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Décrite comme une « épopée » ou une « incroyable histoire » (Beaulieu et al., 1990 ; Darsigny, 1990), l’adoption du suffrage féminin en 1940, par le gouvernement québécois est considérée avec raison comme un événement déterminant de la marche des femmes vers la pleine reconnaissance politique (Le Collectif Clio, 1982 : 344-349 ; Cohen, 2011). Quatre ans avant la France, sept ans avant le Mexique, mais vingt ans après les autres provinces canadiennes, le Québec reconnaissait aux femmes leur droit à prendre une part directe au processus électoral. Cette décision d’élargir le suffrage provincial découlait non seulement de principes moraux et humanistes, mais procédait aussi d’un certain calcul politique, puisque l’attribution du vote aux citoyennes devait amener celles-ci à appuyer le gouvernement qui avait eu l’initiative de cette réforme[2]. Pourtant, on sait qu’en France, notamment, maints esprits progressistes craignaient que la reconnaissance du droit de vote aux femmes, considérées comme plus conservatrices que les hommes, ne mène pas à l’élection de gouvernements de droite[3] (Maugin, 1984 : 165 ; D’Augerot-Arend, 1991). En 1944, Adélard Godbout aurait ainsi confié à William Lyon Mackenzie King que les femmes ne lui auraient pas pardonné son appui à l’effort de guerre et qu’elles étaient responsables en grande partie de sa défaite aux mains de l’Union nationale (UN) (Pickersgill et Forster, 1968 : 99-100). Alors que les hommes auraient mieux compris les sacrifices imposés par le conflit européen, les femmes, au dire du premier ministre déchu, auraient craint pour la vie de leur père, de leur époux et de leurs frères, et auraient voté massivement contre le Parti libéral du Québec (PLQ) afin de dénoncer la conscription outre-mer.

Qu’en est-il vraiment ? Comment s’est divisé le vote féminin québécois au niveau provincial dans les années 1950 et 1960 ? S’appuyant principalement sur des résultats de sondages, la présente contribution entend offrir quelques pistes de réflexion afin de mieux décrire le comportement électoral des Québécoises dans les années qui ont suivi l’adoption du suffrage dit universel[4]. En effet, si quelques analyses ont porté sur le vote féminin dans la période des années 1970 et 1980 (Black et McGlen, 1979 ; Kay et al., 1987 ; Bashevkin, 1995 ; O’Neill, 1996 ; Seltzer et al., 1997 ; Abendschön et Steinmetz, 2014), la période précédente reste encore en grande partie inexplorée et, par conséquent, on ne connaît pas grand-chose sur le vote des femmes au provincial dans le Québec de l’après-guerre et de la Révolution tranquille. Afin d’offrir de premiers éléments de réponse, nous avons organisé nos réflexions autour de deux interrogations. En premier lieu, nous cherchons à saisir dans quelle mesure les femmes étaient prêtes à assumer, dans une sphère provinciale encore extrêmement genrée, le rôle attendu de citoyennes qu’elles avaient déjà commencé à apprivoiser au fédéral depuis 1918. En particulier, nous nous interrogeons sur leur littératie politique et leur participation électorale (Pinard, 1976 ; Fournier, 1977 ; Lavigne et al., 1979 ; Bashevkin, 1983 : 157 ; Lamoureux, 1989 ; 1991 ; de Sève, 1992 ; Dumont, 1992 ; Hébert, 1999 ; Cohen, 2000 ; Sicotte, 2005). En deuxième lieu, nous tentons d’établir les préférences partisanes des Québécoises à une époque où les électrices d’Europe et d’Amérique étaient portées à appuyer davantage des partis de droite : par exemple, si seules les femmes américaines avaient eu le droit de vote en 1960, c’est Richard Nixon, et non pas John F. Kennedy, qui aurait été élu[5]. Le vote des femmes faisait-il pencher le Québec vers la droite de l’échiquier politique, comme cela se passait ailleurs ?

