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Sur le plan disciplinaire, la politique muséale est manifestement un objet de politique sectorielle en politiques publiques. Selon les contextes nationaux et les trajectoires historiques, les politiques muséales sont souvent influencées, sinon profondément arrimées, aux politiques culturelles et aux politiques du patrimoine. On entend donc par politique muséale l’ensemble des activités gouvernementales qui siéent au développement d’un champ muséal, à son organisation et à sa régulation. En science politique et en administration publique, la politique muséale, comme objet d’étude, a occupé une certaine place et suscité un certain intérêt dans les programmes de recherche en politiques culturelles qui ont émergé depuis la fin des années 1970 (Meisel, 1974 ; Mesnard, 1974 ; Mulcahy, 1981 ; 1987). Néanmoins, un réel engouement pour les politiques muséales s’est révélé au tournant des années 2000, entre autres dans des travaux critiques portant sur les rapprochements entre les musées et les actions sociales et économiques du gouvernement, faisant du musée un instrument de l’action publique, notamment dans la sphère sociale. La politique muséale est devenue en quelque sorte un espace de prédilection pour les politologues qui se sont interrogés sur les liens entre musées et intégration sociale (Gray, 2008 ; 2015), musées et accessibilité (Newman et Mclean, 2004), ou encore entre musées et diplomatie culturelle (Nisbett, 2013).

Sur le plan théorique, cet article participe à la problématisation d’une question fondamentale, à savoir les circonstances et le contexte historique et politique qui ont conduit l’État à intégrer et à considérer le musée comme un service public. Depuis la création du Conseil international des musées (ICOM) en 1947, il est admis que le musée est avant tout un service public. La définition du musée de l’ICOM définissant l’institution comme un service public voué à la préservation, à la recherche et à la communication du patrimoine est devenue une norme institutionnelle internationale. Cette définition révèle qu’il existait un consensus fort dans l’après-Seconde Guerre mondiale pour concevoir le musée en tant que service public, mais elle ne laisse rien entrevoir sur les dynamiques qui ont fait en sorte que les États ont développé (et maintenu) des systèmes de musées nationaux. L’objectif de cet article consiste à apporter quelques pistes et à soulever des enjeux pour comprendre les forces sociales et politiques à l’oeuvre dans le développement du secteur muséal par l’État.

Sur le plan empirique, les enjeux que nous venons de soulever prennent encore davantage d’importance et il suffit pour s’en convaincre de réfléchir aux trajectoires des grandes institutions muséales nationales. Le Smithsonian à Washington, le British Museum ou encore la Tate Gallery de Londres, pour ne nommer que quelques illustres exemples, sont le fruit d’une trajectoire similaire. Ces grands musées nationaux sont le résultat de l’exécution – par l’État – de testaments de notables qui souhaitaient que leurs collections (privées) soient prises en charge par l’État et constituées en musée public. Presque tous les musées nationaux britanniques ont suivi cette trajectoire. En France et en Italie, les musées nationaux sont plutôt le fruit d’exigences formulées dans leurs lois respectives du patrimoine. La fin des régimes monarchiques a eu pour résultat de transformer certains sites, propriétés et collections en propriétés collectives de l’État. Les derniers grands développements dans le cadre législatif du patrimoine culturel en France, par exemple, font du patrimoine (et des collections de musées) une propriété inaliénable de l’État. Bref, les musées nationaux ont souvent été initiés à partir de collections privées. On en connaît un peu sur la trajectoire des musées nationaux canadiens et sur l’importance (croissante) des logiques commémoratives et des principes communicationnels dans le développement du réseau fédéral, mais, en revanche, les enjeux politiques sous-jacents aux réseaux muséaux soutenus par les gouvernements des provinces sont moins bien connus. Au Québec, on situe souvent l’année 1933 comme année séminale ou charnière du développement de son réseau muséal public, puisque cette année correspond à la consolidation de l’effort pour le Musée de la province, l’ancêtre des musées nationaux québécois actuels. Pourtant, il existe des traces d’une action publique muséale antérieure à cette date. Cet article a pour objectif de mettre en lumière l’évolution de la rationalité politique de l’action de l’État québécois dans le secteur muséal.

