Corps de l’article

Michel Carrier enseigne au Département des sciences religieuses de l’Université du Québec à Montréal. Il est également chercheur associé au Groupe de recherche sur l’imaginaire politique en Amérique latine à la même université. Son livre Penser le sacré. Les sciences humaines et l’invention du sacré interroge la « volonté de savoir » de la pensée occidentale qui l’amène à théoriser le sacré. Plus spécifiquement, ce sont les réponses au problème politique moderne du vivre-ensemble qui, par l’analyse discursive des pensées à l’oeuvre, se révèlent être l’objet au coeur des théorisations du sacré. S’inspirant des thèses de Michel Foucault sur la folie, Carrier soutient que « la construction de l’idée du sacré est intimement liée à la question politique fondamentale – comment et sur quels fondements les hommes réussissent-ils à vivre ensemble ? » (p. 11). En un mot, ce sont les sciences humaines qui construisent l’objet du sacré. La pertinence d’interroger ce qu’on dit du sacré pour arriver à la manière de penser le vivre-ensemble vient du fait que la notion du sacré mène à la charnière de la pensée, là où les paradoxes apparaissent dans leur éclat, révélant l’architecture ontologique et épistémologique des pensées conservatrice, postmoderne et radicale.

Le livre comprend quatre chapitres dont l’axe principal départage les pensées nomiques du sacré (celles dont la théorisation du sacré équivaut au maintien d’un ordre) de la pensée anomique (celle pour qui le sacré est impensable, source de désordre). Dans un premier temps, M. Carrier discute des thèses de la sécularisation de la pensée. Les deux chapitres qui suivent concernent la pensée nomique du sacré qui regroupe les pensées conservatrice (phénoménologique et sociologique) et postmoderne. Le livre se termine sur la présentation des thèses de George Bataille et de leur mise en opposition avec les pensées de l’ordre.

Si la pensée sécularisée requiert qu’on s’y attarde, c’est qu’« il faut en quelque sorte avoir la prétention d’être muni d’une pensée sécularisée pour discourir sur des idées telles que la “sécularisation” et le “sacré” » (p. 19). C’est que, pour M. Carrier, les discours sur le sacré et sur la sécularisation circulent à l’intérieur d’un même horizon épistémologique. Dès lors, ils sont tautologiques dans la mesure où ils font de la sécularisation la condition épistémologique nécessaire à l’étude du processus de sécularisation. La question soulevée est alors « comment les sciences humaines pensent-elles la sécularisation et pourquoi la pensent-elles ainsi ? » (p. 21). Pour y répondre, l’auteur présente trois types de pensée sécularisée ou sécularisante : l’empirisme systématique, l’interprétation continuiste et la sécularisation renversée. Afin de démontrer comment la pensée se sécularise, l’empirisme systématique met en relief les effets empiriques de la rationalité moderne de l’Occident. Le désenchantement du monde et l’effacement du sacré se vérifient par le déclin de l’influence des institutions religieuses sur le vivre-ensemble (le comment). Pour l’interprétation continuiste d’influence wébérienne, le désenchantement du monde est un processus qui lie la modernité et les religions judéo-chrétiennes (le pourquoi). Or, tant l’empirisme systématique que l’interprétation continuiste confondent institutions religieuses et religion. À l’opposé, la thèse de la sécularisation renversée de Danièle Hervieu-Léger échappe à cette aporie conceptuelle. Pour elle, la modernité est à la fois productrice de la sécularisation et des modes de croire religieux ou non religieux qui caractérisent la religion en Occident contemporain. Cependant, cette thèse de la sécularisation soutient que le rabattement sur l’autonomie individuelle qu’induisent les modes de croire et leur rattachement à l’autorité d’une tradition entraîne conséquemment une dépolitisation du vivre-ensemble. Au contraire, déclare M. Carrier avec sa thèse, les sciences humaines produisent certes des discours sur le sacré, mais précisément parce qu’elles sont concernées par la question politique du vivre-ensemble. Le politique est au centre des préoccupations sur le sacré.

Pour M. Carrier, les pensées nomiques sont celles qui théorisent le sacré, mais de telle façon que leurs attributs épistémologique et ontologique ont pour effet de maintenir l’ordre de la positivité du savoir. Ce qui caractérise la pensée conservatrice, c’est qu’elle « cherche à établir une relation tautologique et indépassable entre le sacré et les fondements de l’ordre, tant sur le plan individuel que collectif » (p. 42). Autrement dit, les approches phénoménologique et sociologique du sacré mettent en rapport le sacré et une théorie de la connaissance. Le postulat ontologique de la phénoménologie du sacré soutient que celui-ci est la réalité objective, il est transcendant. C’est par l’expérience du réel que le sujet fait l’expérience du sacré et que le sacré s’« immanentise ». Par conséquent, la phénoménologie s’intéressera plus à l’expérience subjective du sacré qu’au sacré lui-même. Son regard épistémologique est orienté de telle sorte qu’elle se doit d’élaborer une théorie de la connaissance concernant les dispositions transhistorique et transculturelle du sujet, l’homo religiosus. C’est en ce sens que la phénoménologie du sacré est tautologique : « elle fait de l’expérience du sacré l’expérience d’un horizon connu » (p. 54). En revanche, si la sociologie théorise le sacré, c’est dans le but de trouver son utilité pour la société. Fidèle à la perspective durkheimienne et en rupture avec la thèse continuiste de la sécularisation, elle maintient que « le sacré ne disparaît pas, il se déplace » (p. 58). Le sacré est indispensable au vivre-ensemble. Il est transcendant parce qu’il est l’effet de la puissance projetée de la communauté. Plutôt que de chercher à expliquer comment la transcendance du sacré s’« immanentise » (l’expérience subjective du sacré), la sociologie du sacré se demande comment l’immanence se « transcendantalise » (la puissance projetée). Dans la mesure où la sociologie du sacré avance que seule une théorie de la connaissance permet d’expliquer la fonctionnalité du sacré, elle déploie un horizon épistémologique tautologique qui se clôture avec et par la relation entre connaissance et sacré.

