait sur le monde par l’entremise des ONG. Le religieux demeure toutefois apte à constituer une position de mise à distance par rapport au mode de désignation des bénéficiaires ou de répartition de l’aide. Dans l’énoncé de reconnaissance ou d’attente, on statue que seul le divin a la légitimité d’offrir une grâce qui soulage la souffrance. Le sujet opérateur des différents récits est divin, la « responsabilité de la catastrophe, du destin, de la vie » (108) n’incombe pas aux organisations humanitaires, ni à l’État. On ne se considère pas comme tributaires de l’ONG, mais de Dieu et, dans cet imaginaire, les ONG n’ont leur place qu’en tant qu’agents de la volonté divine. Cette mise à distance remet en question la signification du rapport social établi entre les organisations humanitaires et leurs bénéficiaires.

De façon plus radicale, le religieux peut aussi être articulé de façon à rejeter catégoriquement le rapport d’échange proposé par les ONG. C’est le cas de cette femme pentecôtiste qui ne participe pas au rituel disciplinaire des files d’attente « parce que ce sont des pratiques païennes » (137), ou des habitants d’un camp de fortune qui refusent leur annexion à un projet humanitaire d’envergure sous prétexte que les promoteurs ont des vampires[14] dans leur entourage. C’est le cas aussi de ces gens qui, insatisfaits de la répartition des logements après un tirage au sort, interprètent l’obligation des bénéficiaires de demeurer dans leur logement comme une malédiction[15], puis de ce projet de relocalisation qui fait l’objet de nombre de rumeurs alimentant une crainte collective eu égard aux activités des ONG :

Ceux qui n’avaient pas trouvé disaient qu’ils allaient mourir, parce qu’ils ne peuvent pas rester comme ça. Ils voulaient trouver de l’aide en matériaux de construction (pierre, ciment, sable, tôle) ; eux-mêmes, ils chercheraient des constructeurs. Ils disent qu’ils allaient nous marquer d’un sceau qui est comme un sceau de la mort, ils nous lancent des jurons. Plusieurs rumeurs circulaient sur les logements. On a dit que les enfants de ceux qui recevaient ces types de logements ne pourront pas partir. Alors moi, je dis, puisque je ne peux pas partir, j’ai accepté la maison.

046

Lors du recensement réalisé sur la zone de la vallée de Bourdon, les gens ne voulaient pas être déplacés… parce qu’ils pensaient qu’on allait « saisir » leurs maisons, et perdre toute la zone… D’autres pensaient que s’ils sont déplacés, ils ne pourront pas voyager à l’avenir… Il y a eu la rumeur que les Blancs peuvent contrôler tous les Haïtiens à partir d’une gourmette fixée au niveau du bras… Bref, c’était une catastrophe. Donc, quand on a voulu déplacer les gens, ils ne voulaient pas.

143

Dans ces récits, l’imaginaire religieux véhicule la croyance d’une persécution par les forces du mal. Ailleurs, c’est l’idée d’une grâce providentielle ou d’une bénédiction qui est mobilisée. Ces figures expriment ou cherchent à fuir la violence des rapports dans lesquels sont placés les bénéficiaires d’aide par les organisations humanitaires. Il s’agit de la violence des décisions auxquelles on ne prend pas part, celle des procédures et des codes à respecter, de la compétition qui s’établit entre sujets de l’aide, du sentiment d’être tributaires de ceux qui offrent leur support en exigeant en retour l’acceptation du statut de souffrant, de victime ou de vulnérable. Ces récits circulent sous forme de rumeurs. Ils permettent au parler ordinaire de résister à la désappropriation, dans un espace sans rapport avec le droit, en opposant une violence destinale aux discours expert et technique (Corten, 2011 : 149). Une telle résistance dans l’expression engage également la remise en question des rapports sociaux établis par la diffusion des discours humanitaires et de leurs catégories.