L’État et le musée (1836-1919) 

Une première expérience (1836-1867)

Les historiographies des musées québécois et des musées canadiens accordent généralement peu de place à l’État dans leurs analyses des premiers balbutiements de leur secteur muséal. Au Québec, la genèse du champ muséal est souvent associée aux collections d’art et de spécimens naturels des ordres religieux, dont certaines collections remonteraient à la Nouvelle-France[1] (Miers et Markham, 1932). Les auteurs s’accordent toutefois pour reconnaître que les véritables premiers musées, accessibles au public et/ou aux chercheurs, se développent dans une période d’expérimentation allant de 1824 à 1880, où une trentaine d’institutions sont recensées pour le Québec. Les cabinets de curiosités[2] de Tomasso Delvecchio[3] (1824) à Montréal et de Pierre Chasseur à Québec (la même année) représentent souvent un point de départ pour situer la naissance du champ muséal au Québec (Poulot, 2001 : 93), notamment parce que ces collections étaient généralement accessibles au public. Pour leur part, les collections de sociétés savantes comme celles de la Literary and Historical Society of Quebec (1824), celles de la Natural History Society of Montreal (1827), voire celles de l’Université Laval (dès 1862) ou encore celles du musée Redpath de McGill (1882), figurent toutes également parmi les premières institutions muséales québécoises (Duchesne et Carle, 1990 : 10). Sur le plan artistique, les racines des musées d’art au Québec remontent pour leur part à la création de l’Art Association of Montreal en 1860, qui jettera les bases des collections et des activités du Musée des beaux-arts de Montréal.

Sur le plan politique, il est certes difficile de parler d’une activité claire et cohérente de l’État dans le champ muséal en portant un regard sur cette longue période allant du Bas-Canada (sans responsabilité ministérielle), au Canada-Uni (1840-1867), jusqu’à l’essor de l’État provincial en 1867. S’il n’existe pas à proprement parler de politique muséale, il y a néanmoins des traces bien réelles d’une activité et de décisions de l’État dans le secteur, aussi limitées soient-elles.

À cet égard, le premier musée public[4], c’est-à-dire le premier musée soutenu par une activité étatique en sol québécois, remonte au Bas-Canada, alors qu’en 1836 la législature promulgue une loi qui permet d’acquérir la collection d’artéfacts de Pierre Chasseur pour en faire un musée dans l’enceinte de son assemblée : « L’acquisition du musée Chasseur eut lieu, suivant la loi, pour l’usage du public, et il fut placé pour cette fin dans l’étage qui se trouvait vacant au-dessus du Parlement provincial, M. Chasseur en étant constitué le gardien responsable à la législature du pays. Mais, malheureusement, ce musée fut consumé par les flammes dans l’incendie du parlement qui eut lieu en 1854 », relate Jean-Baptiste Meilleur (1876 : 176), un ancien parlementaire et surintendant de l’Instruction publique du Bas-Canada. Dès 1829, Chasseur a été mandaté par la législature du Bas-Canada pour développer une collection afin de « propager les connaissances de l’histoire naturelle » (ibid.). Meilleur, qui a été chargé d’inspecter les travaux de Chasseur (avant de devenir lui-même plus tard intendant à l’Instruction publique), évoque l’importance d’une telle institution pour le développement de connaissances qui permettront de mieux maîtriser la nature et de prospérer. Selon ce dernier, « l’étude de l’histoire naturelle et les connaissances variées qu’elle a pour objet sont nécessaires à l’accroissement du commerce et au bien-être de la société, surtout dans un pays nouveau comme le nôtre, et dont les circonstances difficiles n’ont pas encore permis d’exploiter suffisamment les ressources ». Plus loin, Meilleur affirme également que ces connaissances contenues dans le musée sont en quelque sorte la « clé qui ouvre les trésors de la nature, […] dans les pays éclairés et progressifs » (ibid.).

Ce passage des mémoires de Meilleur nous renseigne sur la perception publique et politique du musée qui avait cours à l’époque. D’abord, le musée est inscrit dans un discours de la modernité, il est un outil de progrès. Ensuite, le musée est aussi perçu comme un espace de recherche. Dans le cas qui nous intéresse, la première collection gouvernementale avait pour vocation de favoriser la découverte et l’étude du territoire. En somme, la conception étatique du musée à l’époque détonne des conceptions actuelles de l’institution dans la mesure où elle est plus associée à la recherche, à la création et aux travaux d’érudition qu’à un espace à visiter et ouvert au grand public.

Cette première expérience muséale impulsée par une action gouvernementale au Bas-Canada recoupe en fait des expériences similaires dans les autres colonies britanniques, et ce, tant par la conception du musée, entretenue par les pouvoirs publics, que par les espaces envisagés pour accueillir et héberger les collections. En Colombie-Britannique, le Provincial Museum de Victoria (fondé en 1886) sera hébergé dans l’enceinte législative pendant de nombreuses années. À ce chapitre, l’Ontario n’est pas en reste et s’y trouve déjà un Musée provincial en 1896, qui sera éventuellement intégré aux collections du Royal Ontario Museum (Teather, 1992). Les colonies de l’Australie du Sud, de la Nouvelle-Galles-du-Sud et de Victoria ont également hébergé des musées dans l’enceinte de leur parlement.