La présente note de recherche repose principalement sur des sondages Gallup réalisés par le Canadian Institute of Public Opinion (CIPO) de 1950 à 1970, ainsi que sur ceux réalisés par l’Inter-university Consortium for Political and Social Research dans les années 1960. Parmi les autres sources utiles à cette recherche, mentionnons les sondages colligés par Marcel Rioux et Robert Sévigny dans Les nouveaux citoyens : enquête sociologique sur les jeunes du Québec (1965), ainsi que par Jane Jenson et Peter Regenstreif dans un article de 1970 intitulé « Some Dimensions of Partisan Choice in Québec, 1969 ». Les sondages préélectoraux de cette époque sont assez fiables et peuvent servir de base à des analyses préliminaires dans la mesure où les techniques rudimentaires des sondeurs étaient compensées par une plus grande stabilité des blocs d’électeurs (Worcester, 1984). Cependant, un des problèmes auxquels sont confrontés les chercheur·e·s reste le petit nombre de questions qui concernent spécifiquement les femmes. Aux États-Unis, on observe dans les années 1950 une baisse générale du nombre de questions sur le rôle des femmes dans les sondages. Alors que l’on dénombre 24 questions pour la période 1946-1950, on n’en compte plus que six pour la période 1951-1955, et aucune pour la période 1956-1960, avant d’assister à une remontée progressive dans la décennie suivante, comme le note Hazel Erskine (1971 : 276). Au Canada et au Québec, la pauvreté des informations sur les électrices est tout aussi manifeste, ce qui fait que nous ne disposons, pour les années 1951-1960, que de trois sondages divisés selon le sexe. Aussi intéressants soient-ils, ces sondages trop parcellaires nous empêchent d’en arriver à des conclusions définitives ; en outre, leur faible échantillonnage empêche d’isoler le groupe anglophone pour dresser des comparaisons avec le groupe francophone. Ils permettent seulement de formuler quelques pistes afin de nourrir la réflexion sociopolitique. À noter que nous sommes bien conscients du fait que les sondages mesurent l’opinion publique à un moment précis et ne constituent que des prédicteurs très incertains des résultats électoraux ; néanmoins, comme nous nous intéressons, dans la présente note de recherche, aux différences d’opinions et de comportements entre les hommes et les femmes, il importe peu que l’appui à un parti soit sous ou surévalué par rapport à son score réel le jour de l’élection.

La participation électorale des femmes

Il est entendu que le fait d’être exclu de la politique active a une incidence directe sur l’engagement civique. Dans le Québec de l’entre-deux-guerres, l’espace social des femmes était encore largement confiné au foyer, ce qui les plaçait en dehors de la politique active. Évoquant la lutte pour le droit de vote des femmes, en 1940, la journaliste Françoise Gaudet-Smet, pensant davantage aux comtés ruraux, déclarait :

Je n’étais pas contre, en principe. Mais la Québécoise, surtout dans les campagnes, n’y était pas prête. Elle ne s’en faisait pas sur son influence. Elle menait son foyer, oui, mais la société la tenait en dehors de la chose publique. La politique, alors, c’était un trafic de votes, une occasion de « soulades », d’assemblées contradictoires et de batailles où la femme n’avait pas sa place[6].

Le Collectif Clio, 1982 : 363

Lorsque le premier ministre Godbout avait présenté le projet de loi visant à accorder le droit de vote et d’éligibilité, il n’avait pu s’empêcher d’affirmer que « La femme est l’ange gardien du foyer. Tout ce que fait la femme, elle le fait en vue du foyer » (Bibliothèque de l’Assemblée nationale, 1990 : 4). Même après la mobilisation historique ayant mené à l’obtention du droit de vote au provincial (et dont les fers de lance francophones furent Marie Gérin-Lajoie, Thérèse Casgrain et Idola Saint-Jean), il était difficile pour les femmes, devant un tel discours, d’investir massivement un domaine qui restait, ultimement, l’apanage des hommes[7]. L’échec des candidatures féminines (une en 1947 lors d’une élection partielle, aucune aux élections générales de 1948, trois en 1952, sept en 1956, aucune en 1960) exprimait une réticence de l’électorat par rapport aux revendications féministes (Maillé, 1990a). La première femme à siéger à l’Assemblée nationale fut, en 1961, Marie-Claire Kirkland-Casgrain, laquelle remplaçait son père, décédé la même année ; il fallut attendre douze ans pour qu’une deuxième femme soit élue. Au Parlement fédéral, les choses n’étaient guère mieux. Jeanne Sauvé fut la première femme du Québec à devenir députée à Ottawa, en 1972. Bref, même si les femmes pouvaient voter au fédéral depuis 1918 et au provincial depuis 1940, leur pleine participation à la vie parlementaire n’était guère encouragée.

