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Les juges contre le Parlement ? La conscience politique de l’Ouest et la contre-révolution des droits au Canada n’est pas qu’une dissertation sur la Charte des droits et la judiciarisation de la politique ; David Sanschagrin y propose aussi une analyse de l’influence exercée par certains intellectuels canadiens au cours de la dernière décennie. En effet, ce livre fait oeuvre utile en démontrant « que des intellectuels de l’Ouest, critiques de la judiciarisation du politique, ont influencé les politiques du gouvernement Harper cherchant à freiner la ‘révolution des droits’ » (p. 1).
L’ouvrage est divisé en six chapitres. Dans le premier, l’auteur établit l’arrière-plan définitionnel et contextuel en vue de sa thèse centrale. Entre autres, il définit ce qu’il entend par un « intellectuel ». En se basant sur les travaux de Raymond Boudon et François Barricaud (Dictionnaire critique de la sociologie, Presses universitaires de France, 1990), il le définit comme un individu « [pourvu] d’une certaine expertise ou compétence dans l’ordre cognitif », qui s’engage soit à « promouvoir des valeurs nouvelles », soit « à défendre les valeurs consacrées » et qui, par conséquent, « mobiliserait son capital culturel à des fins politiques en orientant le débat public, notamment à travers la publication et la signature de manifestes dans les médias » (p. 22). Il offre ensuite au lecteur un bref aperçu du discours politique de l’Ouest canadien, mettant notamment en relief ses traits distinctifs américains ainsi que son populisme (p. 23-26). Il conclut ce chapitre en distinguant, de manière préliminaire, les positions idéologiques du défunt Parti progressiste-conservateur du Canada de celles du Parti conservateur du Canada (p. 27-28).
Dans le deuxième chapitre, l’auteur s’intéresse à la pensée d’un groupe d’intellectuels de l’Ouest qui, selon les médias canadiens, forment « l’École de Calgary ». Sanschagrin présente alors les principaux tenants et aboutissants de leurs critiques de la Charte de droits et de la judiciarisation de la politique canadienne. Les six intellectuels de la soi-disant École de Calgary sont, selon lui : F.L. [Ted] Morton, Rainer Knopff, Ian Brodie, Christopher Manfredi, Tom Flanagan et Stephen Harper lui-même. Ce dernier, il ne faut pas l’oublier, a obtenu une maîtrise en économie de l’Université de Calgary, en plus d’avoir collaboré à plusieurs projets avec Flanagan, Knopff et Morton (p. 32). Le lien qui unit ces six intellectuels est leur critique de la Charte canadienne des droits et libertés. Selon eux, la Charte 1) est au service d’une élite postmatérialiste, 2) promeut une réingénierie sociale menée par les groupes minoritaires, 3) augmente le pouvoir de la Cour et du gouvernement fédéral, 4) puis, dans une optique plutôt américaine, aurait contribué à l’effondrement de la division entre les pouvoirs judiciaire, législatif et exécutif (p. 39-51). Bien que ces intellectuels aient « mobilisé leur capital culturel à des fins politiques en orientant le débat public », Sanschagrin critique l’appellation « École de Calgary » en raison d’une tendance à sous-estimer la diversité de leurs travaux (p. 36), sans compter que ces intellectuels de l’Ouest « ne disposent pas d’une revue pour diffuser leurs travaux » (p. 36) et que, contrairement à la « Chicago School », par exemple, les participants de la « Calgary School » ne sont pas tous à l’Université de Calgary (p. 37).
Les deux chapitres qui suivent portent sur l’idéologie. Au chapitre 3, l’auteur décrit en termes généraux un « alphabet idéologique » commençant avec le libéralisme, passant par le conservatisme, le néoconservatisme, le néolibéralisme, le libertarianisme, et finissant avec l’ultralibéralisme. L’objectif du chapitre 4 consiste ensuite à « situer » et à « catégoriser » la pensée des six intellectuels de l’Ouest face à ces idéologies. Selon Sanschagrin, « l’influence prépondérante demeure un libéralisme classique auquel on ajoute un fragment Tory et un brin de réformisme (libéralisme individualiste radical et populisme » (p. 79). De plus, ce libéralisme classique se différencie d’un libéralisme « multiculturel et providentiel » qui favorise la judiciarisation de la politique.