Musée et action éducative : culture et transformation de la société (1867-1919)

En Europe et dans plusieurs colonies britanniques, certains acteurs politiques influents et certains intellectuels trouvent des vertus éducatives au musée, ce qui participe à l’accélération du rapprochement entre musées et éducation, une idée qui s’impose avec une certaine force et un certain engouement dans la seconde moitié du XIXe siècle. Dans le monde anglo-saxon, les équipements culturels comme les musées et les bibliothèques sont envisagés en tant qu’outils de transformation sociale permettant à la population d’apprécier les fruits des progrès scientifiques, techniques et artistiques de la société (Belfiore et Bennett, 2010). Ce rapport social au musée se diffuse au Canada, entre autres par le biais des discours éducatifs et par l’action du Mechanics Institute – une institution caritative vouée à l’éducation des adultes des classes ouvrières. Parmi les legs de l’action de ce mouvement, citons la bibliothèque Atwater à Montréal (1828). Cette philosophie de transformation sociale par la culture – et les musées en particulier – trouve son apogée dans la construction du South Kensington Museum à Londres (aujourd’hui Victoria and Albert Museum) en 1854 (Bennett, 1995). Pour rendre compte de cet engouement pour le musée, les propos empreints de scepticisme de l’économiste anglais William Stanley Jevons remettent en question le point de vue dominant dans l’espace public : « There seems to be a prevalent idea that if the populace can only be got to walk about a great building filled with tall glass-cases, full of beautiful objects, especially when they are illuminated by electric light, they will become civilized. » (Jevons, 1883 : 55)

Au Québec, des pouvoirs culturels sont définis dès 1867 dans les affectations du ministre de l’Instruction publique. Dans la première loi sur le ministère de l’Instruction publique, le ministre se trouve investi de plusieurs responsabilités, dont : « la création ou l’encouragement d’associations artistiques, littéraires ou scientifiques, l’établissement de bibliothèques, musées ou galeries de peintures par ces sociétés, par le gouvernement ou par des institutions publiques avec l’aide du gouvernement » (art. 2), sans compter l’appui à l’éducation aux adultes et aux ouvriers (art. 3) et la création de statistiques culturelles (art. 4) (Statuts de la Province de Québec, 1868 : 42). Malgré la brève existence du ministère en question (1867-1876), cette responsabilité sera assumée par le surintendant dans les lois sur l’Instruction publique qui suivront[5]. Au-delà des questions institutionnelles, l’influence des philosophies éducatives du Mechanics Institute et celle de l’expérience britannique sont également tangibles dans les mémoires de Pierre-Joseph-Olivier Chauveau, qui rapporte avoir été captivé par le potentiel éducatif des musées à son retour d’Europe, alors qu’il était titulaire de la charge de ministre de l’Éducation de la province (1876 : 10).

En 1882, le gouvernement de la province crée le Musée de l’instruction publique. Cette institution est vouée à la promotion de la culture et de l’éducation en cherchant à émuler les expériences de l’étranger. Ce deuxième musée créé sous l’impulsion des pouvoirs publics de la province est dirigé par son conservateur, Dominique-Napoléon Saint-Cyr, et trouve également place au sein de l’Assemblée législative de la province. Aux dires de Raymond Duchesne et Paul Carle, le Musée de l’instruction publique a finalement deux rôles à jouer : il est « l’instrument d’une appropriation symbolique du territoire “national” », mais il permet aussi « d’alimenter la participation du Québec aux expositions universelles » (1990 : 27). Les expéditions sur le vaste territoire québécois permettent de consolider la collection, en plus d’acquérir des artéfacts qui seront mis à la disposition des expositions universelles. Ce musée remplit des tâches qui ne sont pas très différentes de la première expérience du Musée de la législature (1836-1854). Finalement, le musée n’atteint pas ses objectifs d’éducation qui étaient de rejoindre un grand public et de promouvoir l’éducation dans la province. Les collections du musée seront dissoutes et dispersées en 1919, alors que l’on commence à faire le point sur un nouveau musée national, plus ambitieux.

