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Dans son ouvrage La société de l’efficacité globale, Pierre Muller poursuit son important travail de recherche sur les politiques publiques et les approches cognitives. Dans le cadre de ce livre, il cherche à savoir jusqu’où et à quelles conditions la société moderne possède la capacité collective de maîtriser le monde dans lequel elle vit. Pour lui, la réponse se situe dans le rapport entre l’État et la société et, plus précisément, dans le « faire » de l’État, c’est-à-dire les politiques publiques. Cela l’amène à formuler l’hypothèse que la fonction de mise en ordre de la société exercée par l’État passe désormais par la fabrication de politiques publiques. Selon lui, le rôle qu’il attribue aux politiques publiques surgit au milieu du dix-neuvième siècle. C’est à partir de ce moment que l’État s’identifie de plus en plus à la forme des politiques publiques.
Muller continue son propos en souhaitant combler une partie de la littérature scientifique, principalement à la suite des écrits de Pierre Bourdieu et de Michel Foucault. Il soutient après cette analyse qu’il manque un lien quant à la compréhension de la fatalité du développement des sociétés modernes. Muller base cette partie de sa réflexion sur le lien entre autoréférentialité et autoréflexivité. Il définit l’autoréférentialité comme un processus où la société se pense et se dit sans utiliser des systèmes de référence se situant à l’extérieur de la société, comme Dieu ou la Nature. L’État, en tant que producteur de politiques publiques, est le principal lieu de production de ce regard autoréférentiel. Quant à l’autoréflexivité, Muller l’explique comme étant la capacité de la société à agir sur elle-même. Cela se fait par l’utilisation d’instruments et de mécanismes produisant des effets sur le monde, menant donc à des changements et à des transformations sur celui-ci.
L’articulation entre ces deux concepts et les politiques publiques se produit au milieu du dix-neuvième siècle. Il appelle cette période « le moment des politiques publiques ». En effet, l’auteur soutient que la naissance des politiques publiques est liée fondamentalement au besoin des sociétés modernes de se mettre à distance d’elles-mêmes, de manière autoréférentielle et autoréflexive, dans le but de prendre en charge la régulation du lien entre des parties distinctes de la société et son ensemble. Il s’agit alors ici d’un moment décisif dans l’évolution des politiques publiques, qui auront peu à peu une fonction d’ordre.
Après avoir effectué une analyse des grands classiques portant sur son propos (Lénine, Bourdieu, Foucault, Polanyi, etc.), Muller se concentre à développer son propos en débutant par une typologie des cycles des politiques publiques. Le premier est celui de l’État libéral-industriel, qui va de la fin du dix-neuvième siècle à la Seconde Guerre mondiale. Le deuxième cycle est celui de l’État providence, délimité par les « Trente Glorieuses ». Le troisième cycle est celui de l’État-entreprise et le dernier, celui de la gouvernance durable. Ce dernier en serait à ses balbutiements selon Muller, ce qui représente une des idées nouvelles soumises dans ce livre. Pour chaque cycle, l’auteur considère que l’État produit, ou non, un degré différent d’autoréférentialité et d’autoréflexivité. Un changement de cycle se produit à la suite de ce qu’il définit comme une crise d’intelligibilité, caractérisée par la venue de nouveaux schémas d’interprétation du global.
Cette crise d’intelligibilité affecte le rôle des médiateurs. Ces médiateurs révèlent un aspect important de la réflexion de Muller car ils ont pour rôle d’interpréter les politiques publiques et de les rendre intelligibles auprès de la population. À travers différents exemples concrets, l’auteur démontre que la venue de nouveaux médiateurs a mené à des changements, que ce soit dans le domaine global ou dans le domaine sectoriel. Ces nouveaux médiateurs représentaient en effet un nouveau discours visant à modifier le caractère des politiques publiques.
Après cette analyse du rôle des politiques publiques dans le développement des sociétés modernes, Muller termine avec une réflexion sur la capacité de ces sociétés à se penser et à agir sur elles-mêmes. En considérant le processus de mondialisation qui dénature le rôle de l’État comme lieu de gestion de l’universel et, à l’inverse, le processus de fragmentation de la société en sous-groupes désirant aussi tendre vers cet universel, le rôle de l’État et des politiques publiques est mis à mal. Toutefois, Muller conclut que malgré ces dynamiques de plus en plus fortes, « on ne peut se passer de l’État – et de la démocratie – comme lieu de production de l’universel » (p. 212).
Cet essai de Muller sur la place qu’occupent les politiques publiques nous amène à réfléchir non seulement au rôle de l’État en Occident au vingt et unième siècle, mais aussi à la construction de nos sociétés par l’intermédiaire des politiques publiques. Grâce à une compréhension judicieuse de la littérature académique qui existe sur la question, Muller a su cerner des aspects manquants à travers celle-ci. Cet essai est aussi en mesure de fournir des éléments de réflexion pertinents quant à l’enchevêtrement du rôle de l’État et aux politiques publiques sectorielles. De plus, il réussit adéquatement à expliquer le lien entre les politiques publiques et les médiateurs, qui ont pour rôle de faire accepter les changements de référentiels ou de mettre en place les politiques publiques, principalement au niveau sectoriel.
Par contre, certains aspects de cet essai demandent des éclaircissements. Par sa typologie des changements de référentiels, Muller nous convie aussi à réfléchir sur l’évolution de nos sociétés. Toutefois, les différences qu’il souligne entre le troisième cycle (l’État-entreprise) et le quatrième (la gouvernance durable) laissent songeur. S’agit-il vraiment de cycles différents ou le cycle 4 ne serait-il pas plutôt une prolongation du cycle 3 dans une version accentuée ? La littérature scientifique abonde sur le lien entre gouvernance et État et l’apport de Muller sur cette question, bien qu’intéressant, reste à peaufiner.
En terminant, disons qu’il est étonnant que Pierre Muller ne porte aucune attention, si ce n’est que quelques mots à la toute fin de l’ouvrage, à la question identitaire. Alors qu’il place à plusieurs occasions des enjeux liés à la citoyenneté, il apparaît, considérant cet oubli, difficile de saisir adéquatement l’ensemble de sa réflexion. Pourtant l’Europe, dont la France, vit des crises majeures entourant cette question depuis déjà bon nombre d’années. Attendu que ce très intéressant ouvrage représente une autre brique dans la réflexion sur l’État, l’auteur aura tout le loisir de pousser plus loin sa réflexion sur cette dimension dans un prochain avenir.