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Le Pays basque de France[2] est classiquement présenté comme un cas d’institutionnalisation faible de l’identité et de la culture basques. Sur le plan de la politique linguistique, nul équivalent ici du régime de co-officialité dont bénéficie l’euskera (la langue basque) en Espagne dans la Communauté autonome basque (Euskadi) et en Navarre. Néanmoins, le changement de gouvernance territoriale qu’a expérimenté le Pays basque de France depuis les années 1990 a initié un processus graduel d’institutionnalisation de la langue et de la culture basques. L’immuabilité de principe de l’État français sur les langues régionales, héritière de la tradition jacobine, n’a pas empêché les arrangements institutionnels locaux. Perdant sous l’angle du droit, le mouvement social pour l’euskera a néanmoins réussi à construire le devenir de la langue basque comme un problème public sur le territoire. S’opère dès lors un changement silencieux mais substantiel qui, loin de se limiter aux enjeux de l’officialisation, prend d’abord la voie d’un renversement progressif de la stigmatisation linguistique. Cette amorce d’institutionnalisation a renforcé une micro-économie culturelle fonctionnant selon des modèles normatifs propres. De fait, la publicisation (Gilbert et Henry, 2012) de l’enjeu linguistique a enjoint partisans et opposants à une politique de reconnaissance de la langue et de la culture basques à affiner leurs arguments en termes d’exigences de justice, d’égalité et/ou d’équité. Malgré ces développements, la situation de la langue basque en France témoigne encore d’une situation d’incomplétude institutionnelle, au sens de Raymond Breton (1964 ; 1985). Cette incomplétude a engendré un débat public intégrant la langue dans une réflexion transversale sur le devenir du territoire.

Je propose ainsi de relire la situation du régime linguistique basque français à la lumière d’une hypothèse à trois dimensions. Au terme d’un long processus historique, le régime se signale d’une part par sa situation d’incomplétude institutionnelle, en particulier eu égard à ses voisins du sud. Deuxièmement, ce régime linguistique expérimente depuis les années 1990 un changement de type incrémental ou graduel, au sens de l’institutionnalisme historique (Harty, 2005), qui se réalise plus par des réajustements institutionnels à la marge que par une véritable rupture de l’ordre institutionnel existant. Enfin, ce processus d’institutionnalisation de la langue est imbriqué dans les mutations de la gouvernance territoriale du Pays basque français, processus en recomposition dans les années 2010.

L’article déploie cette hypothèse en relisant le cas basque français à la lumière des débats théoriques et politiques qui entourent les notions de régime linguistique, de complétude institutionnelle et, plus largement, les approches institutionnalistes historiques des mobilisations territoriales. Sur le plan empirique, je mobiliserai des sources de première et de seconde main. D’une part, il existe désormais une littérature substantielle sur les mobilisations linguistiques et socio-territoriales en Pays basque français, travaux qui s’emploient à dépasser les comparaisons expéditives avec le Pays basque d’Espagne pour se pencher sur les dynamiques de mobilisation propres à ce territoire (Jacob, 1994 ; Laborde, 1999 ; Ahedo, 2005 ; Bray, 2006 ; Lacroix, 2011 ; Heidemann 2014 ; Pierre, 2013). Concernant spécifiquement l’enjeu linguistique, outre les données sociolinguistiques disponibles, je me référerai à des enquêtes personnelles et collectives conduites depuis 2004 sur les mobilisations de la société civile en Pays basque, dont les mobilisations en matière de langue et de culture basques[3].

Ce texte est organisé en quatre volets. La première section a vocation de cadrage historique et revient sur les principales étapes des constructions concurrentes de la langue et de la culture basques comme des problèmes publics sur ce territoire. La deuxième section s’interroge sur les caractéristiques du régime linguistique contemporain, au sens que Linda Cardinal et Martin Normand (2011) donnent à ce concept, de la langue basque en France. La troisième, à visée comparatiste, interroge le terrain basque à la lumière de la notion de complétude institutionnelle telle qu’elle a pu être développée en particulier en contexte canadien. Enfin, la dernière section revient sur trois nouveaux défis auxquels est confronté le processus d’institutionnalisation de l’identité et de la culture basques.

Cadrage historique : la fabrique des principes et la lente inversion du stigmate linguistique

L’analyse des enjeux contemporains autour de la langue basque en France ne peut, ne fût-ce que brièvement, faire l’économie d’un rappel des facteurs historiques ayant conduit à la situation actuelle. Trois séquences historiques prennent, à ce titre, une importance particulière.

Rappelons au préalable que la dimension linguistique a toujours joué, sur le plan historique, un rôle crucial dans la définition même du territoire et de l’identité basques. « Basque » se dit en langue basque euskaldun : bascophone. Les limites du Pays basque Nord correspondent peu ou prou à celles de l’aire de diffusion de la langue basque. Sous l’Ancien Régime, le territoire est politiquement morcelé entre les trois provinces du Labourd, de la Basse-Navarre et de la Soule, la principauté de Gramont, quelques seigneuries ecclésiastiques et la ville de Bayonne, qui dispose de sa coutume propre. Dès le seizième siècle s’exprime néanmoins la conscience d’une unité avant tout basée sur une langue au caractère d’isolat linguistique.

La rupture révolutionnaire

Durant la période contemporaine, le premier tournant historique majeur reste la Révolution de 1789. Celle-ci aura trois effets en Pays basque.

Premièrement et sur un plan politique, la Révolution met fin au morcellement territorial de l’Ancien Régime par la mise en place des départements selon une logique de rationalisation administrative reléguant les spécificités culturelles au second plan. Les provinces basques sont unies au Béarn en 1790 pour former le département des Basses-Pyrénées, qui deviendra le département des Pyrénées-Atlantiques en 1969. La réorganisation s’effectue malgré la protestation formelle des frères Dominique et Dominique-Joseph Garat, députés du Labourd à l’Assemblée nationale, qui voient dans le nouvel ordonnancement l’opportunité ratée de l’unification des Basques de France.

Deuxièmement, la Révolution de 1789 réalise sur le plan idéologique une opération d’assimilation entre deux registres de l’appartenance, la langue et la religion, assimilation qui aura des effets déterminants pour les deux siècles à venir. Durant la première phase de la Révolution, les révolutionnaires feront montre d’une attitude pragmatique à l’égard des langues régionales en les utilisant afin de transmettre leurs instructions à des populations non francophones (de Certeau et al., 1975 ; Ozouf, 2009). La Révolution accorde à la langue basque une co-officialité de fait avec la floraison d’affichages bilingues. Rapidement cependant, l’approche pragmatique des langues est remplacée par une lecture idéologique : « dès lors que la souveraineté était censée résider dans la nation, le corps politique des citoyens ne pouvait pas souffrir des divisions (sociales, religieuses, régionales…) qui avaient existé sous l’Ancien Régime » (Dieckhoff, 2012 : 68). Au Pays basque comme en Bretagne, la langue régionale devient symbole de cléricalisme, de contre-révolution et d’« intelligence avec l’ennemi ». Les événements de la Terreur renforceront cette lecture.

