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L’ouvrage collectif Le sujet du féminisme est-il blanc ? Femmes racisées et recherche féministe s’inscrit dans le contexte particulier des recherches en études féministes au Québec et s’adresse aux chercheures de ce domaine, et plus largement aux militantes féministes. Différents débats publics et mobilisations ont généré un contexte où le mouvement féministe québécois fut appelé à s’interroger sur le « sujet » qu’il met de l’avant. En formulant l’interrogation : « Le sujet du féminisme est-il blanc ? », cet ouvrage s’inscrit dans cette mouvance. De plus, en posant une telle question, Naïma Hamrouni et Chantal Maillé développent un champ d’analyse encore sous-exploré dans un contexte spécifiquement québécois : celui de l’intersection entre les oppressions de genre et de race. L’exploration de ce champ pousse celles-ci à se poser une autre question centrale : « Est-ce que les revendications au coeur du féminisme actuel représentent bien les préoccupations profondes des femmes minorisées, racisées, ou traduisent-elles davantage l’expérience des femmes blanches privilégiées de par leur couleur ? » (p. 11) Les auteures de cet ouvrage collectif y reviennent toutes à leur façon, en proposant différentes avenues permettant au mouvement féministe québécois de se recentrer autour des revendications et des préoccupations des femmes racisées. Cette idée d’un « recentrement » est d’ailleurs primordiale dans leur démarche. Il s’agit de favoriser un déplacement du lieu du discours féministe du centre vers la marge, et ce, afin de mettre de l’avant des sujets féministes peu entendus.

Les textes de cet ouvrage peuvent être assemblés sous trois thèmes : la conceptualisation, la position de chercheure et les situations particulières.

Un premier constat rassemble les questionnements des auteures sur les enjeux de conceptualisation : « [l]’appréhension des injustices qui découlent de processus d’imbrication du racisme et du sexisme requiert l’élaboration d’un cadre d’analyse propre » (p. 125). Afin de répondre à cette nécessité, l’ouvrage met de l’avant le concept de « femmes racisées ». Dans un contexte québécois où les données précises illustrant les oppressions de classe et de race sont peu développées, voire totalement manquantes, Chantal Maillé constate que l’usage de ce concept intersectionnel fait face à un « vide catégoriel » (p. 170). Elle développe également une critique de l’usage du terme « diversité » pour nommer les femmes racisées et leur situation particulière. Cette critique est centrale dans l’ouvrage. Naïma Hamrouni et Sandrine Ricci la développent également. Ricci explique l’importance de problématiser l’usage de ce concept de « diversité » car, dépolitisé, consensuel et positif, il joue un rôle de « masquage » (p. 180) des rapports d’oppression de genre et de race. Hamrouni poursuit en ce sens en dénonçant l’invisibilisation des situations particulières des femmes racisées par l’usage de termes indifférenciés (diversité, multiculturalisme, etc.). Elle insiste sur la nécessité de nommer les oppressions, ce qui a l’avantage de mettre au jour des situations qui auraient autrement passé sous silence. Ryoa Chung souligne aussi le rôle essentiel de la catégorie de « femmes racisées ». Elle montre de quelle façon ce concept peut contribuer à la dissolution de la « cécité conceptuelle » (p. 79) affectant le champ de l’éthique des relations internationales. Construit sur le paradigme du libéralisme, ce champ gagnerait – plaide Chung – à sortir de l’illusion d’un « sujet universel et neutre » afin de s’intéresser aux situations particulières des groupes marginalisés, et ainsi acquérir une compréhension plus fine des dynamiques mondiales. Puis, en analysant le « lien entre oppression, pouvoir et légitimité dans la prise de parole » (p. 147), Geneviève Pagé explore l’usage de cette catégorie de « femmes racisées » dans le contexte québécois. Elle conclut que plusieurs féministes québécoises, blanches et francophones résistent à la mise de l’avant de cette catégorie, car elles y voient une menace à leur statut de subalternes, autrefois mis de l’avant en lien avec leur expérience de la domination coloniale anglaise.