Tout comme les pensées conservatrices du sacré, la pensée postmoderne déploie un ensemble de stratégies discursives masquées par une théorisation du sacré. Mais la pensée postmoderne demeure paradoxale. Cherchant à se détacher des catégories de la pensée moderne, elle n’en demeure pas moins intimement liée. En somme, elle fusionne l’ontologie phénoménologique avec le fonctionnalisme sociologique. Sur le plan ontologique, tout comme la pensée phénoménologique, elle demeure prisonnière de l’individu comme lieu d’intériorité capable de contenir le sacré. Elle soutient que le croire a une présence transhistorique, ce qui lui permet d’affirmer, en outre, que la « pensée moderne au sommet de sa raison est une pensée au sommet de sa croyance » (p. 77). Un des postulats majeurs de la pensée postmoderne est d’avancer que, avec le passage de la modernité à la postmodernité, l’intérêt pour l’idée de projet politique cède le pas au souci du présent. Dès lors, le sacré se retrouve non pas projeté au dehors par la puissance sociale, mais « immanentisé » dans et à travers des rapports sociaux sacralisés. Le sacré est donc utile, car c’est à travers les rapports sociaux que le sujet s’épanouit et fait face à son destin tragique : la mort. Décrivant le monde tel qu’il est et reconnaissant son enchâssement dans le réel, la pensée postmoderne soutient qu’elle induit une transformation de l’horizon épistémologique et un enrichissement de la connaissance. Or, bien que son regard tienne compte tant de la dimension rationnelle que de la dimension du croire, elle demeure néanmoins une pensée nomique du sacré : elle maintient paradoxalement la catégorie du sujet moderne.

À l’opposé des pensées nomiques du sacré, la pensée radicale de George Bataille fait du sacré un objet anomique dans le but de confronter la pensée discursive (théorisante) et de déconstruire les discours rationnels sur le sacré. Objet impossible et inadmissible pour la pensée occidentale, le sacré est non-savoir. Il ne peut faire l’objet d’une théorie de la connaissance « par laquelle l’homme s’enferme dans la réalité limitée par la pauvreté de la chose » (p. 119). L’« enfermement » épistémologique et ontologique de l’homme correspond à son objectivation par la pensée profane (la pensée de l’ordre) qui rompt les liens avec un état d’immanence premier, hypothétique. G. Bataille soutient que pour transformer la pensée il faut « dépasser la façon même dont l’Occident moderne pense le politique en problématisant ses assises ontologiques et épistémologiques. Cela signifie, d’une part, la déconstruction de l’unité du sujet classique et, d’autre part, la déconstruction des assises épistémologiques de la pensée discursive » (p. 112). Autant l’émancipation du monde des choses par le sacrifice que la dépense à travers la fête sont des façons de se réconcilier avec l’immanence première ; ils entraînent « la perte des repères épistémologiques (l’objet-chose) et ontologiques (le sujet-chose) du “réel’’ » (p. 127). Ces actes de communication sont nécessaires pour que l’homme renoue avec la communauté. En somme, l’expérience du sacré est une expérience de la continuité en rupture avec l’individu discontinu et objectivé de la pensée profane.

Pour conclure, mentionnons que la présentation théorique de ce livre est rigoureuse et cohérente. Par sa clarté, il possède une valeur pédagogique incontestable. Jamais laissé à lui-même, le lecteur est en mesure de faire un survol précis des différentes pensées et de bien cerner les prolongements ou les ruptures entre chacune. Mais cette pensée des pensées, où doit-on la situer ? Il semble que seule une posture relativiste possède la qualité de faire parler des pensées aussi diverses qu’hétéroclites, de mettre de l’ordre dans le désordre des pensées, pour reprendre les catégories d’analyse de M. Carrier. Or, s’agit-il d’une pensée relativiste ? Si tel était le cas, cette pensée ne pourrait à son tour discourir sur cet objet « sacré », car elle se retrouverait prise devant la même obligation politique de donner une « vérité » à un objet polysémique. Et c’est là, nous semble-t-il, un indice qui mène au seuil d’une pensée non pas relativiste, mais radicale. La posture est certes relativiste, mais l’« obligation politique » de cette pensée est moins critique que radicale. Toute étude du sacré aurait pu s’en tenir à une étude des pensées phares de la science politique ou des sciences humaines. L’aspect critique, ici, consiste en l’opposition de deux registres de pensée (l’ordre et le désordre) où l’introduction de la pensée de G. Bataille manifeste la radicalité de la démarche de M. Carrier. À l’impératif de produire de la connaissance, de construire l’objet sacré par souci politique, M. Carrier oppose l’impossible objet qu’est le sacré. Là réside toute la radicalité du sacré. Il n’entre qu’imparfaitement dans le système de savoir des sciences humaines. Il en dévoile l’architecture épistémologique et ontologique, les projets politiques.