Corps de l’article
On pourrait reprendre un concept du philosophe Vladimir Jankélévitch et dire que le politique a pour « organe-obstacle » les déterminants sociaux, économiques et culturels de la société où il s’incarne. En effet, le politique est l’expression d’une liberté qui fait ses choix à partir de ces déterminants dont il est le fruit, mais aussi qui s’en arrache et qui va au-delà d’eux. Le politique prend appui sur les déterminismes pour les surmonter volontairement dans un moment souvent imprévu, voire imprévisible, et qui est toujours à défendre et à refaire dans la durée. Le printemps syrien, et l’effondrement subséquent des institutions des révolutionnaires, peut être conçu comme un tel moment politique, et c’est précisément là le propos de Syrie. Anatomie d’une guerre civile, le nouveau livre d’Adam Baczko, Gilles Dorronsoro et Arthur Quesnay.
L’ouvrage est le fruit d’observations directes et de plus de 250 entretiens que les trois auteurs ont effectués en Syrie lors de deux voyages distincts : le premier en décembre 2012 et janvier 2013 (essentiellement dans le gouvernorat d’Alep) et le second en août 2013 (à Alep et en Turquie). Les chercheurs se sont particulièrement intéressés au personnel des zones insurgées et aux participants des premières manifestations pacifiques (p. 17). De ces entrevues, 161 ont été utilisées dans le livre, dont 40 avec des Irakiens et des Syriens qui ont vécu sous l’État islamique. C’est autour de ce travail de terrain que se construit le propos des auteurs : c’est à partir de lui qu’ils racontent et étudient le conflit syrien, modérant les théories qui leur semblent moins pertinentes au regard de leurs données, attirant l’attention du lecteur sur certains points qu’ils jugent centraux et élaborant de nouveaux cadres d’analyse selon les lacunes qu’ils constatent dans la littérature existante.
Dans l’ouvrage, la trajectoire de la révolution syrienne et de la guerre civile qu’elle a entraînée est subdivisée en trois grands moments : la phase de contestation pacifique (2011), dans laquelle il faut penser les manifestations à travers la mobilisation inattendue des Syriens et la survie du régime ; la phase d’insurrection unanimiste (2012-2013), où sont construites des institutions militaires et civiles alternatives de type étatique ; et la phase de l’éclatement et de la radicalisation (après 2013), qui est caractérisée par la plongée dans la guerre civile, produit de logiques exogènes à la société syrienne (p. 24-25). Le livre se compose de quatre parties qui recoupent largement ces dynamiques. La première présente la genèse de la révolution syrienne. Les auteurs y décrivent, en s’appuyant principalement sur les grands titres de la littérature sur le sujet, la situation politique, sociale et économique qui prévalait en Syrie sous Bachar al-Assad avant les soulèvements, à savoir que le « régime produit une société dépolitisée où disparaissaient la production sociale de la politique et, réciproquement, la capacité des organisations politiques à se saisir des activités sociales » (p. 66). Pourtant, selon eux, les hypothèses économico-communautaires et les théories du choix rationnel issues de l’étude du régime syrien échouent complètement à expliquer le passage à l’action des manifestants. Ils proposent donc un nouveau schéma de « mobilisations par délibération », un modèle qui s’élabore autour du choix rationnel des individus qui soupèsent des fins individuelles et collectives et qui prennent leurs décisions à l’issue de délibérations solitaires ou de discussions (p. 80). Devant le mouvement de contestation, le régime met en place différentes stratégies : concessions socioéconomiques, communautarisation du conflit et escalade de la violence. Finalement, c’est surtout l’absence de coordination et d’encadrement de l’opposition qui aura empêché les manifestations de renverser définitivement le régime (p. 116).
La deuxième partie du livre porte sur les différentes institutions révolutionnaires qui s’érigent progressivement dans les zones contrôlées par l’opposition. C’est peut-être ici que le poids du travail de terrain est le plus important : les observations et les entretiens permettent de dresser un portrait détaillé de l’organisation et du fonctionnement des nouvelles institutions militaires, judiciaires, policières, administratives, etc. que les insurgés tentent d’élaborer sur un mode étatique. Pour ce faire, ceux-ci se basent sur l’expérience de différents militaires, fonctionnaires et employés civils, mais aussi sur une bonne dose d’inventivité et parfois d’improvisation. Certaines de ces institutions, la police par exemple, sont touchées très tôt par une spécialisation, voire une véritable professionnalisation. Cependant, elles peinent à devenir autonomes, faute de moyens (p. 158), et l’aide extérieure que la mobilisation hors de Syrie aurait pu apporter est limitée et inefficace, minée par les ambitions personnelles et les rivalités entre les différents groupes qui composent la Coalition (p. 163-177).