Cette première période se solde avec deux premières expériences de musées soutenus par les pouvoirs publics, soit le Musée de la législature et le Musée de l’instruction publique (1867-1919). Ces expériences témoignent d’un intérêt de la part des pouvoirs publics pour les institutions muséales, mais elles illustrent aussi certaines limites. Pour l’essentiel, durant cette période, les sociétés savantes, les institutions éducatives et les ordres religieux demeurent les acteurs les plus actifs dans le développement et la production des institutions muséales.

L’ère des musées nationaux (1919-1984)

Le Musée de la province de Québec (1919-1961) : mémoire et politique identitaire

Sous l’impulsion de la politique culturelle de Louis-Athanase David, secrétaire de la province de Québec, le gouvernement redouble d’efforts pour doter la province d’un véritable musée national accessible au grand public. En plus du projet de musée national, le programme culturel de David était des plus ambitieux et parmi les autres chantiers d’intervention culturelle, on observe également des efforts pour le développement et l’enseignement des beaux-arts, des prix littéraires, un soutien à la mobilité des artistes, des bourses d’études et des interventions dans le secteur des archives et du patrimoine immobilier (Harvey, 2003 ; 2013). Le projet du Musée de la province prend forme dès 1920, alors que l’on tente de développer les premiers jalons d’une collection muséale et qu’un jury est constitué pour veiller à l’évolution du projet et pour orienter le développement de la collection (Lacroix, 2008). Une loi est adoptée dès 1922 pour créer le Musée de la province de Québec. Sanctionnée par l’Assemblée le 29 décembre 1922, la première Loi concernant les musées de la province établit le mandat de construire des musées à Québec et à Montréal pour « servir à l’étude de l’histoire, des sciences et des beaux-arts » (Assemblée législative, 1922a : 25). Seul le Musée de la province de Québec sera créé suivant cette loi ; il ouvrira ses portes au public en 1933.

Certaines observations s’imposent sur la politique muséale qui émerge. D’abord, dans sa mise en oeuvre, la politique est plutôt le reflet d’une volonté et d’une conscience patrimoniales et d’une sensibilité aux questions artistiques que le fruit d’une logique éducative. L’incendie de la basilique de Québec en 1922 et la perte de chefs-d’oeuvre artistiques qui résulte de cette tragédie contribuent fort certainement à cette prise de conscience. Dans les travaux de l’Assemblée législative, Athanase David relate l’incendie et explique à quel point un musée peut agir comme dépositaire des objets d’art et de patrimoine, illustrant ainsi à quel point un tel incident permet de prendre conscience de la grande importance d’un musée. Le passage suivant du journal des débats de l’Assemblée traduit bien la pensée et la logique patrimoniales de David :

Le temps est venu de créer un édifice à l’épreuve du feu où toutes les richesses que possède notre province en archives, tableaux, etc. pourront être réunies et conservées pour les générations futures. Il faut conserver ce qui plus tard nous rappellera notre histoire, il faut donner aux générations futures des souvenirs qui leur diront ce que furent les anciens, ceux d’aujourd’hui comme ceux d’hier.

Assemblée législative, 1922b

Le discours de David met en évidence les principaux objectifs de service public associés au musée. Ce discours contraste en quelque sorte avec le discours du Trône de 1922 qui annonçait plutôt la création d’un musée d’histoire naturelle afin de participer à l’éducation de la population ; c’est en définitive un musée résolument porté par des enjeux artistiques et esthétiques qui émerge. Les enjeux artistiques vont prédominer et orienter le développement des musées nationaux au Québec. Alors que les premières expériences muséales soutenues par le gouvernement s’inscrivaient dans le champ de l’histoire naturelle et bien que le Musée de la province de Québec possédait effectivement une collection d’histoire naturelle, cette collection s’est étiolée pour disparaître définitivement des collections du musée en 1962.

Dans ses trente premières années d’existence, le Musée de la province, renommé Musée du Québec en 1963, est le principal instrument et la principale réalisation de la politique muséale de la province. Bien que le musée dispose alors des collections ethnographiques, il est principalement au service de l’histoire de l’art et cherche à trouver une place, dans cette histoire, pour l’art canadien-français. Par ailleurs, le traitement des artéfacts se fait principalement sous le prisme de l’histoire de l’art et cela s’accentue sous le mandat de Gérard Morisset[6], devenu directeur de l’institution en 1953 (Renier, 2010 : 417). En tant que service public, le musée est soutenu et appuyé par le gouvernement pour sa contribution aux questions identitaires où les arts permettent une rencontre entre patrimoine et création, c’est-à-dire un espace mémoriel qui témoigne de l’identité canadienne-française tout en ouvrant une place à venir pour les artistes, les créateurs et les producteurs de patrimoine.