Dans l’après-guerre, tant aux États-Unis, en Allemagne, en Italie et au Mexique qu’au Québec, les femmes abordaient en général moins fréquemment le sujet de la politique partisane que les hommes (Duverger, 1955). En France, en 1953, les femmes discutaient beaucoup moins de politique avec leurs amis (41 % des femmes versus 69 % des hommes), leurs collègues (respectivement 15 % versus 49 %) ou d’autres personnes (22 % versus 41 %) (ibid. : 165). Nous pouvons supposer qu’il en allait de même en général au Québec dans l’après-guerre. Il reste que les femmes québécoises appartenant aux générations plus jeunes affichaient un comportement moins distinct que celui des hommes en ce qui concerne leur socialisation à la politique. Chez les individus âgés de 21 à 34 ans (nés entre 1926 et 1939), l’écart de l’intérêt pour la politique entre les hommes et les femmes était de seulement 6 %, alors qu’il était de 26 % chez ceux et celles âgés de 35 à 49 ans (nés entre 1911 et 1925), et de 34 % chez ceux et celles âgés de plus de 50 ans (nés avant 1910) (Le Groupe de recherche sociale, 1960 : 180).

Ces différences générales s’éclairent par le fait que les femmes se retrouvaient alors exclues non seulement de la vie parlementaire, mais aussi de l’engagement citoyen plus large, dans la mesure où les valeurs associées aux femmes (délicatesse, émotivité, naïveté) paraissaient incompatibles avec celles de la sphère politique (confrontation, compétence, rationalité). Elles n’étaient pas, en général, considérées dans l’arène politique comme des interlocutrices valables. Un sondage réalisé en 1945 montrait une différence notable dans la place réservée aux femmes en politique : 72 % des Canadien·ne·s de l’extérieur de la province, mais seulement 38 % des Québécois·e·s croyaient souhaitable que les femmes prennent part aux conférences internationales afin de planifier le monde de l’après-guerre (s.a., 1945). Encore en 1964, Lysiane Gagnon (1964) pouvait affirmer, dans un langage empreint de paternalisme, que le Rassemblement pour l’indépendance nationale (RIN) souhaitait l’adhésion d’un nombre important de femmes, car celles-ci apporteraient « une présence réconfortante, une persévérance dans l’effort, une entière responsabilité, une précieuse intuition ».

On peut supposer que la dévaluation de leur parole s’est traduite par une plus faible préoccupation pour la politique. En 1960, seulement 45 % des Québécoises se disaient intéressées par la politique, contre 74 % des hommes (Le Groupe de recherche sociale, 1960 : 177 ; Dépatie, 1965)[8]. Les femmes étaient aussi plus nombreuses à se déclarer indécises, ce qui suggère soit une indétermination de leurs convictions, soit une réticence à divulguer leurs choix politiques (Rapoport, 1982). En 1945 et en 1952, si l’on se fie aux sondages Gallup, près de deux fois plus de femmes que d’hommes (respectivement 20,3 % versus 11,3 %, et 27,1 % versus 15,2 %) déclaraient ne pas avoir de préférences partisanes. En 1952, 8,9 % des femmes, mais 3,2 % des hommes prétendaient ne pas se souvenir pour quel parti ils avaient voté lors des élections précédentes. Tout au long de la période qui nous intéresse, les proportions de femmes qui affirment ne pas vouloir voter, on ne pas savoir pour qui elles ont l’intention de voter, ou encore qui refusent de répondre demeurent plus élevées que celles des hommes[9].