L’ouvrage comprend également plusieurs analyses à propos des relations entre les chercheures et leur sujet d’étude. Diahara Traoré explore le rapport au religieux des femmes immigrées d’Afrique de l’Ouest à Montréal. Elle se questionne sur la position d’une chercheure racisée à l’intérieur de disciplines – anthropologie et ethnographie – dont les fondations sont racistes et colonialistes. Leïla Benhadjoudja poursuit sur cette voie en mettant en lumière les défis accompagnant la position d’outsider within (p. 50). En effet, elle explique la difficulté, en tant que femme racisée ayant comme sujet d’étude des femmes racisées, d’imposer la légitimité d’une telle proximité entre sujet et objet, d’autant plus lorsque le sujet d’étude n’est pas considéré comme valable ou légitime. De son côté, Julie Cunningham expose les questionnements qui l’ont animée tout au long de ses recherches effectuées en tant que femme blanche ayant comme sujet d’étude des femmes autochtones. Elle se demande par exemple : est-il possible de ne pas reproduire dans nos recherches les rapports de domination dans lesquels nous nous inscrivons ? À cette question, Cunningham répond que « comprendre une autre culture requiert la connaissance des modèles du langage, de la spiritualité, des systèmes de connaissance et du mode de vie des personnes appartenant à cette culture, sans quoi les références de la personne interprétant cette culture conduisent à des erreurs » (p. 103). Une recherche adéquate est donc possible, mais nécessite un investissement personnel important. Puis, Karine Rosso discute de sa position de femme racisée en études littéraires. Elle se questionne sur les moyens permettant de penser une oeuvre dont la dimension de la race est absente, et ce, en ayant son propre positionnement comme point de départ. Elle conclut que les femmes racisées en études littéraires sont en mesure de développer des « épistémologies dissidentes » (p. 67) et des récits hybrides, ceux-ci étant capables de renouveler ce champ d’étude dans une perspective intersectionnelle.

Finalement, plusieurs textes ouvrent une fenêtre sur des situations particulières vécues par des femmes racisées au Québec. Sonia Ben Soltane expose de quelle façon les femmes maghrébines immigrantes y sont invisibilisées. Afin d’attaquer ce problème, elle propose de réfléchir aux croisements du sexisme, du racisme et du colonialisme dans nos représentations. De telles réflexions permettront d’avancer vers une décolonisation de nos savoirs. Ida Ngueng Feze appuie une telle proposition en observant comment le port du cheveu naturel chez les femmes africaines est marqué par ce croisement genre/race/colonialisme. Elle nomme en particulier le phénomène du « colorisme », en tant que dévalorisation des traits s’éloignant du modèle caucasien. Gaëlle Kingué Élonguélé insiste quant à elle sur le croisement entre genre, race et religion. En s’interrogeant sur la représentation des femmes racisées dans les manuels scolaires d’éthique et de culture religieuse, Élonguélé constate la nécessité d’utiliser l’approche intersectionnelle pour éviter la « colonisation discursive » (p. 205) et, plus largement, afin d’éviter la reproduction de stéréotypes discriminatoires à l’endroit des femmes racisées.

Somme toute, Le sujet du féminisme est-il blanc ? offre un regard multiple sur les situations des femmes racisées au Québec. Ce regard se construit grâce à l’apport des différentes disciplines des auteures (ethnographie, études littéraires, relations internationales, éducation, etc.) et par les nombreuses variables et perspectives étudiées. Notons qu’à la lecture de l’ouvrage entier, ce regard réussit difficilement à s’unir sous la question annoncée par son titre, la problématisation collective se développant davantage autour de la conceptualisation du terme « femmes racisées ». Par ailleurs, cette multiplicité a l’avantage de rassembler dans un seul ouvrage une introduction intéressante aux questions traitées. Cette réussite, loin d’être négligeable, représente une avancée considérable dans un contexte où les études féministes québécoises peinent à développer des outils théoriques et conceptuels permettant d’analyser et de nommer les oppressions à la croisée du genre et de la race. Il est d’ailleurs très probable que cet ouvrage encouragera d’autres publications sur des thèmes similaires à reprendre le concept de « femmes racisées », ouvrant la voie à l’extension des savoirs critiques et militants à propos des oppressions particulières vécues par ces femmes.