Le troisième effet de la Révolution est d’ordre doctrinal en donnant la primeur aux droits et libertés individuels au détriment des identités collectives (Ozouf, 2009 : 201). L’approche française des identités collectives restera marquée par cette doctrine fondée sur la non-discrimination individuelle et sur l’indivisibilité de la Nation, un principe qui s’oppose à la reconnaissance de tout particularisme, y compris régional et linguistique. Le principe, on le verra plus loin, connaîtra plus d’arrangements qu’il n’y paraît.

Crispations idéologiques et identitaires sous la IIIe République

Le cadre ainsi instauré connaîtra des mutations au gré des changements de régime des dix-neuvième et vingtième siècles, mais la doctrine en matière d’identités et de langues régionales maintiendra le cap dressé par les révolutionnaires. C’est surtout – deuxième séquence cruciale – sous la IIIe République (1870-1940) que les crispations idéologiques et les lectures identitaires se feront ressentir. L’État, pour sa part, contrôlé par une majorité républicaine stabilisée à compter de 1879, mène de front le processus d’uniformisation territoriale et une politique religieuse devant aboutir à la loi de 1905 portant sur la séparation des Églises et de l’État. La doctrine française de la laïcité reprend le postulat révolutionnaire d’une assimilation entre identités régionales, conservatisme politique et cléricalisme antirépublicain. L’instituteur et le préfet sont alors les bras armés de l’État et contribuent à stigmatiser durablement les langues régionales comme obstacles à la modernisation[4]. Les opposants à ce processus, et l’Église catholique en premier lieu, ne sont pas en reste en matière d’instrumentalisation des identités. En Pays basque, c’est sous la IIIe République – le territoire était politiquement plus éclaté en 1848 – que se fixe le syntagme Euskaldun-fededun (Basque-bascophone et croyant). Se stabilise alors une alliance durable entre un clergé défenseur de la langue basque et les élites politiques locales conservatrices. Ce bloc conservateur associant catholicisme, culture, langue et identité territoriale reproduit dans le contexte basque un modèle fusionnel bien connu au Québec, en Irlande ou encore en Pologne.

Trois nuances doivent être apportées à ce constat. En premier lieu, les lectures ne voyant dans l’engagement clérical en faveur de la langue et de la culture basques qu’une instrumentalisation politique face à un anticléricalisme centralisateur doivent être nuancées. Indéniable, cette politisation de la culture et sa transformation en identité rejoignent des motivations plus profondes chez un clergé d’origine locale, engagé depuis le seizième siècle dans la promotion de l’euskera oral et écrit[5]. En deuxième lieu, la domination territoriale de ce modèle n’a jamais été absolue. Sur le plan électoral, républicains et cléricaux se retrouvent au coude à coude lors de la « première IIIe République » (1870-1914). C’est seulement après 1914 que le modèle conservateur-clérical s’imposera définitivement en Pays basque intérieur, c’est-à-dire dans les zones les plus bascophones. En troisième lieu, l’emprise cléricale sur la défense de la langue basque n’est pas monopolistique. Dans le cadre des mouvements romantiques du dix-neuvième siècle, des élites culturelles de sensibilité républicaine s’intéressent à la langue basque et développent une action collective en propre. Bon nombre d’institutions culturelles basques transfrontalières qui voient le jour au début du vingtième siècle (Euskaltzaleen biltzarra – Assemblée des bascophiles en 1901 ; Euskaltzaindia – Académie basque en 1918 ; Eusko-Ikaskuntza – Société d’études basques en 1918) voient se côtoyer des entrepreneurs culturels issus de milieux politiques différents, voire opposés, mais qui se rejoignent autour de la langue et de la culture basques. Le véritable clivage au sein de ces milieux culturels proviendra non pas de leurs origines politiques mais plutôt de l’attitude à adopter vis-à-vis du futur de la langue et de la culture. Si pour certains l’euskera et le Pays basque sont d’abord des objets d’étude admirables pour la linguistique et l’anthropologie, ils le sont d’autant plus qu’ils représentent un monde voué à disparaître. C’est alors « la beauté du mort » (de Certeau, 1980) qui fascine l’érudit. Toute autre est la position d’élites culturelles travaillant dès la fin du dix-neuvième siècle au maintien de la fonctionnalité de la langue basque par le biais de la presse, de la production littéraire ou de l’enseignement, à l’image de l’initiative lancée en 1923 dans les écoles catholiques par l’évêque de Bayonne Mgr François-Xavier Gieure. La IIIe République se clôt en Pays basque par les effets contradictoires de la guerre civile espagnole puis du régime de Vichy et de l’Occupation, qui voient se confronter des approches radicalement divergentes de l’articulation entre langue, identité, religion et politique.

1960-1980 : la construction de la langue comme problème public

La troisième séquence historique renvoie à la deuxième moitié du vingtième siècle et, surtout, aux années 1960-1980, qui voient s’opérer une transformation profonde de ce système d’acteurs. Cette transformation est à plusieurs facettes. D’abord, l’irruption du mouvement abertzale (nationalisme basque) vient perturber un échiquier politique jusque-là fondé sur le clivage entre les piliers républicains et cléricaux. Ensuite, l’influence des registres de politisation de l’identité basque venant du sud de la frontière se fait prégnante. Enfin, l’enseignement en basque et les organisations de promotion de la culture basque se structurent sous des formes associatives progressivement déconnectées de l’affiliation catholique. En d’autres termes, c’est à l’émergence d’une nouvelle forme de complétude institutionnelle, sécularisée et liée aux mouvements politiques autonomistes et indépendantistes, que l’on assiste. À compter de la fin des années 1960, la sécularisation du mouvement de promotion de la langue et de la culture basques prend à ce titre forme de tournant historique, et ce, même si la prééminence du clergé sur la production littéraire en basque reste une réalité des deux côtés de la frontière jusqu’aux années 1970. La proportion d’auteurs d’ouvrages en basque issus du clergé va même augmenter entre 1934-1935 (58,4 %) et 1962-1963 (75 %), pour baisser ensuite (à 46,9 %) en 1972-1973 (Sarasola, 1975 : 68, 75, 85). Si la première augmentation correspond à celle des vocations religieuses, la baisse subséquente s’explique par le mouvement de sécularisation des institutions culturelles amorcé à la fin des années 1960. Dans son propre échantillonnage, Juan Mari Torrealday (1977 : 15) relève en 1977 que 53 % des auteurs bascophones sont passés par le séminaire. En cumulant Pays basques français et espagnol, la part des centres religieux comme cadres de production de revues bascophones augmente de 1936 à 1960, avant de chuter brutalement après 1960 (Torrealday, 1997). Le Pays basque connaîtra ainsi sa Révolution tranquille par une sécularisation parallèle des mouvements politiques nationalistes après 1960, mais aussi par une sécularisation interne des institutions catholiques post-Vatican II. Affirmation politico-culturelle basque et contestation du modèle hiérarchique catholique se conjuguent. Les institutions religieuses joueront en creux un rôle essentiel comme écoles d’écriture en euskera dans la préparation de l’après-franquisme et de l’Université basque et dans la transformation des perceptions d’une langue jusque-là perçue comme essentiellement orale, voire impropre à l’abstraction. Ces institutions religieuses seront désertées par des militants devenus sécularisés, mais qui transféreront largement cet ethos militant à la cause culturelle et linguistique.