Mark N. Franklin a établi que, partout dans le monde occidental, l’octroi du droit de vote aux femmes avait fait fléchir la proportion de la participation générale et que celle-ci avait parfois été longue à se relever à son niveau initial[10]. Au Québec, nous n’avons sur ce sujet aucun chiffre précis pour la période qui nous occupe. Pour remédier au manque de données, nous pouvons examiner le taux de participation électorale après l’octroi du droit de vote aux femmes aux paliers fédéral, provincial et municipal[11]. L’élection qui a suivi la Première Guerre s’est déroulée dans un contexte particulier, puisqu’elle a pris des allures de référendum sur la question de la conscription. En 1921, alors que le taux de participation s’affaissait au Canada par rapport à l’élection de 1917 (68 % versus 75 %), il s’est maintenu au Québec (75 % versus 76 %) en raison, sans doute, de la volonté des francophones de rejeter le gouvernement conscriptionniste de Robert Borden. Le sociologue américain Horace Miner avait noté qu’à Saint-Denis-de-Kamouraska, « La politique est généralement considérée comme un domaine d’activités “trop sale” pour les femmes, qui doivent se consacrer à leur foyer. Elles votent aux élections fédérales afin “d’annuler les suffrages des femmes de l’Ontario” » (Miner, 1939 : 64 ; voir aussi Maillé, 1988 : 159). Cela n’a pas empêché les élections fédérales d’être marquées par la suite par une baisse progressive du taux de participation, avec le résultat que le Québec s’est retrouvé avec un des taux les plus bas de la fédération dans les années 1930 (Scarrow, 1961). Si nous regardons maintenant du côté de la sphère provinciale, nous remarquons que le taux de participation, qui s’était maintenu au Québec autour de 78 % de 1931 à 1939, a connu une baisse lors de l’élection de 1944 (72,1 %), baisse qui pourrait avoir été en partie causée par une plus forte abstention des femmes (Cliche, 1961 : 364). Enfin, sur la scène municipale, après l’obtention du vote des femmes en 1940, le taux de participation électorale a chuté à Montréal, passant de 66 % en 1938 à 30 % en 1940.

Il serait abusif de rejeter la faute de ces multiples baisses uniquement sur le désintérêt plus grand des femmes pour la politique : le déclin du taux de participation électorale (qui s’accompagne quand même d’un bond considérable du nombre absolu d’électeurs) tient à des causes complexes et ne saurait être rapporté à un simple désinvestissement des électrices. D’ailleurs, la distance qui sépare la participation des Québécoises de celle des Québécois avant la Révolution tranquille semble être restée bien en deçà de ce qui s’observait au même moment dans d’autres pays. Par exemple, aux États-Unis, à peine le tiers des femmes en âge de voter ont exercé leur droit nouvellement acquis lors de l’élection présidentielle de 1920 et, lors des élections présidentielles subséquentes, la différence de participation électorale entre les hommes et les femmes était d’environ 25 % (Klein, 1984 : 142). Dans les années 1950, la participation des femmes américaines était encore de 10 % inférieure à celle des hommes (Campbell et al., 1971 : 73 ; Klein, 1984 : 143). En contraste, les sondages Gallup que nous avons compilés nous apprennent que, au Québec, cet écart aurait été au niveau provincial de 2,6 % en 1956 et de 2,1 % en 1962. Chantal Maillé a par conséquent raison d’écrire que, pour la période qui nous intéresse, « s’il existe des écarts réels dans le degré d’activisme des hommes et des femmes, ces écarts ne sont pas aussi grands que ce qu’ont soutenu les penseurs de l’apolitisme féminin, du moins en ce qui concerne le Québec » (1990a : 45) [12].

