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La création des infrastructures de la traite des fourrures dans l’axe du Saint-Laurent et des Grands Lacs, puis dans la région subarctique et dans les Prairies à partir du seizième siècle, a exigé la mise en place d’une série de dispositifs qui, en formant système, ont permis l’articulation de « l’économie de marché européenne », d’une part, et de « l’économie de troc autochtone », d’autre part (Ray, 1998 : 61). Ce système d’articulation semble paradigmatique de la manière dont se sont constitués les rapports de pouvoir dans le monde colonial, mêlant intimement économie et politique, multipliant et intensifiant les échelles hiérarchiques, et se nourrissant d’une certaine indétermination culturelle des signes et des pratiques en jeu (White, 2009 : 25). À bien des égards, la mise en place de cette articulation euro-indigène[1] de l’économie coloniale en Amérique ainsi que son principe et sa pratique ont produit une manière de comprendre le travail, la dette, la liberté et la richesse qui sont d’une grande contemporanéité. Se pencher sur celle-ci contribue à la compréhension de la culture politique issue du travail de constitution de la British North America, précurseur du Canada contemporain et dont l’histoire est intimement liée à la traite des fourrures.

Intervention coloniale par excellence, cette articulation entre économie indigène et économie européenne dans le cadre de la traite des fourrures a constitué le motif et le projet initial d’installation de la colonie de la Nouvelle-France aux dix-septième et dix-huitième siècles. Dans cette foulée, l’intervention anglaise dans le nord-est de l’Amérique a donné lieu à une intervention semblable, accélérée aux dix-neuvième et vingtième siècles, dans le bassin versant de la baie d’Hudson. Le territoire indigène situé dans ce qui allait en 1670 être consacré Rupert’s Land par une charte royale anglaise deviendra le théâtre original de cette vaste industrie de l’exploitation de la fourrure d’animaux sauvages en monoculture et de l’exportation de ces fourrures vers les marchés européens, friands de peaux de castor[2]. Ce théâtre s’étendra dans ce même mouvement du côté du nord-ouest.

Un des traits importants du système d’articulation colonial propre à la traite des fourrures, qui rend particulièrement intéressante l’analyse de ses dispositifs, tient dans le fait que les relations économiques entre compagnies européennes et travailleurs indigènes étaient initialement basées sur le troc, ou l’échange « en nature » (Ray, 1998 ; Morantz, 2002). C’est ainsi dans le contexte d’une pratique d’échange qui longtemps est demeurée non monétarisée – ou qui du moins, comme on le verra, a mobilisé des monnaies corporatives ou privées fonctionnant en vase clos (Gettler, 2013 : 276 ; note 18) – qu’ont pu circuler, d’une part, les fourrures trappées, traitées, transportées et échangées par les groupes de chasseurs et les commerçants indigènes et, d’autre part, des marchandises européennes importées par les différentes compagnies de traite, et notamment la Compagnie de la Baie d’Hudson (CBH)[3].

Un autre trait central de ce système est que la réalité de la trappe des animaux à fourrure était telle que les compagnies qui détenaient des permis de traite à partir du seizième siècle ne possédaient ni les connaissances du territoire ni celles des arts de la chasse, et ne connaissaient pas les rudiments et les conditions de l’organisation collective requis pour être en mesure de récolter eux-mêmes la ressource convoitée (Francis et Morantz, 1983). Aussi les compagnies avaient-elles recours au travail indigène, dont elles dépendaient entièrement, pour profiter de ce commerce qui sera reconnu comme étant, avec la morue, le plus lucratif pendant la plus grande période de l’histoire coloniale du nord-est de l’Amérique. À l’égard de cette dépendance, la question de la « loyauté » des travailleurs indigènes, c’est-à-dire le fait pour une compagnie de s’assurer que les chasseurs reviennent chaque année au poste avec une cargaison de fourrures à échanger, était au coeur des préoccupations et des pratiques des marchands européens pendant toute l’ère de la traite[4].

Ce système d’articulation entre économie indigène et économie européenne, qui a été mis en place pendant cette période complexe de constitution de l’espace canadien et qui en est peut-être l’élément central, était composé d’un ensemble de dispositifs spécifiques, identifiables au sein des pratiques sociales, économiques et politiques qui définissaient et qui jusqu’à un certain point déterminaient les interactions entre les compagnies européennes de traite et les travailleurs indigènes (chasseurs, commerçants, travailleurs saisonniers) avec qui elles faisaient affaire. En particulier, ce dispositif est l’outil par lequel était suscitée cette loyauté des travailleurs indigènes requise pour la possibilité même de la traite.

La notion de « dispositif » mobilisée dans cette enquête suit la définition qu’en a proposée Giorgio Agamben :

Tout ce qui a, d’une manière ou d’une autre, la capacité de capturer, d’orienter, de déterminer, d’intercepter, de modeler, de contrôler et d’assurer les gestes, les conduites, les opinions et les discours des êtres vivants. Pas seulement les prisons donc, les asiles, le panoptikon, les écoles, la confession, les usines, les disciplines, les mesures juridiques, dont l’articulation avec le pouvoir est en un sens évidente, mais aussi, le stylo, l’écriture, la littérature, la philosophie, l’agriculture, la cigarette, la navigation, les ordinateurs, les téléphones portables et, pourquoi pas, le langage lui-même, peut-être le plus ancien dispositif dans lequel, plusieurs milliers d’années déjà, un primate, probablement incapable de se rendre compte des conséquences qui l’attendaient, eut l’inconscience de se faire prendre.

2007 : 31-32

Il sera question dans ce qui suit de quatre dispositifs qui composaient le système d’articulation entre économie indigène et économie européenne dans le cadre du système d’échange proto-monétarisé qui aura caractérisé l’industrie de la traite des fourrures en Amérique du Nord jusqu’au milieu du dix-neuvième siècle et au-delà : l’équivalence, le crédit, les offrandes et les produits manufacturés. En procédant à une description du fonctionnement de chacun de ces dispositifs, il s’agira de démontrer comment ceux-ci entraient en interaction et de rendre compte de la gestion des conduites que cette interaction opérait : gestion des conduites qui se dégageait d’une interface euro-indigène complexe, où les pratiques quotidiennes et individuelles, moulées aux dispositifs en interaction, produisaient une capture du travail et du territoire – ce que l’on peut, de manière très précise, appeler « colonisation ».

