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L’ouvrage Stephen Harper. La fracture idéologique d’une vision du Canada se veut une « biographie intellectuelle » (p. VII) de l’ancien premier ministre du Canada Stephen Harper, qui a dirigé trois gouvernements conservateurs consécutifs entre 2006 et 2015. Cet ouvrage de Frédéric Boily, qui est professeur de science politique au Campus Saint-Jean de l’Université de l’Alberta, présente sous un jour nouveau des « propos publiés antérieurement dans des textes académiques et d’opinion » portant sur le mouvement conservateur au Canada (p. VII).

En introduction, l’auteur cherche à expliquer pourquoi Harper a autant suscité l’intérêt des journalistes, des intellectuels et des professeurs de science politique au Canada anglais lorsqu’il était au pouvoir. L’ancien chef du Parti conservateur du Canada (PCC) ne passait pas non plus inaperçu au Québec, dans la mesure où il s’est attiré la critique de nombreux francophones, dont les écrits avaient pour but de dénoncer son gouvernement. Harper ne suscitait pourtant pas la controverse pour des « motifs qui ont rendu sulfureux d’autres personnages politiques comme […] l’ex-maire de Toronto, Rob Ford » (p. 2). Son comportement ne se comparait certainement pas non plus à celui de l’ancien premier ministre canadien Pierre Elliott Trudeau, qui avait une « image iconoclaste de “playboy” et de non-conformiste » (p. 3). Selon l’auteur, la controverse entourant Harper, « qui entraînait un intérêt presque disproportionné » à son égard, s’explique plutôt par un « désaccord idéologique profond avec une grande partie de l’électorat » (p. 3). Boily entend étudier la vision politique de l’ancien premier ministre dans le but de la comprendre, et non pas pour se prononcer en faveur ou en défaveur des actions des conservateurs pendant les années où ils étaient au pouvoir.

L’ouvrage repose donc sur l’idée directrice selon laquelle le premier ministre Harper « avait une vision politique forte, articulée autour d’idées et de convictions qui en ont heurté plus d’un et dont les contours demandent toujours à être mieux compris et cernés » (p. 4). Autrement dit, « Stephen Harper n’est pas venu en politique seulement pour être au pouvoir, mais aussi pour changer l’orientation de la politique canadienne » (p. 11). Boily précise l’importance de prendre en considération l’évolution de la pensée et de la vision de ce politicien de carrière et intellectuel conservateur au fil de ses trois mandats. Le contexte politique, les événements imprévus et l’exercice du pouvoir obligent souvent les personnages politiques à adapter leur vision (p. 7).

Le premier chapitre, intitulé « Les fondements intellectuels d’une vision politique », démontre que la « pensée de Stephen Harper ne se résume pas à un obscurantisme de droite, comme on se plaît parfois à le croire » (p. 8). Selon Boily, la vision de Harper se situe dans « l’univers intellectuel de la droite », et plus spécifiquement à la rencontre du conservatisme traditionnel et du néolibéralisme (p. 54). Harper est d’avis que l’État canadien doit se positionner en retrait, dans la mesure où il « n’a pas à réguler les mécanismes sociaux, son rôle consistant plutôt à se porter garant des fonctions de sécurité dans un monde dangereux » (p. 54). Par conséquent, sa vision s’inscrivait dans la tendance néoconservatrice, puisqu’elle « renouait avec les grands combats antitotalitaires du passé pour procéder à une réactualisation menant à combattre le terrorisme avec la fermeté de jadis contre le nazisme et le communisme » (p. 54). Harper n’était donc pas un « extrémiste politique et religieux », car il ne partageait pas la vision qui est défendue par un certain nombre de politiciens de l’extrême droite en Europe, voire par certains candidats républicains aux États-Unis, dont le sénateur du Texas Ted Cruz (p. 55).