La sécularisation du mouvement culturel délestera celui-ci des enjeux institutionnels propres à l’Église et permettra aux militants d’entrer de plain-pied dans un travail proprement politique en faveur de la langue et de la culture basques. Les mobilisations culturelles et socioéconomiques se présentent alors comme le pendant d’un mouvement politique abertzale lui-même en mutation. Le mouvement évolue à la fin des années 1960 d’un autonomisme teinté de démocratie chrétienne et de catholicisme social vers un mouvement ancré à gauche et sécularisé. Au sud de la frontière, l’organisation ETA (Euskadi eta Askatasuna – Pays basque et liberté), créée en 1959, témoigne de cette évolution, en s’intégrant dans un ensemble composite bien plus large de mouvements sociaux et politiques clandestins qui structurent l’opposition au régime franquiste. Côté nord, l’apparition du mouvement Enbata en 1960 et son devenir idéologique dans la décennie suivante font évoluer le nationalisme basque vers un mouvement nationalitaire, fédéraliste et autogestionnaire (Jacob, 1994).

Ce changement historique du mouvement politique se complète d’une nouvelle génération d’actions collectives en matière culturelle, visibles dans trois domaines. D’abord, les premières écoles immersives en basque (ikastola) se structurent sous forme associative en Pays basque Nord (français) à partir de 1969 (Heidemann 2014). Les ikastolak s’y développent sur un modèle à influences croisées : ikastolak du Sud, en pleine effervescence durant la transition démocratique post-1975 ; pédagogies alternatives ; influence, enfin, des modèles autogestionnaires de gouvernance (coopérative et associative en particulier). La deuxième dynamique concerne la mise en réseau d’associations aspirant à fédérer les initiatives culturelles et linguistiques. Une division du travail s’opère entre structuration du réseau des opérateurs culturels, renforcement de l’offre pédagogique en basque (association Ikas – « apprendre », dès 1959), promotion de la langue et de la culture et travail politique auprès des pouvoirs publics (fédérations Pizkundea – « renaissance » en 1984, puis Euskal Konfederazioa – « Confédération basque » en 1995) (Oronos, 2002). Enfin, cette période est marquée par le développement d’initiatives culturelles en théâtre, en musique, en danse, en édition, en médias. Ce renouveau culturel s’effectue en même temps que le renouveau régionaliste en France, mais c’est le modèle sudiste qui joue ici un rôle déterminant.

Les années 1970-1980 voient se renforcer l’auto-organisation du mouvement culturel et linguistique, soit une nouvelle vague de complétude institutionnelle limitée à l’échelle des organisations du mouvement social (Breton 1964), et le renforcement de son travail politique au sens d’une problématisation de la langue comme enjeu politique, d’une recherche d’instruments d’action publique et d’un travail de légitimation de ces instruments (Jullien et Smith, 2008). Ce travail politique prend deux directions (Harguindéguy et Itçaina, 2015) : une demande de reconnaissance de la part des autorités publiques et une action de fond dans la société basque pour inverser le stigmate d’infériorité associé à l’euskera, normaliser ses usages et légitimer cette normalisation dans un contexte diglossique (May 2012). Le devenir de la langue est construit comme un problème public, au sens d’« un processus dans lequel un ensemble d’acteurs privés et publics interagissent afin d’imposer leur représentation d’un enjeu, l’interprétation qu’ils en font et pour influer sur la direction et les moyens de l’action à entreprendre » (Lascoumes et Le Galès, 2007 : 74). Les militants, dans une phase ultérieure, parviendront à imposer ce cadrage sur l’agenda politique local, et ce bien au-delà des milieux abertzale. La relecture historique des trois tournants critiques mentionnés plus haut (Révolution française, IIIe République, années 1960-1980) constituera ainsi l’un des soubassements de la construction du devenir de l’euskera comme un problème public. Sans reprendre le détail de ce mouvement, je m’emploierai dans la suite de ce texte à en discuter les implications au regard des notions de régime linguistique et de complétude institutionnelle.

Quel régime linguistique pour l’euskera en France ?

Pour lapidaire qu’il soit, ce rappel historique a cherché à mettre en évidence trois éléments. D’abord, la construction de la langue et de la culture basques comme un problème public qui résulte du croisement de deux clivages politiques, au sens rokkanien : centre-périphérie et État-Église. Ensuite, outre ses conséquences proprement politiques, la longue mainmise cléricale sur la question linguistico-culturelle basque a introduit une culture de l’auto-organisation de la société civile et des arrangements locaux, soit un début de complétude institutionnelle intra-communautaire sans attendre un changement du cadre des politiques étatiques. Finalement, la sécularisation progressive du mouvement social linguistique et culturel, loin de priver ce dernier de ressources institutionnelles, a constitué une opportunité pour une action collective d’un nouveau type. Le régime linguistique contemporain de l’euskera côté français qui en résulte peut ainsi être décliné en fonction des quatre dimensions de ce concept que distinguent Cardinal et Normand (2011 : 138) à partir d’une comparaison entre Québec et Ontario. Appliquées au cas basque, ces catégories nécessitent quelques ajustements, mais conservent leur valeur heuristique.

La première dimension, politico-juridique ou constitutionnelle, comprend, outre le cadre constitutionnel et juridique propre à l’État, les droits des citoyens en matière linguistique, en ce qui a trait à l’apprentissage des langues, à des services dans leur langue, mais aussi à une éducation, à des médias, à un système de justice ou à des institutions de santé. En France, en raison de l’héritage révolutionnaire, la reconnaissance des droits linguistiques peine à être pensée autrement que comme une simple extension des droits et libertés individuels. Si régulation publique il y a, elle tendrait plutôt au renforcement de la protection du français face à l’anglais[6]. De timides avancées doivent être signalées en matière de langues régionales. La réforme constitutionnelle de 2008 considère que « les langues régionales appartiennent au patrimoine de la France » (art. 75-1), ce qui n’ouvre cependant pas de droits ni de libertés opposables pour les locuteurs. Le spectre de l’attribution des droits collectifs et du communautarisme pèse également sur la doctrine du Conseil constitutionnel, qui empêche la ratification de la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires pourtant signée par la France le 7 mai 1999[7]. Le processus de ratification est relancé avec le vote par les Chambres en janvier 2014 d’un projet de loi constitutionnelle ouvrant un processus de révision du texte fondamental pour intégrer la ratification[8]. Le 30 juillet 2015, le Conseil d’État rend un avis consultatif défavorable sur un projet de loi pourtant soutenu par le gouvernement (socialiste), arguant que la ratification telle que l’envisage la France, c’est-à-dire en excluant toute attribution de droits collectifs aux locuteurs des langues régionales et minoritaires et n’allant pas à l’encontre du principe d’usage officiel du français énoncé dans l’article 2 de la Constitution, entrerait en contradiction avec les objectifs de la Charte européenne[9]. Dans la foulée, le 27 octobre 2015, le Sénat rejette le projet de révision constitutionnelle. Enfin, le 14 janvier 2016, l’Assemblée nationale rejette, par 14 voix contre 13, la proposition de loi déposée par le groupe écologiste relative à l’enseignement immersif des langues régionales et à leur promotion dans l’espace public et audiovisuel. L’absence de reconnaissance constitutionnelle, néanmoins, n’a pas empêché une inflexion du régime linguistique français, que ce soit par la délégation aux collectivités territoriales de l’enjeu linguistique ou en matière d’enseignement. En 1951, la loi Deixonne[10] autorise l’enseignement facultatif des langues et des dialectes locaux. La loi du 4 août 1994 reconnaît l’usage des langues régionales dans l’enseignement, tout en rappelant l’article 2 de la Constitution statuant que la langue de la République est le français. Le développement d’un conventionnement de l’État avec l’enseignement privé (loi Debré de 1959[11]) ouvre des possibilités pour l’enseignement des langues régionales dans les filières associatives. En 1994, la fédération basque des ikastola (écoles immersives associatives) finalise un contrat d’association avec l’État afin que ses enseignants soient rémunérés par l’État, sur le modèle de l’enseignement confessionnel sous contrat (Garat et Aire, 2009). Les filières d’enseignement public et d’enseignement confessionnel développent à leur tour des filières bilingues en Pays basque à partir des années 1980, générant un système à trois branches pour la transmission du basque à l’école. Au final, cependant, on ne saurait que partager le diagnostic d’Alain Dieckhoff (2012 : 87) pour qui « l’apparent libéralisme » de l’État dont témoignent ces avancées « est largement en trompe-l’oeil » : les conditions d’apprentissage des différentes langues ne sont guère incitatives ; les moyens mis par l’État à la disposition de ces structures d’enseignement restent comptés, et ce soutien n’est que partiellement compensé par le dynamisme d’associations privées et l’aide des collectivités locales ; enfin l’État a toujours refusé de donner de véritables garanties juridiques pour protéger ces langues (ibid. : 87-88).

