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L’ouvrage de Selma Bendjaballah, tiré d’une thèse soutenue au Centre d’études européennes de l’Institut d’études politiques de Paris, arrive à point. À l’heure où l’euroscepticisme et la méfiance à l’égard des institutions supranationales trouvent leur chemin jusqu’au sein des institutions universitaires, il convient de saluer un tel effort d’étudier empiriquement le fonctionnement des organes décisionnels de l’Union européenne. Cette étude permet d’évaluer concrètement et de façon nuancée le caractère plus ou moins démocratique de l’UE.
Du point de vue de l’approche, ce livre s’inscrit dans le courant de l’étude des processus en politique comparée. Plus qu’une description de l’appareil institutionnel des entités étudiées, cette approche tente d’expliquer leur fonctionnement concret et la reproduction dans le temps des pratiques qui y ont cours.
Bendjaballah s’intéresse spécifiquement au processus à travers lequel se forme le compromis parlementaire. Que signifie la prise de décision par consensus, c’est-à-dire la recherche de compromis permettant de dépasser le seuil de 50 % + 1 d’appuis à une décision, du point de vue démocratique ? Ce mode de décision témoigne-t-il d’un déficit démocratique ou du caractère fonctionnel des institutions représentatives ? La réponse à ces questions passe, selon l’auteure, par l’interrogation des motivations des parlementaires à chercher le compromis, et des lieux et des contextes où se négocie celui-ci. Si la recherche est motivée par des interrogations construites autour de la problématique européenne, l’auteure choisit une perspective comparée pour rendre compte du cas européen à la lumière des dynamiques ayant cours à la Chambre des représentants américaine. Bien que ses conclusions visent à éclairer le cas européen, elle n’entend pas pour autant traiter la problématique américaine comme un cas secondaire.
Bendjaballah soutient que les élus des assemblées étudiées s’investissent dans le processus du compromis afin de saisir des possibilités d’avancement de leur carrière politique et de se plier aux impératifs qui leur sont imposés quant à la poursuite de celle-ci. À travers la distribution de postes au sein des commissions et des comités parlementaires, les partis contrôlent les possibilités d’avancement des élus. Ceux-ci sont donc incités à faire avancer les dossiers sur lesquels ils travaillent, ce qui requiert une ouverture au compromis, en vue de convaincre une majorité transpartisane d’appuyer un projet législatif.
Le compromis n’est pas qu’une histoire d’opportunités pour les élus pour autant. Les parlementaires se trouvent parfois contraints de participer aux compromis sous peine de mettre un terme à leur carrière politique. Dans le cas européen, ce sont les partis qui imposent cette contrainte, alors qu’ils pourraient choisir ne pas renouveler l’inscription d’un élu sur la liste électorale au moment du scrutin. Aux États-Unis, l’électorat joue un rôle central dans la contrainte des parlementaires, qui se voient forcés de négocier l’inclusion de législation(s) portant sur les enjeux chers à leur électorat dans les projets adoptés, sans quoi ils risquent de perdre leur siège.
Dans les deux assemblées, les lieux de la négociation transpartisane sont multiples, mais les commissions et les comités parlementaires sont centraux dans le processus. En raison de la spécialisation des élus qui y siègent et de la technicisation de la discussion, les parlementaires sont en mesure d’atténuer la polarisation partisane dans ces instances. Puis, cette expertise leur confère une légitimité pour inviter leurs collègues à appuyer le compromis législatif qui émerge de ces négociations en assemblée restreinte.
Une fois posés sa problématique et son cadre théorique s’appuyant sur les enjeux relatifs à la carrière des élus, Bendjaballah réserve un chapitre à la dynamique des compromis réussis et un autre à l’échec de l’atteinte d’un consensus. D’après elle, les mêmes mécanismes liés à la poursuite d’objectifs carriéristes des élus permettent d’expliquer la réussite et l’échec dans la recherche du compromis. Ainsi, les parlementaires sont amenés à négocier le compromis par l’octroi d’opportunité de carrière, comme l’obtention d’un poste de responsabilité en commission parlementaire. Parfois, la contrainte du parti au Parlement européen ou de l’électorat à la Chambre des représentants forcera la concrétisation du consensus ; dans d’autres cas, l’inverse se produira, alors que l’élu prendra conscience qu’endosser un document législatif pourrait lui coûter son poste.