Au deuxième chapitre, « Stephen Harper et le rôle de l’État canadien », l’auteur examine le harperisme, c’est-à-dire comment les idées de ce premier ministre se sont traduites dans les politiques de son gouvernement et dans sa façon de gouverner le Canada pendant près d’une décennie (p. 9). Prenant racine dans son « vivier politique », en Alberta, ses idées s’inspirent des « principales thèses avancées par des intellectuels de l’Ouest ainsi que par le Parti réformiste de Preston Manning » (p. 93). Concrètement, Harper souhaitait être à la tête d’un gouvernement plus à droite, s’opposait aux politiques des gouvernements libéraux précédents et voulait permettre à des provinces comme l’Alberta de se « retrouver aux postes de commande de l’appareil gouvernemental à Ottawa » (p. 93). Dans le but de cerner la « conception de l’État des conservateurs », Boily procède à l’évaluation des politiques du gouvernement Harper, ce qui lui permet de mettre en « lumière la conception entrepreneuriale du rôle du gouvernement », d’où découle l’idée selon laquelle le « Canada devait gagner une stature de superpuissance pétrolière » (p. 10). À cet égard, Stephen Harper n’a pas réussi à faire du Canada une « superpuissance » énergétique, car le président américain Barack Obama a refusé, en 2015, d’autoriser la construction de l’oléoduc Keystone XL (p. 93). Ainsi, l’ancien premier ministre conservateur « laisse un projet largement inachevé », d’autant plus que, « sur le plan environnemental, il a laissé se ternir l’image du Canada » sur la scène internationale (p. 94). En ce qui concerne « l’évolution de la démocratie parlementaire » au cours des trois mandats du gouvernement Harper, Boily arrive à la conclusion que le rôle des députés n’a pas subi de revalorisation durant cette période, d’autant plus que les relations entre le gouvernement et le pouvoir judiciaire se sont envenimées au fil du temps (p. 10).

Au troisième chapitre, qui a pour titre « Le fédéralisme d’ouverture et la refondation de l’identité nationale », l’auteur s’attarde à la « conception du fédéralisme et de la nation » de Harper, et plus particulièrement à la notion de « fédéralisme d’ouverture » et à ses positions à l’égard du nationalisme québécois (p. 10). Selon Harper, le fédéralisme d’ouverture se « situait au-delà des anciennes divisions, comme celles de l’unité et de la séparation ou de la centralisation et de la décentralisation », dans la mesure où il « impliquait aussi de proposer un nouveau genre d’arrangements entre les gouvernements provinciaux et le gouvernement fédéral » (p. 106). Ce troisième chapitre porte également sur les modifications que le premier ministre voulait « apporter à l’identité nationale canadienne, jugée trop libérale » (p. 11). Alors que plusieurs observateurs de la scène politique canadienne « avaient l’impression que Harper voulait remodeler l’identité canadienne dans un sens plus conservateur, voire britannique », Boily est plutôt d’avis que l’ancien premier ministre conservateur accordait davantage d’importance à la « dimension nordique du Canada, une région qu’il a visitée avec assiduité tout au long de ses années au gouvernement » (p. 11).

En conclusion, l’auteur pose tout d’abord un regard sur l’élection fédérale canadienne de 2015 et explore quelques pistes dans le but d’expliquer la défaite des conservateurs face aux libéraux de Justin Trudeau. Il constate ensuite que Stephen Harper, qui a souvent été comparé à des présidents américains comme George W. Bush, Barack Obama ou Richard Nixon, semblait plutôt « chercher de l’inspiration politique du côté des démocraties appartenant à la famille des anglo-démocraties », comme l’Australie (p. 139). Finalement, quand Harper a fait son entrée sur la scène politique fédérale, il avait comme « ambition d’être un premier ministre qui bouleverserait l’état de la politique canadienne en étant un premier ministre de transformation » (p. 140). Boily croit que nous pourrons savoir si les conservateurs ont réellement transformé le Canada uniquement quand nous verrons « à quel point le nouveau gouvernement libéral de Justin Trudeau parviendra à rompre avec l’héritage Harper » (p. 144-145).

Cet ouvrage apporte une contribution au champ des études canadiennes et québécoises en présentant la manière dont s’est concrétisée la vision politique de Stephen Harper de 2006 à 2015. La plus grande force de Stephen Harper. La fracture idéologique d’une vision du Canada réside dans la volonté de l’auteur de présenter une analyse qui amène le lecteur à réfléchir au-delà des préjugés défavorables qu’il peut entretenir à l’égard de l’ancien premier ministre. En introduction, il rappelle que « Stephen Harper faisait aussi de la politique pour gagner, plusieurs lui ayant d’ailleurs reproché de prendre tous les moyens pour y arriver » (p. 11-12). L’analyse de Frédéric Boily aurait donc pu être enrichie en proposant d’établir le lien entre la vision politique de Stephen Harper et la manière dont les conservateurs se sont attaqués aux trois plus récents chefs du Parti libéral du Canada, c’est-à-dire Stéphane Dion, Michael Ignatieff et Justin Trudeau. En terminant, notons que cet ouvrage présente une analyse accessible qui s’adresse à un lectorat qui possède déjà un certain bagage de connaissances à propos du conservatisme et du fédéralisme au Canada.