La deuxième caractéristique d’un régime linguistique, pour Cardinal et Normand (2011), concerne la dimension symbolique, qui vise la représentation de la langue ou des groupes linguistiques au sein d’un État donné et des institutions. La construction symbolique des langues régionales est faible à l’échelle française. Les mouvements de promotion des langues régionales ne sont pas parvenus, à ce jour, à construire le devenir de ces langues comme un problème public à l’échelle française. À de rares exceptions près, portées par des élus des régions concernées, la question ne suscite qu’un intérêt médiocre de la part des partis et des médias nationaux.

Le contraste entre faible politisation nationale et forte politisation locale a des conséquences directes sur la dimensionopérationnelle ou fonctionnelle, troisième caractéristique du régime linguistique. Ce point est essentiel car la conceptualisation du régime linguistique, loin de se limiter ici aux seules fonctions identitaires de la langue, prend également en considération la dimension communicationnelle et l’aménagement linguistique. Or, toute entreprise de planification linguistique est confrontée en Pays basque Nord à une situation sociolinguistique hétérogène. En 2011, on observe sur le territoire : 21,4 % de bilingues français-basque (de plus de 16 ans) contre 32 % dans la Communauté autonome basque et 11,7 % en Navarre ; une concentration de locuteurs bilingues à l’intérieur rural du pays[12], alors que 80 % d’une population en expansion (289 006 habitants en 2010[13]) se concentre sur la côte urbanisée ; un vieillissement des locuteurs ; l’usage largement prioritaire (77 %) du français dans les interactions sociales (Viceconsejería de Política Linguistica, 2012). En contrepoint cependant, l’enquête sociolinguistique de 2006 signale un début inédit d’inversion de courbe, confirmé en 2011[14], en matière de compétence linguistique dans la tranche la plus jeune des enquêtés (16-24 ans). Ce début de revitalisation linguistique (Fishman, 1991) résulte sans doute du développement des filières d’enseignement immersif et bilingue[15].

Cette hétérogénéité territoriale n’a pas freiné l’ambition d’une planification culturelle et linguistique. Sur ce plan, la langue basque a fait l’objet d’un début d’institutionnalisation, cette fois en termes de politiques publiques, à la différence de la complétude institutionnelle de type associatif des années 1960 et 1970. Ce processus prend la forme d’une entreprise de médiation initiée par l’État à la fin des années 1980 sur un territoire alors soumis à de fortes pressions politiques. Aspirant à réunir élus locaux, administration et acteurs de la société civile, du mouvement associatif et des réseaux scolaires, la dynamique voit la création en 1990 de l’Institut culturel basque (ICB). La pression des mouvements sociaux poussera à une deuxième étape de l’institutionnalisation avec la distinction entre politique culturelle et politique linguistique. En 2001 est mise en place la Maîtrise d’ouvrage publique pour l’aide à la langue basque. Elle se transformera en 2005 en un groupement d’intérêt public, l’Office public de la langue basque (OPLB). Cet arrangement institutionnel territorial a des effets indirects sur la réorganisation de l’offre de services en langue basque sur le territoire. L’OPLB s’assigne une fonction de coordination de cette offre et met notamment à la disposition des intercommunalités des « techniciens langue basque ». Bon nombre de municipalités passent une convention avec l’OPLB et proposent des services bilingues. La signalétique bilingue, voire trilingue à Bayonne avec le gascon, se généralise. En matière de santé, le Centre hospitalier de la Côte basque, par ailleurs un des principaux employeurs du littoral, et l’OPLB signent le 7 janvier 2015 une convention visant à développer l’usage de la langue basque en milieu hospitalier. Ce renforcement – toujours fondé sur le volontariat des institutions et de leurs agents – de l’offre en langue basque en matière de communication institutionnelle ne vient cependant en aucun cas fonder un droit linguistique dont l’usager des services publics pourrait se prévaloir.

Enfin, Cardinal et Normand (2011) signalent la dimension de gouvernance comme quatrième caractéristique des régimes linguistiques. Elle sert à préciser la nature des principaux acteurs dans la mise en place des régimes linguistiques, en incluant les possibilités de participation des groupes linguistiques. Dans le cas basque français, cette dimension doit être abordée à deux échelles. Elle se traduit d’abord par le fonctionnement voulu paritaire des institutions médiatrices que sont l’ICB pour la politique culturelle et l’OPLB pour la politique linguistique. Pensées comme des espaces de médiation entre élus, État, administration et société civile, ces institutions constituent des instruments de planification culturelle et linguistique mais aussi, pour l’État, un outil de régulation. En particulier, la représentation du gouvernement de la Communauté autonome basque au sein de l’OPLB permet d’institutionnaliser et, partant, de contrôler une partie du soutien du Pays basque Sud vers le mouvement social du Nord. Le gouvernement basque, sous l’impulsion du Parti nationaliste basque (PNB), intervient en effet depuis les années 1990 en Pays basque français en soutenant sur les plans financier et logistique les réseaux d’enseignement du basque et les médias bascophones. Cette intervention gouvernementale, hors de sa juridiction, se double d’interventions d’associations transfrontalières de municipalités (Udalbide et Udalbiltza), de coopératives et d’associations. Une seconde forme de soutien concerne les politiques mises en place conjointement par les institutions des deux côtés de la frontière[16]. Du point de vue de l’État, un nouvel espace de médiation institutionnelle tel que l’OPLB contribue à désamorcer le soupçon d’ingérence pesant sur les institutions basques espagnoles. Pour les acteurs de la société civile, il s’agit d’abord de rationaliser et de consolider la ventilation des fonds venant du Sud.

