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La Grammaire non sexiste de la langue française. Le masculin ne l’emporte plus ! est un ouvrage de référence, utile à toute personne désireuse de comprendre le principe de l’écriture inclusive et de le mettre en application. Bien que le débat autour de la féminisation de la langue française ne soit pas un phénomène nouveau, la parution de l’ouvrage s’inscrit dans un contexte de débats et de controverses sur le sujet en France, déclenchés par la publication par les éditions Hatier d’un manuel qui applique l’écriture inclusive (Sophie Le Callennec, Magellan et Galilée-Questionner le monde, 2017).

La Grammaire non sexiste vise à : retracer l’historique de la féminisation de la langue et des résistances qu’on y a opposées ; mettre à disposition des utilisateur·rice·s une grammaire non sexiste en proposant des stratégies de féminisation ; donner l’opportunité aux lecteur·rice·s de s’entraîner à la féminisation par des exercices pratiques. Divisé en cinq parties, l’ouvrage est introduit par un préambule, suivi d’une grammaire non sexiste, elle-même divisée en cinq classes de mots : le nom, l’adjectif, le déterminant, le pronom et le verbe. Des exercices sont enfin suivis d’un corrigé et d’une annexe.

Respectivement avocat et autrice, Michaël Lessard et Suzanne Lacour n’en sont pas à leur premier essai en ce qui a trait à la féminisation de la langue, ayant codirigé ensemble le Dictionnaire critique du sexisme linguistique, paru en 2017 aux éditions Somme Toute. Les deux auteurs adoptent une perspective interdisciplinaire qui allie leurs connaissances et leur pratique en droit à une approche féministe : Lessard a travaillé notamment sur le traitement des victimes d’agressions sexuelles et les recherches de Zaccour ont porté entre autres sur la culture du viol et la critique féministe du droit.

Lessard et Zaccour introduisent l’ouvrage par une anecdote à laquelle la plupart des francophones pourront s’identifier : à l’école élémentaire ou primaire, en cours de français, on enseigne aux enfants la règle selon laquelle « le masculin l’emporte sur le féminin ». Cette règle, qui met en scène la primauté du masculin dans la langue, et donc dans les têtes et dans la société, provoque au départ des sentiments d’injustice et d’indignation, et ce sont ces sentiments qui pourront ouvrir la voie à la déconstruction de la supériorité du masculin dans la langue et dans les esprits. Ce faisant, leur objectif consiste à démystifier le principe du masculin générique dans la langue française, qui par ailleurs ne relève en rien d’une logique « intuitive, naturelle ou nécessaire » (p. 9). En effet, on y apprend en préambule qu’avant d’être féminisée, la langue a d’abord été masculinisée à partir du XVIIe et du XVIIIe siècles, où les suffixes en -esse dans certains termes désignant des professions comme peintresse, poétesse, philosophesse ont été supprimés, effaçant du même mouvement la visibilité des femmes dans ces milieux (p. 10). De même, on apprend que la règle de l’accord de proximité était pratiquée jusqu’au XVIIe siècle, où c’était la syntaxe de la phrase qui déterminait l’accord de l’adjectif ou du substantif et non la « primauté » du masculin, entendu comme générique. C’est un masculiniste, Claude Favre de Vaugelas, qui a mis un terme à cette règle en 1647, prétextant que le genre masculin est le « plus noble » (p. 12), et l’argument sera ensuite repris par d’autres antiféministes.

Dans cette optique, le préambule souligne la dimension foncièrement politique, et non strictement linguistique, de la question de la féminisation de la langue. Or, la masculinisation de la langue est présentée comme une « évidence naturelle » : « le masculin, c’est le neutre », nous a-t-on répété. C’est ce qui a pu dissimuler l’activisme des masculinistes de la langue et au contraire présenter les féministes de la féminisation comme les « vraies » activistes, dans le but de les discréditer. L’utilisation du masculin générique ou, à l’inverse, du terme féminisé ou inclusif, comporte un enjeu politique en ce que le terme employé influe sur l’imaginaire populaire et les représentations mentales des locuteur·rice·s : Lessard et Zaccour donnent l’exemple du terme avocat, qui évoque l’image d’un homme, blanc, sans handicap. L’enjeu est d’autant plus conséquent chez les jeunes filles en ce qui a trait à leur possibilité de s’identifier ou non à des professions prestigieuses : une petite fille aura sans doute moins de peine à s’identifier à une serveuse ou une infirmière qu’à une politicienne ou une autrice, par exemple (p. 18).

Somme toute, apprendre à « féminiser » la langue revient à « désapprendre la langue androcentrique ». Cela ne se fait pas sans résistance, et une partie du préambule est consacrée à déconstruire les principaux mythes et arguments des discours de l’Académie française et des réfractaires de la féminisation qui arguent, entre autres, que le « féminin alourdit le texte » (p. 19), « sonne mal » (p. 20) ou « maintient la binarité des genres » (p. 22).

Toutefois, contrairement aux manuels de grammaire classiques, l’ouvrage ne se veut pas prescriptif, et c’est son principal point fort. La Grammaire non sexiste de la langue française propose en effet différentes stratégies de féminisation et présente les avantages et les désavantages de chacune, ce qui permet à l’utilisateur·rice de décider celle qui lui convient le mieux, en fonction de ses préférences personnelles et du contexte. Quatre critères sont pris en compte pour déterminer les points forts et faibles de chaque stratégie : le potentiel de réhabilitation des femmes ; la féminisation ostentatoire (par exemple, dire autrice au lieu d’auteure ou poétesse au lieu de poète pour mettre en relief la féminisation du terme) ; l’inclusion des personnes non binaires ; la cohérence et la clarté (p. 32). Ainsi, outre son potentiel d’enseignement de nouvelles techniques, le manuel permet de se lancer dans une autocritique qui va au gré des débats et des réflexions autour de la place des femmes en politique et qui reconnaît l’existence des identités de genre multiples.

Enfin, une grande partie de la Grammaire (65 pages) est consacrée à des exercices, ce qui permet de se familiariser avec la féminisation en « jouant » avec les différentes techniques. Cette section invite notamment à s’exercer à la formation épicène des noms, à féminiser des noms ou des textes comme la « Déclaration des droits de l’homme et du citoyen » (p. 113) ou Le Petit Prince (p. 114). La diversité des formes féminines et parfois leur concurrence pourraient sembler rebutantes ou intimidantes pour les lecteur·rice·s, mais ce guide de grammaire se veut un espace d’apprentissage, et la pratique par les exercices s’avère ludique et non rébarbative.