En particulier, cette recherche part de l’hypothèse que le système de crédit était le dispositif au coeur de la relation commerciale entre les compagnies européennes et les groupes de chasseurs et de marchands indigènes, et que c’est par la pratique de l’endettement, associé aux autres dispositifs qui seront analysés avec lui, que s’est enclenchée la réorganisation de l’espace indigène en un espace colonial. Il en va de ce que Michael Taussig a appelé, dans son étude des travailleurs indigènes du caoutchouc en Amazonie colombienne, un « fétichisme de la dette » (1987), typique de l’économie coloniale moderne. Ce travail du dispositif de l’endettement se jouait de surcroît dans une zone grise, un epistemic murk (Taussig, 1987), où, comme l’a bien démontré Richard White dans son étude des relations entre indigènes et européens dans la région des Grands Lacs (2009), les significations accordées à la pratique par les parties européenne et indigène étaient différentes, voire opposées, et où pourtant, par cette ambiguïté même, par cette oscillation sémiotique, elles s’articulaient les unes aux autres pour former un système inédit de gestion des conduites, un nouvel usage du travail et une nouvelle organisation de la vie dans le territoire.

L’équivalence

Le dispositif primaire de cette articulation entre économie indigène et économie européenne est le MB standard ou made beaver. Le made beaver est l’unité de mesure de référence créée pour assurer les échanges entre la Compagnie de la Baie d’Hudson et les chasseurs et marchands cris, assiniboines et ojibwés qui fournissaient la compagnie en fourrures pendant pratiquement toute la période du (quasi)monopole de la Compagnie de la Baie d’Hudson, et au-delà.

Since the Indians lacked any concept of money, the Hudson’s Bay Company was forced to devise a scheme which would allow them to keep records of their barter trade. To achieve this end, the company employed the made beaver (MB) as its standard unit of evaluation. It was equivalent to the value of a prime beaver skin and the prices of all trade goods, other furs, and country produce were expressed in terms of MB.

Ray, 1998 : 61-62

Une prime beaver skin, sur laquelle était établie la valeur du MB, était une peau découpée et portée pendant au moins un an fourrure contre peau, dont les poils les plus longs et les plus rudes étaient tombés, et qui se prêtait alors facilement au rasage pour en faire une fourrure de bonne qualité pour la confection (Trigger, 1992 ; Ray, 1998).

Il ne s’agissait pas, précisons-le, d’une monnaie au sens étroit (dont le cours est sanctionné par l’État), puisque le MB n’avait de cours autre que celui fixé par la compagnie anglaise suivant son analyse du marché des fourrures à partir duquel était établi (en négociation avec les chasseurs) le taux d’échange dans chaque poste de traite. Il s’agissait plutôt d’une unité d’équivalence exclusive, ou « monnaie privée » (Gettler, 2013), matérialisée essentiellement sous la forme d’entrées écrites dans les livres de la compagnie (et ce, bien que la CBH ait issu à certaines périodes dans certains secteurs des jetons de métal qui tenaient lieu de MB).

La valeur des marchandises européennes envoyées dans les postes de traite de la baie d’Hudson était indiquée selon un standard officiel d’échange (Official Standard of Trade) établi en MB, et les fourrures apportées par les chasseurs et marchands indigènes étaient évaluées à partir d’un standard comparatif (Comparative Standard of Trade) qui permettait de ramener tout type de fourrure trappée et échangée au MB. Ainsi, le MB était le pivot d’un mécanisme de mise en équivalence qui permettait de faire circuler sur un même plan de valeur tous les types de fourrures et tous les produits manufacturés disponibles dans les magasins des postes. C’est à partir de ce plan d’équivalence que le travail indigène et le marché des fourrures européen pouvaient, dans le contexte d’une économie de troc et où la valeur de la fourrure était établie sur les marchés métropolitains, s’articuler et donner lieu au commerce des fourrures.

Or, les chasseurs et marchands indigènes étaient très attachés au standard officiel et une fois qu’ils l’avaient accepté, ils en changeaient difficilement (Francis et Morantz, 1983 ; Ray, 1998 ; Morantz, 2002). Ils n’étaient pas au fait, ni n’avaient les moyens de l’être, de la fluctuation des marchés métropolitains. La compagnie devait être prudente dans la modulation de la valeur du MB, toujours décidée par le conseil de la compagnie à Londres, de manière à éviter de s’aliéner les travailleurs indigènes et de perdre leur « loyauté ». Elle devait ménager la susceptibilité de ces derniers dans la mesure où ceux-ci pouvaient décider de se tourner vers la Compagnie du Nord-Ouest (concurrente féroce de la Compagnie de la Baie d’Hudson entre 1783 et 1821) ou pouvaient décider de refuser de fournir les fourrures correspondant à l’augmentation du prix (Ray, 1998 : 61 et suiv.).

Pour pallier ces difficultés liées à la négociation des modulations de la valeur du MB, les gérants des différents postes de traite ont fini par développer leur propre standard (factor’s ou double standard), par lequel ils haussaient localement le prix des marchandises de la liste standard – et constituaient ce faisant un lieu de négociation à la pièce entre les chasseurs et marchands indigènes et les postes de traite. Le standard officiel, dicté par la compagnie, a donc fini par fournir un cadre général (une liste des prix minimums) pour négocier localement les échanges.

Aussi, de manière assez systématique, les postes de traite arrivaient à vendre au-dessus du standard établi par la compagnie et à dégager un surplus local, appelé overplus : « the value of the goods traded was always less than that of the furs due to the application of the double standard. The magnitude of this difference, or the value of the overplus, depended on competitive conditions. » (Ray, 1998 : 65) Les gains obtenus par ce biais étaient en partie réinvestis dans le commerce de la fourrure, notamment, aux dix-huitième et dix-neuvième siècles, en finançant les offrandes destinées à solidifier les alliances avec les différents groupes de chasseurs et commerçants indigènes avec qui traitait la compagnie (il sera question de ces offrandes plus loin).

L’instauration du made beaver a permis de convertir le travail indigène en valeur sur le marché européen, sans toutefois que ces travailleurs aient accès à ce marché : ils n’étaient pas (au moins jusqu’au milieu du dix-neuvième siècle) payés en espèces, restaient coupés de l’économie monétarisée et ne contribuaient au marché que s’ils étaient attachés à une compagnie qui, dans le cas de la Terre de Rupert, détenait avec eux le monopole de la traite pendant certaines périodes. Ce monopole et la faible transférabilité du MB (Gettler, 2013 : 280) faisaient en sorte que les travailleurs indigènes n’avaient généralement que marginalement la possibilité de jouer de la compétition entre les différentes compagnies de traite ou de s’inscrire dans le marché autrement que par ces compagnies. Leur accès au marché européen passait alors exclusivement par la CBH ou une de ses concurrentes et la CBH, en instaurant le MB, créait un marché local où seuls les gérants de postes avaient accès (par le biais de la direction de la compagnie) à l’information concernant le marché européen pour fixer et négocier les prix, et à la possibilité de générer des surplus en fonction de ce marché[5].

