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Cette biographie intellectuelle que les deux anciens directeurs de Cité libre, Max et Monique Nemni, ont consacrée à la figure de Pierre Elliott Trudeau a beaucoup fait parler d’elle. En effet, paru dans les deux langues officielles du Canada, l’ouvrage a été l’objet de plusieurs articles et commentaires, et ce, dans presque tous les grands quotidiens canadiens, Québec y compris. Essentiellement, c’est en raison de révélations qui sont particulièrement surprenantes, comme celles concernant les sympathies profondes que le père de la Charte avait pour l’extrême droite. On pense aussi à cette prédiction de P.E. Trudeau qui, en 1936, se voit revenir à Montréal en 1976, qui plus est, pour y déclarer l’indépendance. Ou encore à cette autre révélation concernant son appartenance, au début des années 1940 (peut-être même avant), à une petite société secrète dont l’objectif était de déclencher une révolution nationale. Apprendre aujourd’hui que Trudeau a été dans sa jeunesse lui-même un partisan du coup de force national est bien entendu pour le moins étonnant, puisque tout le monde connaît son combat contre le nationalisme québécois.

Au-delà de ce que nous pouvons appeler ces scoops, c’est à une pénétrante archéologie intellectuelle de la pensée de P.E. Trudeau et de l’époque que nous convient les auteurs. Trudeau est en effet décrit comme une sorte de caisse de résonance idéologique des idées véhiculées par l’élite catholique canadienne-française d’alors, plus particulièrement des jésuites qui dirigent le collège Brébeuf où Trudeau poursuit ses études. Plus en retrait, mais non moins présente, l’ombre de Lionel Groulx, dont Trudeau a suivi deux cours sur l’histoire du Canada comme auditeur libre, plane sur l’ensemble de la jeunesse du futur premier ministre.

Profondément croyant, P.E. Trudeau veut mettre en pratique l’enseignement prodigué par ses professeurs. Élève talentueux et lecteur vorace, il absorbe comme une éponge les idées qu’on lui professe et demeure aveugle aux dangers que le nazisme et le fascisme font courir au monde occidental. Il est si respectueux de l’autorité de l’Église que, même à l’étranger, il demande la permission, aux autorités ecclésiastiques, de lire certains ouvrages mis à l’index par Rome. Certes, l’historien John Hellman affirme qu’on peut voir dans ce geste un signe d’audace (chutzpah) du jeune Trudeau qui aurait ainsi ouvertement défié les autorités ecclésiastiques (« Skeleton in Jackboots ? », Literary Review of Canada, vol. 14, no 7, septembre 2006, p. 21). Peut-être bien, mais, faute de preuve concrète, la thèse d’un Trudeau soumis à l’autorité de l’Église paraît plus convaincante. À cet égard, le sous-titre de l’ouvrage aurait tout aussi bien pu être « Fils des jésuites ».

Les deux auteurs, qui ont eu un accès privilégié aux documents personnels du jeune Trudeau, nous apprennent que ce dernier veut transformer profondément la société québécoise en initiant une véritable révolution nationale. Avec quelques personnes dont l’identité demeure plutôt mystérieuse, il s’agit de fomenter une révolution à l’image de celle qui avait cours, en France, sous les auspices du maréchal Pétain. P.E. Trudeau est alors simplement, en 1942, un disciple de Charles Maurras. Dans sa quête pour se donner les outils intellectuels qui lui permettraient d’entreprendre les profonds changements qui doivent bouleverser la société québécoise, Trudeau s’abreuve à une variété de sources intellectuelles. Avec l’aide de Jean-Baptiste Boulanger, un jeune homme d’Edmonton qu’il a connu au collège, Trudeau entreprend de lire des ouvrages comme La République de Platon, Du Contrat social de Rousseau ou encore Enquête sur la monarchie de Charles Maurras. Hormis ce dernier, il n’hésite pas à fréquenter des auteurs – on peut penser ici à Alexis Carrel et à Georges Sorel – jugés aujourd’hui, à juste titre d’ailleurs, comme sulfureux.

Il faut souligner que les deux biographes accordent beaucoup d’importance à l’influence d’Henri Bergson et de son ouvrage Les deux sources de la morale et de la religion que P.E. Trudeau lit en mars 1941 (« Voilà une oeuvre ! », écrit-il dans son cahier de notes, p. 209). L’effort de H. Bergson pour donner un caractère scientifique à la morale, à Dieu et au christianisme serait, selon les Nemni, ni plus ni moins à l’origine même de la Charte des droits et des libertés. En effet, ils avancent que « les concepts de primauté de la personne, d’inviolabilité des droits » ne sont pas vraiment découverts par Trudeau chez les personnalistes, mais plutôt dans la pensée de H. Bergson ainsi que dans l’enseignement religieux dispensé à Brébeuf (p. 212). Voilà qui vient en quelque sorte relativiser la thèse d’André Burelle voulant que P.E. Trudeau ait été essentiellement influencé par le personnalisme à la Emmanuel Mounier (André Burelle, Pierre Elliott Trudeau. L’intellectuel et le politique, Fides Montréal, 2005). Et si les Nemni ont raison, l’influence de H. Bergson permet de comprendre que la question n’est pas tant de savoir si Trudeau trahit ou pas le personnalisme lorsqu’il embrasse le libéralisme (ce que prétend A. Burelle), que de saisir comment le libéralisme peut se greffer aux idées bergsoniennes en y trouvant un terreau favorable.

Ensuite, un autre élément qui, à mes yeux, importe peut-être plus que les révélations évoquées plus haut, c’est celui concernant la précocité politique dont fait preuve Trudeau. Contrairement à l’idée reçue voulant qu’on lui ait presque tordu le bras pour qu’il vienne à Ottawa, les deux auteurs citent d’éloquents passages (comme le brouillon d’une lettre pour l’obtention de la bourse Rhodes) où P.E. Trudeau affirme, dès 1940, qu’il se destine à la carrière politique. Voilà qui permet de comprendre une dimension importante de la pensée d’alors, laquelle a souvent été présentée, à tort, comme apolitique. Car si l’élite catholique se faisait un plaisir de dénigrer la politique active – qu’on pense au mépris affiché par Lionel Groulx à l’égard de Maurice Duplessis –, il n’empêche que l’enseignement prodigué à Brébeuf menait bien au politique et même à l’engagement actif, comme le montre l’exemple de P.E. Trudeau.

Pour tout cela, il faut lire cet ouvrage qui, dans un style clair et direct, examine les idées d’un Trudeau on ne peut plus traditionnel. En somme, même si Trudeau a parfois un comportement fantasque, il demeure au diapason de la culture politique de son milieu et de son époque.