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Les croisements entre la criminologie et la sociologie politique sont fréquents, plusieurs ouvrages et articles s’étant effectivement affairés à mettre en lumière les liens entre les pratiques de gestion de la criminalité et la distribution inégalitaire du pouvoir dans une société donnée. Pensons entre autres aux travaux fondateurs de Donald Black et Hubert Blalock, en passant par les études récentes de la politologue Marie Gottschalk et les ethnographies d’Alice Goffman et Victor Rios. Ayant lui-même assisté à de nombreux procès à la cour d’assises de Paris, le philosophe Geoffroy de Lagasnerie propose dans Juger. L’État pénal face à la sociologie une sociologie critique de l’État, en étudiant attentivement ses mécanismes judiciaires et pénaux. Son analyse prend pour point de départ l’idée d’une « différence entre les logiques juridiques et les logiques réellement à l’oeuvre dans le monde social » (p. 29), cette différence entre le fonctionnement du monde social et celui du monde juridique permettant d’expliquer, selon lui, un certain nombre de tensions analytiques et politiques entre les deux, tout en ouvrant la voie à une contestation du « traitement étatique de la réalité » (p. 32).

Lagasnerie commence son étude en nous invitant à « voir l’État tel qu’il est », ce qui suppose selon lui un certain nombre de ruptures analytiques avec les théories dominantes. Plutôt que de concevoir la justice comme un ensemble de procédures se situant aux antipodes des passions violentes et de la vengeance, le philosophe propose de l’appréhender, en s’inspirant des travaux du juriste Robert Cover, comme l’infliction d’une souffrance : « Penser la justice, c’est penser une “pratique” dont l’“objectif” est de faire souffrir. Si l’on veut nommer ce qui se passe dans un tribunal, il faut dire : exercer de la violence » (p. 56 [souligné dans le texte original]). Cette approche du monde juridique est liée, pour Lagasnerie, à une conception critique de l’État de droit selon laquelle « être un sujet de droit, ce n’est pas, d’abord, être un sujet protégé, sécurisé. C’est avant tout être un sujet jugeable. C’est être emprisonnable, arrêtable, condamnable » (p. 60 [italiques dans l’original]), le tribunal représentant alors une institution centrale dans la dépossession des individus par rapport à l’État. Prendre ce parti implique, suivant Lagasnerie, de rompre avec la philosophie politique contemporaine – d’Arendt à Habermas en passant par Rawls – qui fonde la légitimité de l’État de droit précisément sur l’exclusion de la violence dans la gestion des affaires publiques. En empruntant la définition wébérienne de l’État comme monopolisation de la violence légitime, Lagasnerie se propose de mettre à l’épreuve la légitimité des formes de violence que celui-ci exerce : « S’il est vrai que l’État réclame avec succès le monopole de la violence physique légitime, alors la pensée critique ne devrait-elle pas se situer latéralement par rapport à l’enjeu de la légitimité ? Sa tâche serait de trouver des instruments pour montrer la violence là où on ne la voit plus, la révéler, la faire sentir. » (p. 75)

Après avoir explicité son approche théorique, l’auteur offre une analyse en deux volets de l’institution judiciaire, en se concentrant d’abord sur le système de jugement, puis sur le système de répression. Lagasnerie critique alors la dissociation opérée au début de chaque procès entre un individu, d’une part, et un acte, d’autre part, l’objet du procès étant alors de « décider si, oui ou non, les deux peuvent être liés » (p. 110). Cet exercice d’imputation d’une responsabilité à l’auteur d’un acte, suivant ses caractéristiques personnelles et psychologiques, s’oppose à la démarche préconisée par Lagasnerie, qui viserait plutôt à désindividualiser le jugement porté sur une personne et un acte dans le cadre d’un procès. Le philosophe va en fait jusqu’à accuser l’entretien de personnalité effectué lors des procès d’être « une ruse de la raison pénale. Tout en se donnant bonne conscience sous prétexte de “comprendre”, on réfère l’acte jugé à une série d’autres traits individuels sans jamais référer tous ces éléments à leurs causes objectives ni à leurs enracinements dans la vie sociale et politique concrète, » (p. 151) Face à cette dé-sociologisation des actes individuels, Lagasnerie propose une « lecture politique des totalités » (p. 181), qui supposerait de prendre pleinement en compte les rapports entre les actes individuels et les conditions sociales qui les ont encouragés – expérience de la précarité économique, culture de la masculinité axée sur l’emploi de la violence dans la résolution des problèmes, etc. Une telle pratique impliquerait notamment « d’interroger nos pulsions de jugement, d’orienter notre énergie vers la transformation des totalités politiques plutôt que vers la répression des actions individuelles qui n’en sont que la manifestation occasionnelle et locale » (p. 185).

L’analyse du système de répression offerte par Lagasnerie inverse, à certains égards, la critique du système de jugement énoncée dans la partie précédente de son livre : si la justice désocialise les causes des actions, elle désindividualise en retour leurs conséquences, en postulant que les actes délictueux ne portent pas seulement atteinte aux personnes qui en sont victimes, mais également à des notions générales comme la nation ou encore l’ordre public. L’auteur soutient ainsi qu’« après avoir désocialisé les acteurs, l’État pénal “socialise” les actions, comme s’il voulait rendre chacun d’entre nous potentiellement responsable d’encore plus que ce que nous avons réellement fait afin de renforcer son emprise sur nous » (p. 225). Pour contrer cette perspective, Lagasnerie propose de concevoir l’acte criminel de manière plus restreinte, comme une « relation interpersonnelle dans laquelle un individu a infligé un tort à un autre » (p. 243), ce qui ouvrirait la voie à « des modalités plus latérales, plus singulières, de gestion des réponses à apporter aux agressions, qui se situeraient dans le registre de la reconstruction et laisseraient aux acteurs la capacité de donner des significations autonomes à ce qui leur est arrivé, affirmeraient la possibilité du pardon, de la négociation, de la compensation, de la prise de parole » (p. 265).

Geoffroy de Lagasnerie conclut son ouvrage avec un appel à réintroduire la spéculation et la réflexion globale dans l’analyse en sciences sociales, en soutenant que sans ces dernières la recherche « ne peut poser que des questions locales, c’est-à-dire qui s’inscrivent dans et donc ratifient les formes des institutions – lesquelles ne seront par conséquent jamais interrogées dans leur définition même » (p. 286). Ce livre à contre-courant des représentations dominantes de l’État et du droit constitue une addition bienvenue aux débats sur les manières de rendre l’administration de la justice plus équitable et démocratique, tout en invitant à une analyse critique et englobante des phénomènes sociaux et des institutions politiques. En définitive, que l’on soit d’accord ou non avec les thèses défendues par Lagasnerie, on doit reconnaître qu’elles offrent un éclairage nouveau sur des questions – rapports entre État et société, crime, justice et punition, etc. – à la fois très anciennes et d’une grande actualité.