La création d’institutions médiatrices en matière culturelle et linguistique s’inscrit ainsi dans un mouvement de mise en place d’institutions paritaires consacrées au développement territorial. L’irruption discrète de la langue dans les politiques publiques s’opère ici sous le vocable neutralisé du développement territorial. Les représentants de la société civile composent, avec des représentants des élus et de l’administration, le Conseil de développement du Pays basque en 1994, alors que les élus locaux se retrouvent au sein du Conseil des élus du Pays basque fondé en 1995 (Chaussier, 1996). Ces institutions constitueront en 1997 l’ossature d’un « pays », soit une instance consultative de développement territorial au sens de de loi du 4 février 1995 d’orientation pour l’aménagement et le développement du territoire. Le travail de ces institutions débouchera sur la signature en 1997 d’une Convention de développement avec l’État, puis en 2000 d’une Convention spécifique pour la période 2001-2006, marquant l’engagement de l’État et des collectivités locales en faveur du développement local, y compris la politique linguistique. La démarche est renouvelée en 2005 avec la prospective Pays basque 2020, qui débouche en septembre 2008 sur un nouveau contrat territorial à l’échelle basque. Plutôt que la manifestation d’une simple « décentralisation cosmétique » (Mansvelt Beck, 2005), on serait porté à voir dans ces espaces institutionnels émergents des forums délibératifs où se construisent les enjeux territoriaux et qui peuvent déboucher sur des arènes décisionnelles. Au coeur de ce processus, l’enjeu linguistique se désenclave et devient enjeu de développement. Les associations investissent ces nouveaux espaces et y portent leurs revendications : co-officialisation de la langue basque, moyens supplémentaires pour les filières d’enseignement immersives et bilingues, soutien aux médias bascophones, soutien à l’usage de la langue basque dans les services publics et dans la vie sociale (Oronos, 2002).

Le Pays basque de France développe ainsi un régime linguistique intermédiaire, certes éloigné des régimes de co-officialité propres à la Communauté autonome basque et à la Navarre, mais qui fait montre d’une amorce d’institutionnalisation des politiques linguistique et culturelle. En suivant l’institutionnalisme historique de Siobhàn Harty (2005), ce processus pourrait être lu comme un changement institutionnel de nature incrémentale, soit un changement consistant d’abord en un processus d’adaptation institutionnelle à une nouvelle donne sociétale débouchant rarement sur un ensemble totalement neuf de règles décisionnelles et de normes, mais ajustant plutôt à la marge les règles existantes (ibid. : 61). Les nouvelles règles en matière de politique linguistique ne sont que peu contraignantes pour les institutions mais laissent augurer une amorce de changement institutionnel de nature endogène. Harty (2005 : 67-68) voit deux préconditions pour qu’advienne un changement de ce type. La première est la perte de légitimité et le discrédit des institutions existantes. La perception des locuteurs de basque comme étant discriminés par les règles en vigueur gagne du terrain dans les arènes décisionnelles, sans toutefois que le lexique de la discrimination, à la différence du Pays basque Sud, ne vienne fonder un récit de politique publique stabilisé. La deuxième précondition renvoie au calcul des coûts et bénéfices du changement par les acteurs. Les acteurs du mouvement social basque profitent d’une stratégie partenariale avec les pouvoirs publics en termes de légitimation et d’accès aux ressources. Les acteurs politiques locaux, de leur côté, voient dans ce processus un moyen d’apaiser une situation sociale clivée où la question linguistique est constamment « contaminée » par le conflit politique autour des nationalismes.

Deux variables indépendantes, ensuite, expliquent (toujours selon Harty) le changement institutionnel. Les fenêtres d’opportunité, d’une part, rendent la temporalité du changement moins coûteuse dans tel contexte que dans tel autre. Au Pays basque, deux moments constituent des tournants critiques à cet égard. Le premier correspond aux tentatives de médiation de la part de l’État dès la fin des années 1980, avec la démarche prospective Pays basque 2010 qui aspire à réintégrer la question culturelle dans une approche globale du territoire. Le deuxième est la fin annoncée de la violence politique avec l’arrêt définitif des actions armées d’ETA en 2010 (Whitfield, 2014), un point tournant qui contribue à éloigner l’amalgame entre cause linguistique et violence. D’autre part, tout changement institutionnel dépend des ressources, matérielles ou immatérielles dont disposent les acteurs du changement. Dans les années 1990-2000, le mouvement culturel et linguistique dispose d’une base organisationnelle solide et bénéficie de ses réseaux transfrontaliers, qu’ils soient associatifs, politiques ou institutionnels, réseaux dont il saura se prévaloir au moment de négocier dans les arènes décisionnelles basques françaises. Le personnel politique local voit quant à lui dans les institutions culturelles et linguistiques émergentes de nouveaux espaces de légitimation et de renforcement du capital politique, comme en témoignent les règles implicites d’alternance entre grands partis nationaux à la présidence de l’OPLB. Assurément de nature incrémentale, l’institutionnalisation d’une politique linguistique et culturelle basque n’en constitue pas moins un changement institutionnel endogène. Surtout, ce changement porte en creux une nouvelle hiérarchie des normes et des valeurs, à commencer par une relecture positive des fonctionnalités de la langue minorisée.

Tout régime linguistique soulève un débat sur le régime de citoyenneté. Pour Cardinal et Normand (2011 : 138), le régime de citoyenneté « repose irrémédiablement sur des langues en contact au sein d’un même État ; le régime s’élabore sur la représentation de ce contact ou sur les rapports entre majorité et minorité au sein d’une même juridiction. Il peut aussi se développer en interaction avec d’autres régimes linguistiques au sein d’un même État ». Dans le contexte français, un tel cadrage en termes de régime de citoyenneté peine à accéder à l’espace public, les discours en termes de minorité et majorité étant peu légitimes et politiquement coûteux. Sur le plan local cependant, bon nombre d’acteurs du mouvement social basque pensent leur action collective en ayant recours à ces catégories.

Complétude et incomplétude institutionnelle pour l’euskera 

L’exposé des caractéristiques du régime linguistique du basque en France interroge inévitablement la dimension institutionnelle des mobilisations sociales et de leurs résultats politiques. Cette section réfléchit à l’application de la notion de complétude institutionnelle au cas basque, au prix d’une nécessaire adaptation de ce concept au contexte étudié. Originellement utilisée par Breton (1964) dans ses travaux sur les relations interpersonnelles des immigrants à Montréal, la notion de complétude institutionnelle renvoie alors à la façon dont les communautés ethniques produisent de l’intégration de leurs membres au sein de la société d’accueil par le moyen d’institutions appartenant soit à la communauté d’appartenance, soit à d’autres communautés ethniques ou à des groupes mis en place par la société majoritaire (Breton, 1964 ; Cardinal et González Hidalgo, 2012 : 52 et 57). Breton montre que la construction et la cohésion du groupe, leur intégration ou absence d’intégration dépendent moins d’une affirmation identitaire que des ressources institutionnelles disponibles au sein du groupe, soit essentiellement les associations de la société civile, notamment religieuses. Joseph Yvon Thériault résume l’essentiel de la thèse de Raymond Breton : « plus une communauté ethnique est en ‘complétude institutionnelle’, plus elle possède des institutions qui lui sont accrochées, des institutions ethniques – plus ses membres ont tendance à maintenir entre eux une forte intensité de relations interpersonnelles, moins ils ont tendance à s’assimiler aux groupes environnants, notamment le groupe culturel dominant » (Thériault, 2014 : 3). À rebours des explications orientées par le choix rationnel expliquant les niveaux d’intégration par les propriétés individuelles, Breton insistera davantage dans son concept de complétude institutionnelle sur l’idée des ressources disponibles pour les acteurs, soit l’offre que les institutions mettent à disposition des individus (ibid. : 5).