« Tout le monde à travers toute la ville s’est mis à prier. Je prie et je bois du tafia. » (013) L’événement du tremblement de terre porte encore aujourd’hui une charge émotionnelle qui ne se laisse pas réduire aux explications techniques que proposent les ONG. Au lendemain du séisme, les effusions religieuses ont proliféré au sein de l’espace public pendant plusieurs semaines et mois, sous la forme de prières publiques, de conversions, de croisades, de persécutions et de lynchages[16]. En décembre 2010, en marge de l’épidémie de choléra, on dénombrait 45 lynchages de personnes visées comme guérisseurs et sorciers vaudouisants (Haïti Libre, 2010). Cette ferveur religieuse s’explique par la capacité des imaginaires religieux à articuler l’expression des affects reliés à la souffrance.

Les récits qui racontent le séisme traduisent l’émotion religieuse, ils mettent en scène conversions, grâces divines, persécutions et châtiments. Ils décrivent l’important engouement religieux qui fait irruption avec l’événement. Ils véhiculent aussi le souvenir d’un moment de solidarité qui aurait suivi le séisme et qui se serait perpétué jusqu’à la prise en charge humanitaire.

Tout le monde a mis les mains à la pâte pour venir en aide aux victimes. Ils se répartissaient ce qu’ils avaient. Mais quelques jours après, tout a disparu. Cet élan de solidarité s’est fondu comme du beurre au soleil. 

131

Tout le monde s’est mis ensemble, moi là où j’étais tout le monde était uni, aujourd’hui tu fais la nourriture et je peux manger, on faisait une chaîne de solidarité. 

229

Les gens s’entraidaient, ceux qui avaient un morceau de pain le partageaient ; ceux qui disposaient de l’argent sont allés acheter pour en distribuer avec tout le reste. C’était bien. Mais cette solidarité, avec le temps, a disparu. Ce n’est plus la même chose aujourd’hui.

227 [Traduction libre]

À ces souvenirs d’entraide, de biens partagés, d’organisation spontanée, de cuisines collectives et de services rendus, correspond l’expérience de rapports sociaux fondés sur des modes d’échange autodéterminés, égalitaires et démocratiques. Ces rapports sociaux surgissent en marge de la catastrophe, simultanément à l’expression d’un fort sentiment religieux. Ils sont rapidement encadrés par l’assistance humanitaire, qui implante de nouveaux modes d’échange, notamment par la distribution de biens et l’organisation des camps ou des espaces de relocalisation de déplacés. De tels rapports verticaux d’assistance, monnayés par la désignation des victimes, l’exposition des vulnérabilités, l’inféodation aux critères techniques de participation et d’autonomie, provoquent une déstructuration des modes d’organisation horizontaux au sein des différentes collectivités. Le secteur informel et les initiatives de solidarité n’arrivent plus à se renouveler et à se reproduire normalement.

[Sur le ton de la moquerie] Elles savent comment aider puisqu’elles viennent avec des sacs de riz pour attirer des gens. Dès qu’elles stationnent un camion rempli de riz, tout le monde se met debout, tout le monde se rassemble. 

143 [Traduction libre]

Moi, j’ai assisté à une scène à Delmas, il y avait quelqu’un qui était venu distribuer du riz dans un conteneur, il envoyait les sacs de riz par terre. Les gens courraient pour pouvoir prendre du riz. Ça n’a pas de sens. Je ne sais pas si vous avez vu cette chose sur le net. 

128

Les communautés religieuses se présentent, dans le contexte des camps laissés à eux-mêmes après le départ de la plupart des ONG, comme les seules structures capables d’assurer l’organisation de rapports sociaux.

L’église est autre chose, quand on est à l’église on cherche à régler les affaires de manière collective. À l’église on est frères et soeurs.