Le MB était un dispositif d’équivalence qui facilitait les transactions locales dans le but de faire circuler les fourrures entre l’économie indigène et l’économie européenne, tout en attachant très concrètement les travailleurs indigènes à la CBH, ou à tout le moins, en situation de concurrence, au groupe des compagnies de traite. C’est par cette fonction que l’on peut qualifier le MB de dispositif, référant à ce qui a la « capacité de capturer, d’orienter, de déterminer, d’intercepter, de modeler, de contrôler et d’assurer les gestes, les conduites, les opinions et les discours des êtres vivants ». En l’occurrence, le MB permettait d’organiser l’activité des travailleurs indigènes selon les paramètres du marché (ils vendaient et achetaient en fonction de la fluctuation des prix), sans toutefois que ceux-ci participent à ce marché, sinon marginalement (les transactions se faisaient dans le cadre d’un système d’équivalence exclusif opéré dans une situation monopolistique ou quasi monopolistique et, jusqu’au dix-neuvième siècle et même jusqu’au vingtième en certains endroits, sans circulation de monnaie sanctionnée par l’État).

Le crédit

Un des traits les plus marquants du système de la traite des fourrures, et en particulier de la relation commerciale entre chasseurs indigènes et compagnies européennes dans ce contexte, est la pratique systématique du crédit : « as applied to the fur trade, the practice of extending credit involved an advance of merchandise to the hunter by the trader » (Morantz, 2002 : 203). La pratique consistant à donner une avance en marchandises qui devra être remboursée en fourrures l’année suivante remonte aux premiers temps de la colonie française, au début du dix-septième siècle. Arthur J. Ray (1998 : 137-138) définit ce système de crédit de la manière suivante : « In their attempts to assure themselves of a portion of the returns of future Indian hunts, the various European trading groups gave the Indians sizeable advances of goods, particularly in the autumn and to a lesser extent in the spring, hoping that they would be able to collect these debts the following season. » Il précise que cette avance prenait la forme de marchandises, en particulier d’équipement pour la chasse, d’armes et de munitions, d’instruments de cuisine et d’outils de métal.

Ce système de crédit a été introduit en tant que stratégie commerciale (et politique) par les compagnies :

Given that the animal populations fluctuated and climatic conditions often limited hunting success, the company recognized that there were times when the ability of the hunter to obtain furs was beyond his control. To have denied him essential items such as metal tools, twine, or cloth would have meant the hunters had to devote greater time to hunting, such game as fish, ptarmigan, and caribou for food and clothing. Without these essential tools, in poor fur years, the hunter might have starved. A dead hunter could not produce furs for the company, nor could one who had to a [sic] pursue caribou or fish all the time, using old methods and tools, such as stone-tipped bows and arrows or spears.

Morantz, 2002 : 31

Une « avance » au chasseur qui correspondait à la valeur anticipée de la trappe de l’année suivante (toujours en marchandise) le gardait disponible pour le travail de collecte de fourrures (plutôt que de chasser pour sa nourriture ou de fabriquer ses outils et ses vêtements), ce qui favorisait la « loyauté » de celui-ci auprès de la compagnie créancière devant les autres compagnies, et auprès d’un poste devant les autres (une dette exigeant d’être remboursée, elle rendait le chasseur redevable).

De plus, comme le souligne Toby Morantz, la compagnie, en fournissant la base nécessaire aux indigènes, s’assurait de garder leur force de travail en vie et active, condition fondamentale de la possibilité et de la rentabilité de l’entreprise. On désignait la contraction d’une dette par l’expression taking trust ou taking debt (Morantz, 1990 : 205) et on disait d’un chasseur qu’il était alors debted (Tough, 1996 : 17) ou trusted (Francis et Morantz, 1983). Dans tous les cas, parce que c’était la compagnie qui déterminait le cours du MB standard qui était l’unité d’équivalence utilisée pour ces échanges, en ajustant le prix des marchandises, elle pouvait limiter les frais engagés dans le système de crédit : elle achetait les fourrures à bas prix et vendait les marchandises à prix élevé (Morantz, 1990 : 219).

Selon Morantz, le système de crédit visait à répondre à une situation de marché de vendeurs, dans lequel la compétition qui à certaines époques a existé entre les différentes compagnies exigeait des moyens de retenir les chasseurs et de s’assurer de leur loyauté. Ray note par ailleurs à propos de cet aspect de la compétition que la multiplication des postes de traite au sein même de la Compagnie de la Baie d’Hudson a fait en sorte que certains chasseurs contractaient une dette à un poste donné pour ensuite vendre à un autre l’année suivante, récoltant ainsi le double du paiement pour la même cargaison de fourrures (c’est-à-dire qu’en passant d’un poste à l’autre le chasseur échangeait sa cargaison de l’année contre de nouvelles marchandises plutôt que de régler la dette ayant permis de financer sa saison de chasse). Pendant les périodes où d’autres compagnies – d’abord les commerçants français et ensuite la Compagnie du Nord-Ouest et autres pedlars canadiens – faisaient compétition à la CBH[6], les groupes de chasseurs indigènes divisaient leur loyauté entre les différentes compagnies européennes, au gré des prix et de la qualité des marchandises (Morantz, 1990 : 207).

Malgré cette dimension de compétition, la littérature suggère que les chasseurs indigènes remboursaient généralement leurs dettes, même s’il arrivait que certains le fassent sur plus d’une année et, à l’occasion, que des chasseurs ne remboursent pas du tout leur dette. Dans certains cas, par exemple celui d’un chasseur très malchanceux ou démuni qui n’allait visiblement pas réussir à rembourser, il arrivait que la compagnie réduise la dette ou même l’annule, ce qui s’appelait une « donation » (Morantz, 2002 : 31). Or, suivant les sources citées par Morantz, le non-paiement d’une dette envers la CBH chez les Cris était plutôt l’exception, et les chasseurs payaient en général toujours leurs dettes, le plus souvent annuellement. Si effectivement les chasseurs faisaient tout ce qui était en leur pouvoir pour honorer leurs dettes, cela suggère de beaucoup nuancer les assertions précédemment rapportées selon lesquelles il s’agissait d’un marché de vendeurs où les chasseurs et les commerçants indigènes jouaient de la compétition pour maintenir des avantages et déjouer le système de crédit. Il est néanmoins exact que les compagnies ont toujours eu à coeur de ne pas « s’aliéner » par leurs pratiques les travailleurs indigènes et de cultiver leur « loyauté », et donc leur accorder du crédit faisait partie de cette stratégie.