C’est en particulier hors Québec, dans les francophonies minoritaires canadiennes, que les travaux de Breton – lui-même y consacre un article important (en 1985) – et le concept de complétude institutionnelle auront une résonance. L’utilisation du concept génère un débat propre au contexte canadien. Thériault aborde le risque d’une utilisation de l’idée de complétude institutionnelle tendant à transformer la nation canadienne-française en ethnie franco-minoritaire, réduisant la légitimité mémorielle nationalitaire à des stratégies utilitaristes d’élites ethniques (2014 : 9). La notion de complétude institutionnelle sera également intégrée par Rodrigue Landry, Réal Allard et Kenneth Deveau (2008 : 52 et 62) dans leur modèle macroscopique du développement psycholangagier de revitalisation des minorités ethnolinguistiques. Dans cette approche systémique, la complétude institutionnelle renvoie, au même titre que la dynamique de la vie communautaire du groupe mise en avant par Joshua A. Fishman (1991), à une nécessité de maintenir chez la minorité une vie de groupe : « sans un minimum d’institutions ou d’espaces sociaux capables de garantir l’usage de la langue et l’expression culturelle, la vie communautaire du groupe minoritaire risque de s’atténuer avant de disparaître » (Landry et al., 2008 : 52). Linda Cardinal et Eloísa González Hidalgo (2012) soulignent par ailleurs l’utilisation normative qui pourrait être faite de la notion de complétude institutionnelle, utilisation qui permettrait de définir des mesures plus appropriées à la situation de minorités comme les francophones hors Québec que celles préconisées pour les minorités nationales et les minorités ethniques. Mais surtout, pour le propos de cet article, ces auteurs proposent que la comparaison avec les francophones hors Québec s’étende à d’autres groupes comme les Basques ou les Catalans de France ou les irlandophones d’Irlande du Nord.

Plusieurs points de comparaison à partir du cas basque français confirment cette intuition. Landry et ses collègues voient dans la complétude institutionnelle « la prise en charge par le groupe minoritaire (autogestion) des institutions essentielles à sa vie communautaire et à sa vitalité » (2008 : 62). Dans leur modèle, la complétude institutionnelle est d’abord associée à la société civile et doit composer avec la légitimité idéologique, qui renvoie à la reconnaissance que l’État accorde au groupe minoritaire, à sa langue et à sa culture, ainsi qu’à la légitimité que lui accordent les citoyens, et avec la proximité socialisante, qui constitue l’assise de la construction identitaire et de l’enculturation des membres de l’endogroupe. En laissant les facteurs psycholangagiers de côté, l’approche institutionnaliste du cas basque privilégie le double rapport que la langue entretient avec les institutions de la société civile et les institutions qui définissent les politiques publiques. En d’autres termes, dans notre compréhension du concept, la complétude institutionnelle ne se limite pas aux initiatives d’auto-organisation de la communauté linguistique, mais s’étend aux interactions permanentes entre la communauté linguistique et les politiques publiques. Dans ce contexte, il faut souligner le rôle des médiateurs qui travaillent à convertir la question linguistique en enjeu politique territorial. Longtemps rempli par l’Église catholique et ses marges dissidentes, ce rôle est aujourd’hui au Pays basque porté par un mouvement culturel structuré en grande partie sur une base associative et transfrontalière.

Réfléchir à un recours possible à la notion de complétude institutionnelle dans le cas basque français porte également en germe la comparaison entre minorités à faible reconnaissance politique, mais dont la langue bénéficie d’un degré supérieur de protection et de reconnaissance sur un territoire voisin. Cardinal et González Hidalgo montrent de la sorte que la notion de survivance, telle qu’elle est notamment appliquée par Charles Taylor au comportement des Québécois à l’égard de la langue, devrait aussi s’appliquer aux francophones hors Québec, dont la sécurité linguistique est moins garantie qu’au Québec (2012 : 56). On pourrait transposer la remarque au Pays basque français où, à la différence du Pays basque espagnol, la langue basque ne dispose que d’une faible reconnaissance publique et d’aucun régime légal de protection. Sur un plan davantage politique, Cardinal et González Hidalgo constatent que « les francophones hors Québec n’ont pas un projet nationaliste distinct et qu’ils adhèrent au projet canadien d’un État-nation bilingue et multiculturel » (ibid.). Au premier abord, la remarque vaudrait pour le contraste entre une Communauté autonome basque politiquement dominée par des partis abertzale et un Pays basque français où ces partis sont électoralement minoritaires. Cependant, si les résultats électoraux des abertzale demeurent relativement faibles aux élections nationales françaises[17], leurs résultats sont meilleurs aux échelles cantonale et municipale, au point de faire de ce mouvement politique un acteur-pivot aujourd’hui[18]. Au-delà des seuls cercles abertzale, une majorité politique s’exprime en faveur d’une reconnaissance politique d’une spécificité territoriale basque, incluant, à des degrés divers, l’enjeu linguistique. La revendication territoriale clive désormais en interne les partis nationaux majoritaires. Exception faite de l’extrême-droite, les grandes formations de droite comme de gauche voient au sein de leurs antennes basques des tensions internes émerger entre des courants décentralisateurs et des courants plus jacobins. À la différence du Canada, le projet français d’État-nation n’étant ni bilingue, ni multiculturel[19], l’échelon étatique ne suscite que peu d’attentes de la part de mouvements basques qui concentrent leur action politique sur la fabrique des arrangements institutionnels locaux.

La comparaison des rapports entre nationalismes minoritaires eux-mêmes mériterait discussion. Cardinal et González Hidalgo notent qu’« avant les années 1960, les francophones hors Québec se définissent principalement comme des Canadiens français et tiennent pour acquis leur lien avec le Québec. Depuis cette époque, le nationalisme québécois n’intègre plus autant les Canadiens français hors Québec à sa représentation de soi. » (2012 : 59) Le cas basque diffère à cet égard. L’idéologie fondatrice du mouvement abertzale reste fondée sur l’unité nationale des sept provinces (trois en France et quatre en Espagne). Les minorités francophones hors Québec ont pour ambition principale de se doter d’institutions gérées par et pour leurs membres en vue d’assurer leur survie sur les plans linguistique et culturel : « elles n’ont pas pour objectif de se donner un nouveau pays, car elles n’ont pas de velléité sécessionniste – sauf exception » (ibid. : 62). En Pays basque français, si la position indépendantiste reste minoritaire sur le territoire, une large majorité d’élus se dégage depuis la fin des années 1990 en faveur d’une nouvelle forme de reconnaissance institutionnelle du territoire dont la nature reste à préciser, afin de garantir l’expression de la culture et de la langue basques.