131

Ceci bien, si tu es dans une église et que l’église sait ce que c’est que l’amour, quel que soit ce que tu as, on doit t’aider. Si tu n’as pas de quoi manger chez toi, si tu vis sous la pluie, l’église doit te construire une maison. C’est-à-dire tu n’es pas pauvre, tu es au milieu d’une grande famille. L’église t’enterre, elle te donne à manger… tu n’es pas abandonné, tu n’es pas pauvre. Il y a certains moyens par rapport à… que tu n’avais pas, mais tu n’es pas pauvre, l’église ne peut pas te laisser mendier un plat en main. 

224

Le peuple aussi peut te le dire, l’église a fait beaucoup de choses pour de nombreuses personnes, des gens malades, au niveau de persécutions, tu comprends ?

215

Aux marges de l’expression religieuse et du langage humanitaire

À l’intérieur des camps, le pentecôtisme est la confession protestante la plus visible, tant par le nombre de ses fidèles que par leurs pratiques constituées de témoignages et d’effervescence spirituelle par les jeûnes, les chants, les prédications ou les croisades contre les forces du mal (Le Monde, 2010). Les imaginaires religieux véhiculés au sein du pentecôtisme entretiennent l’idée d’une porosité entre le monde terrestre et le monde des esprits. En ce sens, le pentecôtisme partage un élément dogmatique commun avec le vaudou, contre lequel il prétend pourtant se battre. Cette reconnaissance du monde des esprits permet au pentecôtisme d’intégrer certaines croyances traditionnelles haïtiennes dans son ordre imaginaire et répond ainsi, en partie, de sa popularité, mais aussi de sa capacité à mobiliser d’autres formes d’expression que celles véhiculées par les discours humanitaires.

On ne peut nier que les imaginaires religieux portent un ordre discursif qui procède, tout comme les discours humanitaires, par assujettissement[17]. Ils mobilisent un autre système de sens qui impose de nouvelles catégories de rangement. Ils mettent également en forme le statut de victimes dans la narration de bénédictions, de miracles, de malédictions et de châtiments. Ces imaginaires se rapportent cependant à un monde qui ne relève pas de la transparence et dont la logique ne peut être entièrement déterminée. Ils permettent ainsi une posture à partir de laquelle il est possible de réagir à la surdétermination de sens et à la « désubjectivation » induites par le langage humanitaire et son discours expert. Ils conduisent finalement à intégrer leurs sujets au sein de rapports sociaux qui se différencient radicalement de ceux alimentés par l’action humanitaire.

Plus qu’un discours de résignation, l’expression religieuse de la souffrance constituerait ici une position d’énonciation qui permet d’articuler la réappropriation d’un savoir autonome sur la souffrance, étranger au monde présenté par les organisations humanitaires dont le récit fait la distinction entre pourvoyeurs d’aide, bénéficiaires d’aide et non-bénéficiaires en attente d’aide. Ces discours, par l’énoncé de reconnaissance, par l’énoncé d’attente ou par le récit d’interventions surnaturelles sur le monde, offrent une réinterprétation de la réalité qui pourrait marquer une résistance à cette narration.

Dans leur capacité à échapper aux catégories de l’humanitaire, ces expressions religieuses permettent surtout la création d’un espace différencié, en rupture avec le cadre d’énonciation et d’organisation des ONG. Ces expressions sont généralement invisibles dans l’espace public institué ou traduites comme anomalies inintelligibles ou condamnables. Si elles ne permettent pas une vie sociale libre dans l’espace du camp ou ailleurs, elles renferment pourtant l’événement d’une autonomie individuelle, d’une brèche.

Avec le retrait des ONG se forme un vide causé par la disparition d’un mode d’échange et un langage qui ont tout à fait recouvert la vie de centaines de milliers d’Haïtiens depuis 2010. En l’absence de ce qui pourrait continuer à soutenir une langue politique de l’humanitaire, l’expression religieuse sur la souffrance pourrait remplir ce vide, se présentant, en l’absence de l’État, comme seule alternative au discours des ONG.