Notons encore que s’il s’agissait d’un marché de vendeurs, cela est vrai surtout pour les groupes de chasseurs qui passaient la plus grande partie de l’année sur leurs territoires et qui n’avaient pas ou peu de contacts avec les traiteurs européens (sauf l’été au moment du commerce), mais cela l’est moins pour ce qui est des Homeguards ou des Village Indians, ces travailleurs indigènes qui vivaient et travaillaient aux postes de traite ou dont les territoires se trouvaient à proximité de ceux-ci, et dont la subsistance était beaucoup plus liée à la compagnie, surtout à partir du dix-neuvième siècle (Francis et Morantz, 1983). Cette dernière se servait alors du crédit (en l’accordant, en effaçant une dette ou en le refusant) pour exiger de ces groupes des prestations en travail, par exemple la production de raquettes, la construction et la réparation de canots, le transport et la manutention des marchandises, ou la pratique de la chasse au gibier pour nourrir les habitants du poste (Morantz, 1990 ; 2009). En fait, Ray (1984, cité dans Morantz, 1990) a démontré que le système de crédit, au final, servait pour beaucoup à subventionner les activités parallèles à la traite, et notamment le maintien des travailleurs indigènes des postes (qui en pratique, par le système des avances, fournissaient directement du travail pour leur subsistance).

Enfin, il semble que les travailleurs indigènes ne pouvaient pas mettre en banque du crédit qui leur était accordé d’une année à l’autre. Le total du crédit accordé devait être échangé immédiatement en marchandises : « to wipe out his credit balance, a hunter had to take out goods (needed or not) in addition to necessary supplies » – ce qu’on appelait les sundries (Morantz, 1990 : 213). Comme la compagnie refusait qu’un chasseur puisse ne pas échanger en marchandises toutes ses fourrures pour une année donnée, elle l’empêchait donc de se ménager du crédit en prévision de besoins futurs (cette supposition étant toute théorique, puisqu’il est difficile de savoir si le crédit a pu être conçu dans une telle optique par les chasseurs). Les chasseurs n’avaient néanmoins aucune latitude par rapport à la gestion de leur crédit et devaient toujours se placer en situation de dette maximale (définie à partir de la valeur du MB) sur une base annuelle.

Il est difficile devant ces caractéristiques du système de crédit d’accepter l’interprétation (Francis et Morantz, 1983 ; Morantz, 1990 ; 2002) selon laquelle il s’agissait, dans la traite des fourrures, d’un partenariat relativement égalitaire entre nations commerçantes où chaque partie avait le loisir de négocier les conditions du partenariat et d’influencer le cours du commerce : le crédit assurait la survie physique des indigènes et les obligeait en retour à la prestation de travail, dans un contexte où les transactions de crédit se réalisaient à l’aide d’un numéraire (le made beaver) qui ne donnait accès à aucun marché, le prétendu marché de vendeurs étant par ailleurs limité par l’exercice même partiel du monopole de la CBH et mis en doute par le fait bien établi que les travailleurs indigènes payaient généralement leurs dettes avec application, et où enfin le crédit, avant l’introduction des jetons et de la monnaie aux dix-neuvième et vingtième siècles, ne pouvait être ni accumulé ni payé en espèces[7].

Le crédit, articulé au MB, constituait un dispositif extrêmement rigide pour l’organisation des relations commerciales entre les compagnies européennes et les travailleurs indigènes. Toute la relation économique s’organisait autour de la constitution de cette dette, qui en devenait le témoin et la mesure (économique et morale), et instaurait une relation permanente de créditeur à débiteur en son sein, le travailleur étant perpétuellement endetté envers la compagnie. La dette était la définition pratique de la « loyauté » qui a tant occupé les correspondances entre les postes et la direction métropolitaine de la CBH.

Les offrandes

Toby Morantz s’est spécifiquement penchée sur l’histoire du système de crédit de la CBH. Bien qu’elle admette que la manière dont les travailleurs indigènes concevaient le système de crédit constitutif du commerce des fourrures est bien peu connue (2002 : 204), elle établit un certain nombre de lignes d’interprétation à partir du cas cri, reprises ici pour en faire l’analyse.

Ses travaux suggèrent d’abord qu’il n’existe pas de mot dans la langue crie pour désigner une dette. Le mot utilisé pour référer au crédit dans le contexte de la traite des fourrures est missinhe jou, qui signifie « il écrit », et lorsqu’on réfère en cri au fait de rembourser une dette, on dit « briser l’écrit » (Morantz, 1990 : 221). Appréciation très littérale du système de crédit, s’il en est, qui fournit ici une indication quant à l’anthropologie que les Cris faisaient des pratiques européennes : « ils écrivent et biffent l’écrit », et cela s’appelle « une dette et l’effacement d’une dette ». Il n’y a pas de concept autre que celui de la description du rituel européen annuel où il est question de « dette » et qui implique la pratique de l’écriture.

Morantz signale ensuite que tous les chasseurs cris faisaient toujours usage du système de crédit, même quand ils n’en avaient pas besoin. La dette n’était donc pas un recours occasionnel dont on faisait usage au besoin. Il s’agissait d’une pratique à laquelle on acceptait de se prêter systématiquement, indépendamment de sa situation économique individuelle. « In all likelihood, écrit-elle, [they were] viewing debt as part of their complex of social obligations. » (Morantz, 2002 : 31) Il y aurait donc un autre contexte à partir duquel appréhender le système de crédit, un contexte social et politique indigène, qui réfère à la logique des « obligations » plutôt qu’à la logique de la nécessité économique. Cet usage cri du système de crédit qui répondrait à une logique sociale d’obligation se comprend en effet par l’existence de trois pratiques courantes de la traite des fourrures, documentées par Morantz mais aussi par l’ensemble des historiens qui ont dépouillé les archives des compagnies européennes de traite. Elles sont reprises ici une à une.