L’on suivrait également Cardinal et González Hidalgo (2012 : 57) lorsqu’elles suggèrent d’approfondir la notion de complétude institutionnelle en comparant des degrés de complétude, le groupe qui possède un réseau complet d’institutions pouvant le mieux combler les besoins de ses membres. Les ressources que possèdent les groupes prennent dès lors une place centrale dans l’explication. Ces auteures soulignent par ailleurs qu’en milieu francophone, la notion de complétude institutionnelle a pris une grande importance politique dans les années 1980 en venant soutenir une revendication d’institutions propres à ces groupes. En Pays basque français, les mobilisations sociétales autour de la langue basque répondent à une motivation similaire. À l’importance de doter les francophones hors Québec d’une complétude institutionnelle sur le plan économique (Breton, 1985) répondent en Pays basque les versions actualisées du slogan régionaliste des années 1970 « vivre et travailler au pays », à l’origine du mouvement pour l’agriculture paysanne et du mouvement coopératif. La question de l’usage de l’euskera dans les milieux économiques fait l’objet de campagnes spécifiques de la part du mouvement social, campagnes où l’argument politique (la langue, pour survivre, doit être utilisée dans tous les aspects de la vie sociale) est renforcé par un argument fonctionnel (la langue basque comme ressource pour les relations économiques, notamment transfrontalières). La monnaie locale, l’eusko, lancée en 2012 témoigne également d’une double valorisation de la consommation locale et de l’usage de la langue basque dans les échanges économiques. Plusieurs campagnes sont menées en faveur de l’extension de la complétude institutionnelle dans de nouveaux domaines, dont la santé et les services sociaux. Certaines organisations du mouvement social, comme Euskal Herrian Euskaraz (en langue basque au Pays basque), prônent une forme de militance linguistique des usagers tenus d’exiger des services en basque, gérés par et pour les bascophones. La nature transfrontalière de ces mouvements explique une telle position, routinière dans la Communauté autonome basque mais perçue comme maximaliste en contexte français (Amado Borthayre, 2012). Bon nombre de militants culturels s’exprimeront également en faveur de l’enseignement obligatoire de la langue basque à l’école publique, ce caractère systématique contribuant selon eux à dépolitiser la question de la langue et à l’éloigner de son image ethnique (Pierre, 2013 : 116). Ces positions contribuent, avec l’ensemble du spectre des revendications linguistiques, à publiciser (Gilbert et Henry 2012) la question du devenir de la langue basque et à inscrire l’enjeu sur l’agenda politique territorial.

Un processus d’institutionnalisation confronté à trois nouveaux enjeux

Ce processus d’institutionnalisation incomplète se trouve aujourd’hui confronté à trois nouveaux enjeux qui peuvent soit consolider, soit fragiliser ce processus. Premièrement, le renforcement de la fonction de mise sur agenda de la question linguistique et culturelle s’inscrit dans un contexte territorial où le modèle de gouvernance territoriale basque, vu comme exemplaire dans les années 1990-2000, marque le pas. Pour le collectif Batera, qui se constitue en 2002 autour de l’enjeu de la reconnaissance institutionnelle du territoire et la co-officialité de la langue basque, « si ce mode de gouvernance a permis un dialogue permanent entre élus et société civile, il n’a permis de répondre ni au besoin de reconnaissance institutionnelle, ni complètement à l’ambition du projet de territoire » (CTPB, 2013 : 5). La mise en place d’une collectivité territoriale spécifique est vue comme l’outil institutionnel le plus adéquat pour répondre aux défis de la mutation du territoire : « l’hyper-attractivité du territoire met en péril la cohésion sociale par la pression sur le foncier et l’immobilier, questionne le potentiel économique à l’heure où le Pays basque est devenu un carrefour d’échanges creuset de flux européens » (ibid. : 5). Élus et acteurs de la société civile s’engagent à compter de 2010-2011 dans une stratégie en faveur d’une collectivité territoriale à statut spécifique, au sens de l’article 72 de la Constitution. En 2010, la pétition de Batera en faveur d’une Collectivité territoriale Pays Basque recueille 35 000 signatures. Les deux tiers des maires du Pays basque se prononcent en sa faveur. À l’échelle française, le débat autour de la réforme des collectivités locales se tient en 2009-2010. Des propositions émanent du territoire et des parlementaires basques, mais celles-ci ne sont pas prises en considération. La suppression de l’adossement juridique des « pays » fragilise l’expérience basque. À la suite d’un rapport de deux juristes de l’Université de Pau, le Conseil de développement du Pays basque en avril 2012 puis le Conseil des élus en novembre 2012 se prononcent en faveur d’une collectivité territoriale « à statut particulier de niveau départemental dotée de compétences supplémentaires ». La Collectivité territoriale fonctionnerait sur un trépied : une Assemblée élue, un Conseil exécutif, politiquement responsable devant l’Assemblée, une instance de concertation avec la société civile. Cette formule gagnerait en légitimité démocratique et permettrait d’adosser un ensemble de compétences jusque-là réparties entre État, région, département, intercommunalités et communes. Elle ne disposerait cependant pas de compétences proprement législatives, incompatibles avec le cadre constitutionnel. Début 2013, une coordination se met en place pour porter le projet de Collectivité territoriale avec le Conseil de développement, la Chambre de commerce et d’industrie du Pays basque, le Biltzar (assemblée) des communes, la plateforme Batera. Le projet se heurte rapidement à une fin de non-recevoir de la part du gouvernement. En mai 2013, Manuel Valls, alors ministre de l’Intérieur, déclare que « ni un département basque, ni une collectivité territoriale basque, du point de vue du gouvernement, ne sont à l’ordre du jour[20] ». Le 27 juin 2014, le préfet des Pyrénées-Atlantiques propose deux formules institutionnelles alternatives à celle du Conseil des élus du Pays basque : le pôle métropolitain d’équilibre territorial, ou une grande institution intercommunale unique, cette dernière formule emportant l’adhésion des élus et de la société civile[21].

Deuxièmement, pour les cercles culturels et pro-euskera, ce nouveau contexte conduit à deux changements en termes d’action collective. D’une part, le début d’institutionnalisation des politiques linguistiques et culturelles génère de nouvelles ressources pour des organisations en quête de soutien ainsi que de nouvelles opportunités de carrière pour des militants. Les milieux militants se retrouvent ainsi engagés dans l’apprentissage du compromis et de la captation des ressources institutionnelles, allant jusqu’à adopter la grammaire en apparence dépolitisée de la gouvernance territoriale (Lacroix, 2011 ; Ségas, 2004). Le militant devient expert, tout en conservant sa fonction tribunitienne. D’autre part, l’institutionnalisation joue aussi un rôle de régulation économique dans un processus de consolidation relative d’une économie de la culture et de la langue basque, marquée par la professionnalisation et l’émergence d’un micro-marché culturel transfrontalier. Édition, matériel pédagogique en basque, littérature, musique, danse, etc. : les cercles militants aspirent, avec l’instauration d’une économie culturelle, à une situation de complétude institutionnelle dans laquelle serait en vigueur une « organisation sociale où la langue et la culture sont vécues de façon presque continuelle dans les divers domaines de l’existence » (Breton 1985 : 77). Le micro-marché culturel génère incidemment de nouvelles formes de concurrence en temps de crise. Plusieurs organisations transfrontalières où le « Nord » était classiquement soutenu par les ressources plus conséquentes du « Sud », dans une logique mutualiste, voient ce soutien remis en cause par la fragilisation économique des organisations du Sud à la suite de la crise économique espagnole de 2008. La culture basque devient, toutes proportions gardées, une niche économique, avec ses ressources et ses contraintes. Dans un sens, le Pays basque français reproduit avec un décalage chronologique la diversification interne des mobilisations linguistiques qu’Ana Larrinaga et Mila Amurrio (2014) observent en Pays basque Sud. Pour ces auteures, le mouvement linguistique basque du Sud a vu se développer deux cadrages distincts. Le premier, politique, relie l’enjeu linguistique à un mouvement social plus large et à des objectifs politiques de transformation sociale alors que le second, d’inspiration managériale ou entrepreneuriale, s’emploie à assigner un espace autonome d’activité à la langue et à renforcer sa présence dans les milieux économiques, sociaux et institutionnels et la professionnalisation de ses opérateurs. On est loin, côté français, du degré d’institutionnalisation du mouvement linguistique observé au Sud. Néanmoins, quelques signes avant-coureurs laissent augurer une tension possible entre cadrages politique et entrepreneurial de la militance linguistique.