Le « Gender Gap »

La participation électorale au provincial n’est pas la seule question à laquelle les sondages nous permettent d’apporter des éléments de réponse. Dans The Political Role of Women, Maurice Duverger notait que les hommes et les femmes votaient de manière à peu près semblable, mais que là où il y avait divergence, elles tendaient à appuyer des partis situés plus à droite de l’échiquier (1955 : 45-46). Ce modèle a été par la suite confirmé pour un grand nombre de pays, dont l’Australie, la Grèce, la France, la Belgique, la Suède, la Hollande, la Finlande, la Suisse, l’Angleterre et l’Italie[13]. Depuis ces études, le conservatisme des femmes dans l’après-guerre est devenu un lieu commun de la littérature savante en science politique[14]. Certains chercheurs en sont même venus à penser que l’une des premières conséquences du suffrage féminin fut de favoriser l’accession au pouvoir de partis conservateurs (Dogan, 1985). À tout prendre, ce « gender gap[15] » aurait eu un impact non négligeable sur la place relative des partis en Europe et en Amérique.

Or, sur la base de nos données, les opinions des hommes ne paraissent pas différer fondamentalement de celles des femmes au Québec des années 1950. D’abord, il semble que le vote de l’époux et celui de l’épouse se soient recoupés dans la très vaste majorité des couples[16]. En 1974 (nous ne disposons pas de données plus anciennes), seulement 4 % de ceux et celles qui avaient choisi de divulguer le vote de leur conjoint avaient voté pour un autre parti (Blais et Nadeau, 1984 : 299). « Ceci indique, écrivaient Blais et Nadeau dans une étude sur le vote des années 1970, que les divisions politiques dans les ménages demeurent exceptionnelles : elles sont probablement sous-estimées ici, mais elles sont certainement inférieures à 10 % » (Ibid.). Cette conclusion nous semble a fortiori valable pour la période de l’après-guerre, quand l’autonomie des conjoints était encore plus restreinte et que l’on appartenait souvent à une famille politique (« rouge » ou « bleue ») de génération en génération (Lemieux, 1996). « La famille se comporte comme une totalité en toute circonstance, remarquait Miner. Ses membres ont tous la même appartenance politique. Les femmes ne se sentent pas le besoin de voter parce que chacune, normalement, sent que son opinion est représentée par le vote de son mari » (1939 : 70). Ces tendances nous portent à penser que, pour la période des années 1950, le « gender gap » est resté relativement modeste au provincial[17].

Le tableau 1 nous renseigne sur la moyenne des écarts pour les sondages empilés de 1951, 1956 et 1960. Sur la base de ces données partielles, il serait téméraire de vouloir former une thèse globale. Notons seulement que s’il est impossible de dégager une tendance générale pour les hommes, les femmes se sont rapprochées toujours davantage de l’Union nationale / Parti conservateur / Crédit social de 1951 à 1960 (leur appui passant de 53,1 % à 65,88 %) et éloignées du Parti libéral du Québec (leur appui passant de 46,2 % à 33 %). Autrement dit, dans l’après-guerre, l’UN attirait de plus en plus de femmes, et le PLQ se les aliénait à un rythme inversement proportionnel. Il en est résulté que lors du sondage Gallup de 1960, les femmes appuyaient davantage l’UN/PC que les hommes (respectivement 65,1 % et 59,6 %), et appuyaient moins le PLQ que leurs concitoyens (32 % versus 35,9 %). Toujours en 1960, selon cette fois les données du Groupe de recherche sociale (1960 : 9), l’appui à l’UN dirigé par Paul Sauvé et Antonio Barrette (le premier étant mort en cours d’enquête) s’élevait à 63 % chez les femmes et à 58 % chez les hommes. Cette droitisation de l’électorat féminin rejoint ce que nous savons du comportement électoral des femmes américaines (Harris, 1954 : 104 ; Harvey, 1998 : 211). Durant les années 1950, selon les sondages Gallup, la moyenne du « gender gap » aux États-Unis était de 4,7 %, mais avec une tendance à la hausse : le « gender gap » était de 2 % en 1952, et de 6 % en 1956 et en 1960 (Seltzer et al., 1997 : 33). Il en était de même en Angleterre où, dans les années 1950, les femmes étaient plus susceptibles que les hommes de voter Tory, la différence tournant autour de 7 % (Norris, 1988 : 220). On retrouverait par conséquent au Québec l’expression d’un phénomène plus large qui englobe à la fois l’Europe et l’Amérique du Nord, quoiqu’avec moins d’ampleur.