Le cinquième chapitre du livre se concentre sur les critiques marxiste, fonctionnelle et fédéraliste de la Charte. L’auteur y explique que, selon la critique marxiste, la Charte est un instrument de gouvernance qui est « au service des puissants » (p. 93) ; selon la critique fonctionnelle, en protégeant les droits des groupes minoritaires, la Charte nuit à la préservation et à la promulgation de la diversité régionale (p. 97) ; et, selon la critique fédéraliste, la Charte contribue à délégitimer le projet collectif québécois puisqu’elle « s’inscrit dans le sens du projet d’édification nationale canadien pour lequel une seule appartenance libérale individualiste est légitime » (p. 102). Le but, en faisant ressortir ces critiques, est de démontrer comment elles ont été appropriées et remballées par les intellectuels de l’Ouest.
Dans le sixième chapitre, l’auteur élabore sa thèse centrale, c’est-à-dire, rappelons-le, que six intellectuels de l’Ouest canadien « ont influencé les politiques du gouvernement Harper cherchant à freiner la ‘révolution des droits’ ». Pour ce faire, il souligne les changements dans l’application de deux programmes fédéraux qui soutiennent la judiciarisation du politique : 1) le Programme de contestation judiciaire, mis en place par le gouvernement [de Pierre Elliott] Trudeau en 1978, et 2) la Commission de réforme du droit du Canada, mise en place par le gouvernement Trudeau en 1971 – renommée la Commission du droit du Canada en 1996 par le gouvernement [de Jean] Chrétien. Il démontre que le Parti progressiste-conservateur du Canada tout comme le Parti conservateur du Canada, « une fois au pouvoir, ont mis fin aux activités du Programme de contestation judiciaire et de la Commission de réforme du droit du Canada qui étaient en place » (p. 125). Il soutient toutefois que cette décision a été prise par le gouvernement [de Brian] Mulroney pour des raisons purement économiques, tandis qu’elle a été prise par le gouvernement Harper pour des raisons idéologiques. Pour faire ressortir cette différence, il procède à une analyse convaincante des débats à la Chambre des communes et des programmes officiels de ces deux itérations du Parti conservateur.
Sanschagrin conclut son livre en offrant une critique des « idées politiques des intellectuels liés à l’Université de Calgary » (p. 156). Il juge que ceux-ci surestiment les gains réels et l’impact transformateur que peuvent avoir des groupes litigants sur la politique et les institutions canadiennes. De plus, il les critique de ne pas reconnaître que la Cour suprême tend plus à appuyer le statu quo qu’à répondre aux revendications des groupes minoritaires.
La contribution apportée à l’étude de la politique canadienne par Les juges contre le Parlement ? est significative. Par l’entremise de son analyse novatrice de la pensée des intellectuels de l’Ouest et de leur influence sur un gouvernement de droite, David Sanschagrin démontre très clairement que le Canada ne fait pas exception, comme certains l’affirment, au ressac contre un libéralisme « multiculturel et providentiel » et les revendications des groupes minoritaires. De plus, l’auteur offre une contribution originale en affirmant que les intellectuels ont, encore de nos jours, la capacité d’exercer une influence profonde sur la mise en place, ainsi que sur l’interprétation faite des politiques publiques. Cet argument permet au livre de dépasser les frontières du contexte canadien et de le situer face à une riche discussion entre politologues sur le rôle des experts dans la gouvernance démocratique. Une proposition centrale de cette discussion est qu’à l’ère de la mondialisation, les experts et l’État sont en compétition pour exercer une influence sur l’univers social. À l’inverse de cette proposition, le livre de Sanschagrin révèle la présence d’une complicité étroite entre une communauté d’experts et l’État canadien. Ainsi, Les juges contre le Parlement ? La conscience politique de l’Ouest et la contre-révolution des droits au Canada sera utile non seulement au lecteur qui s’intéresse à la politique canadienne, mais aussi à toute personne qui cherche à mieux comprendre comment, et dans quelles circonstances, les intellectuels arrivent à influencer la politique.