Premièrement, les chasseurs cris auraient utilisé le système de crédit pour en faire une institution de promotion du statut social – l’importance du crédit accordé à un chasseur étant un indicateur de son talent de chasseur (ibid. : 31). Dans ce contexte, la dette représentait un crédit accordé en fonction de la productivité, une reconnaissance de la part d’une instance extérieure à la communauté, et elle était recherchée par les chasseurs comme une marque de prestige. Les compagnies, en quelque sorte prises à ce jeu et cherchant à nourrir une relation de dépendance avec les chasseurs, se voyaient contraintes de soutenir ceux-ci pendant toute leur carrière par le biais du crédit, finançant ce prestige. Ces chasseurs, on peut le déduire, voyaient augmentées par l’attribution de ce crédit leurs capacités à nourrir leur groupe, à assurer la subsistance, à pourvoir à la vie, capacités qui entraient dès lors dans l’économie de l’autorité politique propre aux sociétés de chasseurs-cueilleurs, chez qui celui qui sait nourrir jouit d’une forme concrète d’influence (Francis et Morantz, 1983). Morantz remarque en outre qu’à Moose Factory, dès le début du dix-huitième siècle, le crédit aux chasseurs était devenu une « coutume » (2002 : 205). Ainsi, une dimension traditionnelle, celle qui par le rituel du crédit soulignait la qualité d’un chasseur et l’alliance entre celui-ci et la compagnie, se développait dans le cadre de l’articulation coloniale requise par l’implantation de la traite.

Deuxièmement, une conception forte d’obligation mutuelle définissait le rapport des chasseurs à la compagnie dans la perspective crie : « the Cree hunter trapped for the company and in turn the company assumed the responsibility to look after him » (ibid. : 31). L’échange n’en était pas un de marchandises, mais plutôt l’effectuation d’une relation de soutien mutuel. Le fait de chasser pour la compagnie ne signifiait pas chasser pour soi (pour se nourrir), mais plutôt chasser pour l’autre qui en a besoin, la compagnie, qui, elle, en retour, pourvoyait de la même manière aux nécessités du chasseur.

Les indigènes interprétaient le système de crédit comme la part manifeste d’une forme d’alliance, le fait d’une institution de réciprocité, réitérée par les mêmes gestes d’année en année, et il était entendu que les traiteurs européens prennent en charge les chasseurs et les commerçants indigènes et leurs familles dans le besoin. Le crédit était contracté du point de vue indigène sous le mode de l’alliance, qui engageait au support mutuel, et à l’aide alimentaire en particulier – ce que représentait concrètement la chasse ; l’indigène chassait pour la compagnie, la compagnie soutenait la chasse de l’indigène. Il a d’ailleurs été mentionné plus tôt que lorsque la compagnie modifiait le prix d’échange, les indigènes en étaient extrêmement irrités et vivaient ces gestes comme une trahison. Cet attachement au système de crédit s’est vérifié lorsque, à différentes reprises, la Compagnie de la Baie d’Hudson a tenté de limiter ou d’abolir la « vieille tradition » du crédit (Ray, 1990 : 195 et suiv. ; Frenette, 1994 : 73)[8].

Troisièmement, et c’est l’élément qui importe le plus dans la présente analyse, il est connu que les protocoles d’alliances politiques du monde indigène comportaient des pratiques d’offrandes, signes d’affirmation de l’amitié qui liait les parties (que l’on a appelé « économie du don » dans l’anthropologie du début du XXe siècle). À ce titre, échanger des marchandises, du point de vue indigène, ne pouvait faire autrement qu’impliquer une forte dimension politique. Comme le rapporte Bruce Trigger à propos des sociétés agricultrices wendates, « le commerce intertribal était si ancré dans les institutions sociales et politiques que commerce et paix étaient pratiquement synonymes et que les commerçants indiens refusaient de marchander le prix des objets individuels » (1992 : 269). Ainsi, les compagnies de traite, cherchant une relation économique, ont dû jusqu’au dix-neuvième siècle se plier systématiquement aux différentes modalités de ces pratiques politiques d’offrandes mutuelles, parfois coûteuses, qui liaient constitutivement commerce et diplomatie.

À l’occasion des rencontres annuelles d’échange dans les environs des postes de traite, des cérémonies protocolaires préalables étaient tenues, où les marchands européens offraient en guise de gages d’alliance du tabac, des billes de nacre, du rhum et du brandy (Ray, 1998 : 65). Les chasseurs et marchands indigènes offraient pour leur part des fourrures en surplus de celles qu’ils allaient échanger par la suite. Dans ce contexte, les quantités d’alcool et de tabac offertes ont régulièrement augmenté au fil des années. Les indigènes refusaient parfois même de commercer s’il n’y avait pas de barils de brandy à la clé. Les pratiques devenaient plus exigeantes, régulées : « By the late-eighteenth century it became commonplace for band leaders to dispatch a few of their men to the trading houses a few days in advance of their arrival in order to pick up tobacco. After obtaining it, these men would return to the band and the group would begin celebrating and smoking before they reached the post. » (ibid. : 142)

De même, la CBH a développé la pratique de présenter des offrandes à ceux qu’elle identifiait comme les chefs de groupes de chasse (Morantz, 1990 : 209 ; Ray, 1998 : 137 et suiv.), en toute probabilité plutôt des chasseurs prééminents. Elle a développé un système de récompenses et d’honneurs spécifiques à ceux que la Compagnie faisait alors « capitaines » et « lieutenants », dans le but à la fois de susciter loyauté (en particulier pour stabiliser le système de crédit dans le contexte de la multiplication des postes de traite après 1763) et de mettre en place une certaine hiérarchie parmi les chasseurs. Ces capitaines, et dans une moindre mesure les lieutenants, recevaient un costume de la part de la compagnie et pouvaient bénéficier d’honneurs et de largesses exclusives lors du passage de leur groupe au poste, largesses plus ou moins proportionnelles au nombre de chasseurs qu’ils arrivaient à amener au poste avec eux : la compagnie les parait alors de vêtements militaires, leur offrait divers présents, les faisait boire et les invitait dans les quartiers de la compagnie pour leur faire honneur. L’« overplus » (profit dégagé localement par l’écart entre le MB standard et le double standard) était notamment utilisé à ces fins. C’est dire que la Compagnie de la Baie d’Hudson finançait sa diplomatie à même le travail des indigènes (par la plus-value récoltée dans les échanges et par le crédit) que cette politique servait à fidéliser.