Tableau 1

Intentions de vote (en %) des Québécois·e·s aux élections provinciales de 1951 à 1960

Intentions de vote (en %) des Québécois·e·s aux élections provinciales de 1951 à 1960
Sources : Canadian Institute of Public Opinion (CIPO) : août 1951, Gallup Poll #212 ; et mars1956, Gallup Poll #247 ; Inter-university Consortium for Political and Social Research, 1960, Quebec Provincial Election Study

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On sait que la tendance vers une droitisation de l’électorat féminin s’est généralement renversée dans les années 1960 ou 1970. Au Canada (hors Québec), les femmes se sont mises à soutenir plus fortement que par le passé des partis de gauche (Erickson et O’Neill, 2002). Dans le Québec des années 1960, le contexte était plus complexe parce que l’axe de division « droite–gauche » se doublait, avec l’avènement des partis indépendantistes, d’un axe de division « réforme constitutionnelle-statu quo » et parce que le PLQ a incarné pendant longtemps, dans les faits et dans l’imaginaire, une vision interventionniste de l’État issu de la Révolution tranquille (Chouinard, 2017). Parmi ce vote éclaté, les années 1970 ont quand même consommé le basculement des femmes vers la gauche du spectre politique[18]. Ces oscillations des intentions de vote à long terme nous permettent de souligner que les attitudes électorales des femmes sont déterminées par des contextes historiques et des conditions socioéconomiques et que pour les femmes, comme pour tout autre bloc de l’électorat, la politique est à l’évidence aussi affaire de conditionnements et d’intérêts. Si, à la fin des années 1950, les six facteurs généraux qui ont été communément identifiés dans la littérature pour expliquer les différences de comportement électoral entre les hommes et les femmes (l’âge, la ferveur religieuse, le niveau d’éducation, la participation au travail, la nuptialité et la culture politique ; Bashevkin, 1985) semblent s’être conjugués pour favoriser un appui légèrement plus fort des Québécoises à l’UN, cela ne vaut pas comme règle universelle. En outre, il est bon de rappeler que l’affiliation partisane, la religion, la classe sociale et l’origine ethnique influençaient alors bien davantage le vote que le sexe des électeur·rice·s[19], et que c’est donc vers ces facteurs que les analyses futures doivent se diriger pour comprendre en détail les mécanismes qui sous-tendent en profondeur les variations du taux de participation électorale et du « gender gap ».

Conclusion

Duverger (1955 : 72) avait conclu la première partie de son étude sur le vote des femmes dans les années 1940 et 1950 par ces mots : « This study of women’s voting seems to lead to the conclusion that the woman’s vote brings about no great change in the situation existing before the grant of woman’s suffrage. Upon the whole, women vote much as men do. Their entry into the electoral arena has not fundamentally altered the relative strength of the parties ». Au Québec, les données recueillies aux fins de la présente étude sur la base de sondages pré-électoraux confirment l’hypothèse générale de Duverger. D’une part, le taux de participation électorale ne semble pas avoir été très différencié selon le sexe, sans doute à cause de l’habitude que les Québécoises avaient prises de voter au fédéral depuis une génération. Cette note de recherche conforte par conséquent les analyses de Maillé : très tôt, observait-elle, « les Québécoises se sont largement prévalues des droits conférés par leur affranchissement politique » (Maillé, 1990b ; Cohen et Maillé, 1999). D’autre part, si les partis provinciaux de droite semblent avoir légèrement profité de l’appui des femmes québécoises au milieu et à la fin des années 1950, le vote des femmes n’a pas changé de façon fondamentale le portrait partisan de la province, les écarts étant trop faibles. Le « gender gap » des Québécoises n’a donc pu avoir l’influence qu’il a eue dans d’autres contextes nationaux, en fonction de variables diverses dont le genre était le proxy. Selon nous, la question de cette indifférenciation du comportement électoral est tout autant à creuser que le serait celle d’un écart persistant, et d’autres études devront par conséquent s’attacher à isoler les facteurs qui ont pu jouer dans cette convergence relative des électeur·rice·s au Québec.