Bendjaballah constate que l’objet de son étude, le compromis et le mode de décision par consensus, est en déclin dans les deux assemblées étudiées. À la lumière de son analyse, elle conclut que la polarisation partisane qui a cours dans les deux chambres depuis quelques années ne témoigne pas d’une démocratisation des institutions fédérales américaines et supranationales européennes. Au contraire, l’exemple américain montre, à son avis, que la polarisation éloigne les élus des préoccupations de leurs électeurs.
Son analyse s’appuie sur des données quantitatives et qualitatives de natures variées. Les statistiques servent généralement à illustrer la variation des compromis transpartisans, des partis qui y participent et des secteurs d’activité qui sont visés par la législation en question. La thèse à proprement parler, concernant l’explication du processus de négociation du compromis, s’appuie davantage sur des entretiens et sur des sources secondaires.
Les spécialistes de la politique comparée trouveront dans cet ouvrage une analyse originale et pertinente. L’approche processuelle permet d’introduire un aspect dynamique dans ce qui est par ailleurs une intéressante reconstruction de l’architecture institutionnelle des entités étudiées. Les adeptes des approches héritées des sciences sociales resteront quelque peu sur leur appétit. L’auteure n’a en effet que peu à dire des dynamiques sociales qui sous-tendent la polarisation croissante des forces politiques des assemblées qu’elle analyse.
Le lecteur formé aux méthodes qualitatives pourrait être déconcerté face à l’utilisation de méthodes statistiques qui ne sont pas explicitées au fil de l’argumentaire. Le renvoi à l’explication méthodologique en annexes pour ce type de données allège certes la lecture, mais ce découplage des arguments et des méthodes et des données sur lesquelles ils s’appuient peut être déroutant pour les néophytes. Cela dit, l’essentiel de l’argument repose sur une méthode comparative processuelle plus que sur l’analyse statistique.
Un enjeu de taille demeure le choix des cas de comparaison, qui peut paraître douteux au premier abord. En effet, du point de vue de l’homogénéité des unités d’analyses, il y a des questions à se poser. Alors que la Chambre des représentants s’inscrit dans un ensemble d’institutions fédérales qui exercent la souveraineté sur un État, le Parlement européen reste, d’une certaine façon, un centre de pouvoir plus symbolique qu’effectif, qui préfigure les possibilités de démocratisation de l’UE plus qu’il ne les incarne. L’absence de souveraineté d’un ordre européen conservant une dimension géopolitique importante n’est pourtant pas le seul aspect d’hétérogénéité des cas comparés. On peut penser au fait que le Parlement européen est le seul organe législatif de l’UE, alors que la Chambre des représentants partage son rôle de législateur avec le Sénat. Ces problèmes sont reconnus par l’auteure, qui croit néanmoins aux vertus heuristiques de la comparaison qu’elle propose. Si la justification des unités d’analyse n’est pas des plus convaincantes, l’argument principal du livre est beaucoup plus solide.
Certains axes de critiques mériteraient d’être explorés en élargissant le cadrage que fait l’auteure pour considérer des explications alternatives. Par exemple, les exemples de législations choisis pour illustrer le processus de formation du consensus et son échec sont multiples et concernent de nombreux aspects de la vie politique et sociale. Il aurait été intéressant de voir de façon plus détaillée les relations entre la variation des enjeux légiférés, des préoccupations politiques représentées par les projets législatifs, et de la capacité des élus d’arriver à un compromis.
De plus, dans le cas américain, Bendjaballah évoque la contrainte que constituent les préoccupations des électeurs pour la réélection des élus. L’opinion publique à l’échelle locale est appréhendée comme une donnée fixe, qui détermine la stratégie des parlementaires au cours du processus décisionnel. Une étude du processus de formation de l’opinion publique aiderait à rendre compte de la complexité de la relation entre élus et électorat.
En dépit de ces quelques critiques, Des illusions perdues ? de Selma Bendjaballah apparaîtra comme salutaire aux chercheurs qui aspirent à voir l’Europe poursuivre le processus d’intégration en empruntant la voie démocratique, et qui ont urgemment besoin d’outils conceptuels et analytiques pour évaluer l’état de la démocratie communautaire sur le Vieux Continent et montrer la voie de son approfondissement.