Si certains auteurs ont pu dire que les compagnies de traite ne tentaient pas de contrôler les travailleurs indigènes, que ceux-ci étaient gardés at arm’s length, et que leur juridiction ne s’appliquait pas aux groupes de chasseurs qui ne travaillaient pas sur les lieux des postes (tel que rapporté par Burley, 1997 et encore par Cavanagh, 2011), l’institution de la capitainerie demeure une zone grise à cet égard : « Once the Indians have accepted these European symbols of political authority and allegiance, the trading companies attempted to use the symbols to manipulate the Indians. For example, if a band failed to obtain a sufficient quantity of furs or provisions to pay off its debts, the band leader was denied the symbols of office. » (Ray, 1998 : 139-40)

Éventuellement, la pratique rituelle des offrandes a été utilisée par les compagnies pour augmenter le statut des chefs de bande, qui étaient soumis (au moins jusqu’au dix-huitième siècle) à des exigences particulières de générosité, et pour se les attacher.

En contribuant à créer une chefferie, et ainsi à stabiliser la vie politique des bandes par le biais des offrandes, l’insertion de la compagnie dans les pratiques traditionnelles favorisait la fidélité des débiteurs, de plus en plus recherchée dans un contexte d’augmentation de l’endettement des chasseurs. Le nombre de chefs s’est donc considérablement accru avec la généralisation du crédit et l’intensification de la politique de loyauté des compagnies, et cela a augmenté en conséquence la demande en offrandes pour soutenir la compétition entre les chefs, qui se devaient de se montrer plus généreux les uns que les autres.

Des offrandes étaient aussi fournies à certains personnages indigènes influents du commerce pour qu’ils puissent inviter de nouveaux groupes de chasseurs à participer à la traite en se les associant politiquement. Parfois un employé de la compagnie pouvait être envoyé depuis le fort pour rencontrer un groupe de chasseurs autonomes et les inciter à participer à la traite, en leur présentant un grand éventail d’articles de commerce européens qu’il leur serait possible d’obtenir en poursuivant des relations commerciales avec la CBH (ibid. : 67) : fusils, couvertures, manteaux et pardessus, ciseaux, pinces, haches, pierres à feu, peignes d’ivoire, verres grossissants, poudre et balles, couteaux, clochettes, billes de nacre, filets de pêche, chaudrons, tabac.

En outre, les compagnies ont éventuellement instrumentalisé l’usage rituel des offrandes (en d’autres termes le système de diplomatie indigène) pour encourager des traités de paix entre différents groupes indigènes dans le but de pacifier les territoires de trappe et de commerce, en fournissant par exemple à certains groupes intermédiaires les offrandes à présenter aux groupes qu’ils souhaitaient s’allier. À ce titre, la CBH a exercé très explicitement des fonctions diplomatiques sur le territoire de la Terre de Rupert, comme le lui permettait sa Charte (de 1670), s’il s’agissait des moyens à mettre en oeuvre pour protéger et faire fructifier son monopole sur la traite (Cavanagh, 2011).

Entrent enfin dans cette catégorie des offrandes propres aux relations politiques entre les groupes indigènes la pratique des alliances par mariage (ou concubinage), qui a été utilisée officieusement par les compagnies et qui a marqué les débuts et le développement de l’industrie de la traite des fourrures : les engagés, mais aussi les gérants de poste et les employés des compagnies, Anglais, Écossais, Canadiens, ont contracté régulièrement des unions avec des femmes indigènes et ces unions, comme ces femmes, ont joué un rôle important dans la mise en place du pacte social et politique qui facilitait les activités de la traite et elles ont contribué à la politique de maintien des forts qui abritaient les postes de traite dans le territoire indigène (Van Kirk, 1980)[9]. Les échanges entre les travailleurs indigènes et les compagnies s’y voyaient non seulement scellés par des liens familiaux, mais, surtout, ces unions ont donné lieu à des générations d’enfants métis qui formeront une grande partie de la main-d’oeuvre de l’économie subarctique à partir du dix-neuvième siècle (Adams, 1989).

Ray (1998 : 141) écrit que ces entreprises diplomatiques de la CBH n’ont pas toujours atteint leur cible, dans la mesure où elles ont créé des tensions et des factions entre les nations indigènes, générant un climat politique instable, au final peu propice au commerce des fourrures. De la même manière, de nombreux conflits et situations problématiques ont été engendrés par la vie familiale interethnique dans les postes de traite et entre les groupes de chasseurs et les compagnies – au point où la Compagnie de la Baie d’Hudson a tenté avec plus ou moins de succès d’interdire à ses employés de se marier « à la façon du pays » (Van Kirk, 1980) ; de même pour les offrandes en alcool, que la CBH a bannies au dix-neuvième siècle (Francis et Morantz, 1983). À un autre niveau, cependant, on le verra plus loin, l’opération de séparation des travailleurs indigènes et de leurs moyens de production s’est réalisée à travers ces politiques, nonobstant leurs ratés à moyen terme.

Si dans sa pratique indigène le crédit, les offrandes et les alliances par mariage prenaient place dans un « complexe d’obligations sociales » et, faut-il ajouter, politique, dans le commerce des fourrures, cette pratique est devenue un moyen pour les différents postes de traite de susciter la loyauté des chasseurs et commerçants indigènes, de sécuriser par ce biais le système de crédit (à savoir d’assurer le paiement annuel des dettes contractées par les chasseurs), éventuellement d’augmenter le réseau de prélèvement et d’échange auquel les compagnies avaient accès (en s’alliant de nouveaux groupes de chasseurs) et d’inscrire au sein des groupes de travailleurs un système hiérarchique (par la création de la capitainerie). Cela, dans un contexte où la capacité des commerçants européens de fournir des marchandises était à long terme pratiquement illimitée (contrairement à la ressource naturelle exploitée et de laquelle les indigènes tiraient leur subsistance), ceux-ci étant branchés par le cordon colonial maritime sur l’économie industrielle naissante et en plein essor en Europe du Nord[10].

Les produits manufacturés

Le rôle joué par la dépendance croissante des indigènes aux marchandises européennes dans l’évolution et l’enracinement de l’industrie de la traite des fourrures dans la vallée du Saint-Laurent, la région des Grands Lacs, la baie James et la Baie d’Hudson, et dans toute la région subarctique et les Prairies, est souvent mentionné. Cette relation de causalité est indéniable, dans la mesure où les outils européens, et en particulier tout ce qui relève des produits de la métallurgie, ont constitué des apports majeurs à la capacité économique des indigènes du Nord-Est américain. Qui plus est, les déséquilibres qu’ont engendrés les disparités dans l’accès à ces marchandises entre les différentes nations ont augmenté considérablement le coefficient de nécessité de ces marchandises au sein de la vie indigène – c’est particulièrement vrai des armes à feu, qui demeurent la principale marchandise qui est entrée dans le territoire indigène pendant les grands siècles de la traite (Ray, 1998 : chap. 3). Il faut néanmoins ici apporter quelques nuances, dans la mesure où cela permet de bien mettre en relief la conception de la traite développée par les groupes de chasseurs indigènes qui y étaient engagés.