Cette dépendance de tous les acteurs syriens envers un soutien extérieur est abordée de manière plus exhaustive dans la troisième partie de l’ouvrage, qui décrit la fragmentation de l’opposition, présentée essentiellement comme le produit du passage à la violence et de l’internationalisation du conflit et beaucoup moins comme la conséquence d’une communautarisation endogène à la réalité sociohistorique syrienne. Ainsi, le Parti de l’union démocratique (PYD) est dépendant du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), le régime de l’Iran et de la Russie, l’opposition de la Turquie et du Golfe. Les auteurs ne nient pas l’importance des références à l’islam dès les premiers moments des soulèvements, mais notent que celles-ci passent d’un « langage commun dont la nature métapolitique permet la coexistence de discours islamistes, sécularistes et de gauche » (p. 220) à une surenchère publicitaire visant à attirer du Golfe un financement que l’Occident se refuse à accorder aux révolutionnaires libéraux. Cette situation mène à la fragmentation de l’opposition du régime en quatre proto-États, qui établissent leurs propres institutions parallèles aux logiques souvent concurrentes : l’insurrection, Jabhat al-Nusra, le PYD et l’État islamique.
La quatrième et dernière partie du livre traite des changements que la guerre a apportés sur la structure de la société syrienne. Là aussi les entretiens ajoutent une crédibilité et une couleur unique à l’analyse. En reprenant la notion de capital social de Pierre Bourdieu, les auteurs discutent tout d’abord des modifications radicales que subissent les réseaux interpersonnels de la grande majorité des Syriens – souvent coupés de leurs familles, de leurs voisins, de leurs cercles habituels, etc. – tout en postulant qu’il existe un « capital social révolutionnaire » dont peuvent se servir les nouveaux administrateurs issus de l’insurrection. Les auteurs estiment également que les théories du « marché de la violence » sont inaptes à analyser correctement la réalité économique en contexte de guerre civile : ce ne serait pas la quête du contrôle des échanges par des chefs de guerre qui constituerait la dynamique prédominante, mais bien la recherche du monopole des ressources par les acteurs et leur conversion immédiate en capital militaire par ces derniers dans une logique proto-étatique (p. 297). Enfin, la conclusion revient sur les principaux apports théoriques de l’ouvrage et propose des pistes de recherche pour des travaux futurs.
Le livre s’adresse à un public qui connaît déjà bien les dynamiques du conflit syrien. Quoiqu’il soit écrit dans un langage limpide et précis et que les informations soient présentées clairement et simplement, le néophyte serait certainement trop étourdi par la quantité de noms et de références pour bien saisir la finesse du propos. À ce titre, les auteurs renvoient fréquemment à des cadres d’analyse scientifiques dont la connaissance est essentielle pour bien appréhender l’argumentaire développé. Le remarquable travail de terrain effectué par les chercheurs constitue l’attrait principal de l’ouvrage, qui devient par là un complément original de grande valeur aux études existantes sur le sujet. C’est précisément cela qui leur permet de critiquer, parfois audacieusement, certaines analyses qui font autorité dans le monde universitaire (Michel Seurat, Olivier Roy, Fabrice Balanche, Elwert Georg, David Keen, Alex de Waal) et d’apporter des hypothèses stimulantes pour l’étude des révolutions et des guerres civiles. Par contre, on peut critiquer certains aspects du travail des auteurs. Tout d’abord, le difficile accès à certaines zones géographiques et les critères de sélection des interviewés peuvent poser problème quant à l’analyse possible des données obtenues. Ensuite, les chercheurs n’ont pas enregistré les entrevues et s’en sont remis uniquement à une prise de notes par deux d’entre eux (p. 17), ce qui soulève des questions sur l’exactitude des citations parfois très longues qui se trouvent dans l’ouvrage. Enfin, l’absence de mise en contexte historique est décevante, car celle-ci est souvent essentielle pour interpréter correctement la situation politique, sociale et économique à partir de laquelle les acteurs agissent (comme nous le rappelle le titre, évocateur, du livre de Pierre-Jean Luizard, Le piège Daech : l’État islamique ou le retour de l’Histoire, publié en 2015 aux éditions La Découverte).
Au fil de la lecture de Syrie. Anatomie d’une guerre civile, on comprend qu’une nouvelle Syrie était en cours d’érection autour de l’année 2012 : des institutions bourgeonnantes naissaient dans les territoires contrôlés par les différents groupes formant l’opposition au régime. Il y avait là, de manière inchoative, l’édification d’un autre État pour le peuple syrien, soudain devenu possible, soudain devenu pensable. En ce sens, ce livre s’inscrit dans la filiation du travail de Jean-Pierre Filiu (voir par exemple Le nouveau Moyen-Orient : Les peuples à l’heure de la Révolution syrienne, Fayard, 2013). Adam Baczko, Gilles Dorronsoro et Arthur Quesnay ne cachent cependant pas les incohérences ou les défis souvent insurmontables auxquels font face les révolutionnaires. Bref, on est bel et bien ici devant l’« anatomie » d’une tentative révolutionnaire, le titre de l’ouvrage étant assurément bien choisi.