Troisièmement enfin, loin s’en faut pour que ces dynamiques se développent dans un climat consensuel et dépolitisé. Le futur de la langue et de la culture basques reste tout, sauf un enjeu technique et pacifié laissé aux mains des bureaucraties territoriales. D’une part, le début d’institutionnalisation de la langue provoque en réaction dans certains milieux de la Côte basque (comme l’association CAP-Vivre ensemble) une réactivation de l’idéologie jacobine s’opposant à toute co-officialité de la langue basque et brandissant le spectre du communautarisme (Pierre, 2013). D’autre part, l’État lui-même joue un rôle ambivalent au nom du principe de légalité. En 2013 l’État attaque des communes qui ont subventionné directement ou indirectement des écoles ikastola, au nom d’une infraction aux dispositions de la loi Falloux de 1850 régulant l’aide des pouvoirs publics aux établissements privés. Analysant un litige similaire survenu en 2003, Isabelle Lacroix (2011) montre comment la fédération des ikastola joue en permanence sur les règles et leur contournement dans ses relations avec l’État, en travaillant dans le même temps toutes les formes de médiations institutionnelles. Incidemment, le débat public qui émerge met également à jour des divergences entre les paradigmes portés par les trois réseaux d’enseignement. Le réseau public promeut un bilinguisme inscrit au coeur de l’école publique républicaine, aspirant implicitement du fait de sa primeur quantitative à intégrer à terme les autres formules dans un modèle unique. Le réseau confessionnel, porteur de l’approche catholique de la subsidiarité, inscrit l’expérience bilingue dans le compromis historique qui fonde l’intégration de l’enseignement catholique dans la laïcité française. L’ikastola, enfin, se pense comme l’école publique et laïque basque par excellence, mais dans un cadre privé associatif faute de structure institutionnelle adéquate. Ces trois paradigmes ont pu s’allier au moment de soutenir le début d’institutionnalisation des politiques culturelles et linguistiques[22]. L’unanimisme initial cède parfois la place aujourd’hui à des frottements, voire à des concurrences résultant du début d’institutionnalisation. Lorsqu’en 2013 une association de parents de l’enseignement bilingue public reproche à l’OPLB de favoriser implicitement le modèle des ikastola au détriment de la filière publique[23], il s’agit non seulement pour l’association d’accéder à des ressources, mais également d’influencer le cadrage de l’action publique. Les stratégies bilatérales de recours au soutien des institutions du Sud se verront également redéfinies par la centralisation des ressources par l’OPLB. Pour limitée qu’elle soit, l’institutionnalisation du territoire basque aura d’ores et déjà modifié le travail politique des mouvements culturels et linguistiques. Enfin, l’institutionnalisation de la politique linguistique pro-euskera rencontre aussi quelques oppositions ponctuelles émanant de la société civile. En janvier 2012, des parents d’une école publique d’Ustaritz signent une pétition contre l’ouverture d’une nouvelle section bilingue français-euskera. Arguant que la ville propose une offre scolaire suffisante en langue basque, les parents préfèrent une école unilingue francophone pour leurs enfants[24]. En réponse, le président de l’OPLB souligne que des parents ne peuvent nier à d’autres parents la possibilité d’avoir le choix d’une éducation bilingue dans cette école. Cette controverse locale signale l’émergence d’une nouvelle formulation du débat public sur la langue. La publicisation de l’enjeu provient cette fois des opposants à l’institutionnalisation, désormais confrontés à une politique publique devenue plus favorable à l’euskera. Le consensus initial en faveur de l’euskera, qui avait lui-même succédé à une longue marginalisation, semble aujourd’hui céder le pas à une nouvelle forme de confrontation argumentaire des principes d’égalité et d’équité (Pierre, 2013) ou, pour le dire autrement, des principes d’égalité formelle et d’égalité réelle. L’évidence n’est plus, comme cela avait longtemps été le cas, du côté des opposants à la reconnaissance publique de l’euskera. Ceux-ci doivent désormais expliciter leurs arguments et opérer une sélection entre des arguments devenus irrecevables comme tels dans l’espace public basque (la langue basque « ne sert à rien », le français est la langue exclusive de l’enseignement et du service public) au profit d’arguments technicisés et, du moins en apparence, moins marqués en valeurs (en insistant, par exemple, sur les effets du développement de l’offre d’enseignement bilingue sur la carte scolaire). De leur côté, les promoteurs de la langue basque peuvent, en mobilisant l’exemple du Sud, avancer un discours sur la normalisation de la connaissance et de l’usage de la langue basque afin de se distancier de toute connotation idéologique. Les espaces de médiation ouverts par l’institutionnalisation de la politique linguistique ont ainsi pour effet de structurer un débat public où les arguments deviennent explicites et dépassent le simple rapport de force diglossique.

Conclusion

La notion de complétude institutionnelle présente un intérêt certain pour le cas de la langue basque en France, à condition de saisir les mobilisations dans leur profondeur historique. Les modalités de la construction stato-nationale française et l’histoire des mobilisations linguistiques et culturelles basques ont conduit à l’établissement d’un régime linguistique singulier et médian sur ce territoire. L’histoire récente s’ouvre sur une première phase d’auto-organisation de la société civile aspirant à doter la communauté des locuteurs bascophones d’une complétude institutionnelle. Les années 1960-1980 ont vécu le remplacement progressif des acteurs religieux par des acteurs séculiers dans le cadrage de cette mobilisation. Confrontées aux limites de l’auto-organisation, les mobilisations ont réorienté leur action collective vers les politiques publiques. L’État y a vu un moyen de renforcer de nouvelles formes de médiation institutionnelles sur un territoire problématique. À partir des années 1990, un début de changement institutionnel endogène s’opère de façon incrémentale, avec une politique d’aménagement linguistique renforcée depuis le mitan des années 2000. Loin s’en faut cependant pour que les nouveaux instruments d’action publique ainsi mis en place soient suffisants pour garantir l’avenir d’une langue confrontée à une situation sociolinguistique qui lui reste défavorable. Il est à ce titre judicieux de parler d’incomplétude institutionnelle pour qualifier la situation contemporaine de l’euskera en France. Le retournement du stigmate associé à la langue, le développement des relations transfrontalières, la normalisation de l’usage public de la langue laissent néanmoins filtrer quelque espoir pour les tenants de la diversité linguistique et culturelle.