L’analyse des archives semble d’abord démontrer que la demande autochtone de marchandises européennes est restée faible : notamment parce que le style de vie nomade des chasseurs ne permettait pas l’accumulation de biens matériels (qui auraient constitué un fardeau dangereux pour la survie) ; et aussi parce que si le prix des marchandises diminuait, les chasseurs et marchands indigènes apportaient moins de fourrures, diminuant leur temps de travail pour le même résultat et par la même occasion augmentant leurs temps libres où ils pourraient s’adonner à la indolent life, boire et fumer près du poste (ibid. : 68)[11]. Trigger rapporte sensiblement la même situation pour ce qui est des Innus qui traitaient avec les Français du seizième au début du dix-huitième siècle : d’une part, « ce sont simplement les contraintes de leur mode d’existence qui les empêchaient d’accumuler des biens, et non leur manque d’intérêt pour la propriété privée » (1992 : 266) et, d’autre part, une fois leurs besoins comblés, les chasseurs cessaient la chasse commerciale ; et si « les Indiens exigeaient des prix plus élevés, ce n’était pas pour obtenir plus de marchandises européennes, mais pour satisfaire leurs besoins à un moindre effort » (ibid. : 265).

Il semble par ailleurs que jusqu’au dix-huitième siècle (Ray, 1998), les marchands indigènes ne cherchaient que marginalement à faire commerce des biens européens qu’ils acquéraient en vendant les fourrures des groupes de chasseurs qu’ils fréquentaient aux confins de leurs territoires de chasse. Plutôt, ils faisaient usage de ces biens pendant un an ou deux, puis les échangeaient à ces dits groupes fournisseurs (tout en augmentant les prix pour pouvoir soutenir leur propre commerce, les pertes encourues, les offrandes requises pour maintenir les alliances). Selon Trigger, tout l’intérêt des marchandises dans l’univers indigène (et particulièrement huron-wendat des seizième et dix-septième siècles, dont il traite abondamment) se trouve dans la possibilité de les « redistribuer sous forme de présents », à l’occasion de cérémonies. Il observe que « la générosité sous toutes ses formes était remarquée et célébrée publiquement, devenant ainsi une importante source de pouvoir et d’influence », et que « le profond désir d’acquérir du prestige constituait le mobile fondamental des activités économiques de tout genre » (1992 : 268).

Ainsi on peut affirmer que, dans le cadre initial du développement du commerce des fourrures, les indigènes tendaient à faire un usage conditionnel des marchandises. Comme le suggèrent les données d’Ann M. Carlos et Frank D. Lewis (2010), il s’agissait de maintenir un certain niveau de vie, au-delà de quoi la production s’arrêtait pour laisser place à la perte festive (par exemple boire et fumer), et les surplus étaient réinscrits dans le système politique en pure perte matérielle (création de valeur symbolique : l’alliance et l’amitié, l’entretien du prestige des chefs). Dans cet usage festif des surplus, ce n’était pas la valeur d’échange des offrandes qui opérait, ni même alors leur valeur d’usage au sens strictement économique (qui restait réservée non pas au don, mais au commerce), mais plutôt le maintien de la relation et de l’obligation que le transfert induisait – selon un sens plus large de l’usage.

Dans tous les cas, du point de vue indigène, du moins dans la première moitié de l’histoire de la traite des fourrures, il ne semble pas y avoir eu d’échanges en vue d’accumulation matérielle. Le maintien d’un équilibre, celui de la survie à travers le maintien des relations, et la recherche de prestige sous le mode de la prodigalité, semblent avoir dominé. La dépendance indigène aux marchandises européennes, si elle était réelle, n’altérait pas nécessairement cette dynamique : ils pouvaient très bien dépendre des marchandises de la même manière qu’ils dépendaient de l’animal nourricier. Ce que permettent d’affirmer les différentes indications de l’historiographie de la traite des fourrures concernant la conception indigène initiale de ce système est que les marchandises européennes ont fonctionné dans l’économie indigène en transition sous le mode de la dépense et de l’usage, et non selon la vision des compagnies sous le mode de l’accumulation et de l’échange.

Enfin, sauf à la toute première époque de la traite des fourrures où l’approvisionnement était difficile[12], on remarque que les compagnies étaient en mesure de produire un surplus illimité de marchandises qui leur permettaient en investissant les structures politiques indigènes d’accaparer de plus en plus de groupes de chasseurs, et ainsi de plus en plus de surface de territoire, et donc d’obtenir de plus en plus de fourrures. Or, le mécanisme de dépense indigène, s’il permettait aux Européens une entrée dans l’économie des chasseurs, constituait en même temps un frein à la possibilité d’accumulation au sein de ce système : la limite de consommation des travailleurs indigènes, leur manque d’intérêt ou de capacité d’accumuler limitaient en même temps leur capacité de récolter des fourrures sur le territoire.

Conclusion

Malgré ses ratés, le système d’articulation de l’économie indigène et de l’économie européenne dans l’industrie de la traite des fourrures est resté en place pendant plus de deux cents ans. Les ajustements perpétuels qu’il a requis, plutôt que d’en souligner les limites, rendent en fait manifestes le travail concret d’ingénierie de l’interaction des différents dispositifs d’articulation des deux économies, qui a permis la mise en place de ce système, et ses effets politiques et économiques à long terme.

Le made beaver a ainsi permis, du point de vue des compagnies européennes, d’établir une mesure d’équivalence exclusive qui a favorisé la création d’un plan d’échange de fourrures, de travail, de marchandises et de services entre les indigènes et les compagnies, tout en excluant les premiers du marché métropolitain. Cette équivalence, n’étant pas conçue pour être une monnaie, correspondait plutôt à un outil de mobilisation dans une situation d’opacité cultivée, c’est-à-dire à un dispositif de gestion des conduites. Du point de vue indigène, cette équivalence posée entre le castor et le MB introduisait une oscillation sémiotique entre la valeur d’usage du castor (une viande sauvage dont on peut se nourrir) et sa valeur d’échange (une unité contre laquelle il était possible d’obtenir une quantité donnée de marchandise)[13]. Le MB standard était également entendu du point de vue indigène comme un pacte, une alliance entre les travailleurs et les compagnies.

Le système de crédit et les conditions spécifiques qui y étaient attachées (cours du MB fixé par la compagnie, balances de crédit interdites, aucune transaction en argent) a permis du point de vue des compagnies européennes de s’assurer la « loyauté » des travailleurs indigènes aux postes de traite qui se les étaient attachés, de s’assurer un marché pour l’écoulement des marchandises tenues par les magasins de la CBH sur le territoire et, surtout, de stabiliser l’entrée de fourrures pendant les mauvaises années (en fournissant des denrées alimentaires aux groupes de chasseurs et autres travailleurs saisonniers). Du point de vue indigène, le système de crédit constituait une source de prestige social et un système d’obligation mutuelle de coopération et d’assistance entre les travailleurs indigènes et les compagnies européennes.

Les offrandes ont permis aux compagnies européennes, selon leur perspective, de créer des alliances commerciales avec des groupes de chasseurs, de s’attacher des chefs et des personnages indigènes influents, de créer un système hiérarchique au sein des groupes de chasseurs de manière à régulariser les relations entre les postes et ces groupes, et de pratiquer une diplomatie avantageuse à la pacification des aires de traite privilégiées. Selon la perspective indigène, les offrandes s’inscrivaient dans des pratiques sociales et politiques bien ancrées qui participaient de la régulation des relations entre les groupes et du maintien des institutions d’autorité. Les relations économiques n’avaient pas de ce point de vue d’autonomie par rapport aux relations politiques, et ces relations économiques, dans tous les cas, s’inscrivaient dans le contexte d’un rapport intime entre les travailleurs et leurs moyens de production (les indigènes et le territoire).

Les marchandises ont permis aux compagnies européennes à la fois de soutenir la baisse du travail de subsistance des chasseurs dans le territoire qui leur permettait de se consacrer à la chasse commerciale, de nourrir de manière continue et indéfinie le système politique des offrandes, de soutenir le système de crédit protégé d’une économie monétaire qui déterminait néanmoins toute valeur d’échange de ce système exclusif, et de transformer la nature de la nécessité dans l’économie indigène, dans la mesure où l’introduction des fusils et des offrandes manufacturées a changé de manière importante et relativement rapide les rapports de force entre les différents groupes qui vivaient dans les territoires. Du point de vue indigène, les marchandises permettaient de soutenir les relations politiques traditionnelles et les structures d’autorité, de soutenir les groupes de chasseurs dans le besoin et de contribuer à la subsistance ordinaire. Les marchandises étaient destinées à la consommation immédiate et à la dilapidation politique, et non strictement à l’accumulation et à l’échange.

Ce qui est évident dans ce système d’articulation et dans les ratés et les ajustements dont il a été l’objet, c’est le fait d’une « inter-mécompréhension » fondamentale entre travailleurs indigènes et compagnies européennes dans la signification et dans l’usage de ces différents dispositifs – ce middle ground qui demeurait pourtant commun aux deux parties : c’est le sens de la qualité vaseuse de la logique des relations coloniales dont parle Michael Taussig (1987), condition de possibilité de la capture des corps et des terres de laquelle a résulté la naissance des États en Amérique. Participe de cette qualité vaseuse l’oscillation savamment entretenue entre « civilisation et sauvagerie ». En effet, autant l’indépendance économique et politique des indigènes était nécessaire au profit des compagnies (sur celle-ci reposait leur capacité de récolter la fourrure en vue de l’échange), autant elle représentait un obstacle à la mise en oeuvre du complexe industriel de la fourrure – c’est le paradoxe que recèle le problème de la « loyauté » des travailleurs indigènes, dont ont fait grand cas les compagnies de traite depuis le seizième siècle.

L’équivalence, le crédit, les offrandes et les produits manufacturés sont les dispositifs locaux, topiques, personnels par lesquels s’est mis en place un système d’articulation entre l’économie indigène et l’économie européenne dans le contexte de la traite des fourrures. C’est la mise en place de ce système qui a permis de créer et de maintenir la loyauté des chasseurs et commerçants envers les postes de traite, le point focal de l’articulation coloniale dont il est question dans cette analyse. L’élément vaseux, le factum colonial, c’est l’idée même de dette, et c’est son indétermination qui a rendu possible l’articulation de deux régimes de pensée incompossibles, articulation qui dans sa mise en oeuvre même opérait de manière aussi certaine qu’imperceptible la séparation des travailleurs indigènes de leurs moyens de production – en l’occurrence la dépossession territoriale et politique des peuples indigènes.

Il s’agissait au final, dans cette articulation euro-indigène, d’un programme de domestication partielle qui puisse favoriser la mise en oeuvre du paradoxe de la loyauté. Ce système-dispositif a permis de garder les chasseurs dans les territoires de chasse traditionnels pour qu’ils pratiquent et cultivent l’art de la trappe, pour qu’ils subviennent eux-mêmes à leurs besoins sans devenir un fardeau pour la compagnie, et pour qu’ils se gouvernent selon leurs propres lois et coutumes (ce que des auteurs comme Francis et Morantz [1983] ont interprété comme le fait d’une indépendance économique et politique des indigènes de la traite des fourrures). En même temps, le système a pu garantir que les travailleurs indigènes reviennent fidèlement au poste chaque année, qu’ils honorent leurs dettes, qu’ils rapportent le plus de fourrures possible, et qu’ils consomment le plus de marchandises possible (ce que Ray [1990] qualifie de « relations de travail personnelles », et que Tough [1996] et, indirectement, Brice-Bennett [1990] qualifient de « servitude pour dette »)[14].

Au terme de l’analyse des différents dispositifs composant ce système d’articulation entre économie indigène et économie européenne, il convient de mesurer les effets économiques et politiques de celui-ci, qui permettent d’expliquer la situation contemporaine des relations entre l’État canadien et les nations autochtones : le fait d’inonder le territoire de marchandises a contribué à déstructurer les relations politiques dans les groupes et entre les groupes indigènes ; la substitution de la valeur d’échange à la valeur d’usage du gibier a diminué au fil des générations l’autonomie alimentaire des travailleurs indigènes ; la prolétarisation des travailleurs indigènes dans un contexte de monopole colonial (et l’écroulement de l’industrie des fourrures qui s’en est suivi) a sans aucun doute fortement contribué à la dépossession territoriale qui a été scellée par la signature des Traités numérotés. Quant aux capitaux générés par cette industrie, ils ont été largement absorbés par la métropole.

Ainsi, la capture du castor, la capture de la force de travail, la capture du système politique et la capture des moyens de production qui se sont opérées par le travail systémique des dispositifs traités ici ont abouti à la spoliation dont a fait acte de manière ostentatoire l’annexion de la Terre de Rupert par la British North America en 1870 – qui est en quelque sorte l’acte fondateur du Canada contemporain, et son paradigme.