Cette période en constitue également une de rattrapage culturel. Les institutions culturelles de la province avaient longtemps été l’« affaire » des élites anglophones ; on peut penser notamment au « Montreal Museum of Fine Arts[7] ». Ailleurs au Canada, l’Ontario avait amorcé le développement du prestigieux Royal Ontario Museum à Toronto. Le musée traduit une volonté d’affirmation identitaire. Aussi, fait non négligeable à l’appui de cette volonté étatique, contrairement à plusieurs expériences de développement des musées nationaux, l’expérience québécoise résulte d’une volonté de produire des collections et de les mettre à la disposition du public. Le Musée de la province n’est pas le fruit évolutif d’un legs privé, mais le résultat d’une action étatique qui affirme sa présence dans le secteur de la culture.

Les affaires culturelles et le prolongement de l’ère des musées nationaux (1961-1984)

La création du ministère des Affaires culturelles du Québec en 1961 apporte un deuxième souffle à cette ère des musées nationaux. Sur le plan strictement des structures administratives, la création de ce ministère n’apporte pas de changements majeurs (Harvey, 2010 ; Grandmont, 2013). Le Musée de la province, anciennement sous la direction du Secrétariat de la province, est placé sous la gouverne du ministère après sa création. Si sur le plan structurel les changements semblent mineurs, en revanche c’est sur le plan politique et en ce qui concerne les orientations que la politique muséale s’alimente de l’énergie du nouveau ministère de Georges-Émile Lapalme. Selon Pierre Landry, « une nouvelle carte de la muséologie québécoise se précise dans les bureaux du ministère des Affaires culturelles » (2011 : 119). En effet, le ministère se donne des ambitions de développement culturel et le champ muséal n’est pas en reste avec un projet de musée ethnographique et un autre de musée d’art contemporain. Pour ce faire, le ministère participe activement au développement des collections et procède à de nombreuses acquisitions.

Comme le souligne Gaëlle Lemasson (2015), la politique culturelle de Lapalme est traversée par une volonté de rendre l’art et la culture accessibles au plus grand nombre. Les objectifs de la politique font en sorte de promouvoir la préservation, le rayonnement, mais aussi l’accès aux grandes oeuvres de la culture canadienne-française et aux chefs-d’oeuvre de l’humanité. À l’instar de la politique culturelle française du ministère de la Culture d’André Malraux en France, la politique culturelle du Québec est ancrée dans une logique de démocratisation de la culture (Saint-Pierre, 2007). Parmi tous les instruments des politiques culturelles nationales, que ce soit en France, au Royaume-Uni, en Italie ou au Québec, le musée est alors envisagé comme un des piliers de cette démocratisation. Il est ainsi considéré comme un service public voué à rendre accessibles les oeuvres et les artéfacts ; le musée communique la culture.

La politique ministérielle fait en sorte de participer au développement de deux autres musées et de « moderniser » l’administration du Musée du Québec (Landry, 2011 : 120), qui deviendra éventuellement le Musée national des beaux-arts du Québec. En 1964, l’État québécois se dote d’une nouvelle institution, le Musée d’art contemporain à Montréal, dont la mission est de faire le pont entre ce type d’art et la société québécoise. Cette volonté de prendre en charge les affaires culturelles et la reconnaissance d’un rôle de l’État dans l’accessibilité de la culture se confirme aussi dans le développement d’un statut spécial pour le Musée des beaux-arts de Montréal. Une loi spéciale est votée en 1972, visant à faire de ce musée privé (développé par l’Art Association of Montréal à la fin du XIXe siècle) une institution sans but lucratif avec une participation financière de l’État assortie de mécanismes de reddition des comptes.

La décennie 1970 s’amorce avec une affirmation du rôle de l’État dans les affaires muséales qui surpasse la volonté de créer des institutions nationales. En 1971, la Direction générale des musées est créée et, quelques années plus tard, suit la création d’un service pour les musées privés de la province. Les premières analyses complètes du réseau muséal québécois (public et privé) militent en faveur d’un rattrapage institutionnel et d’une marche vers la professionnalisation.

La fin des années 1970 est marquée par une ébullition de projets culturels. Le livre vert du ministre des Affaires culturelles Jean-Paul l’Allier (1976) traduit une volonté de stimuler l’action culturelle de l’État à travers de nouvelles institutions, notamment par l’établissement d’une panoplie de conseils consultatifs. Suivant cette impulsion, le nouveau gouvernement du Parti québécois formulera les éléments d’une politique culturelle. Le livre blanc de Camille Laurin en 1978 laisse place à un chantier de politiques culturelles qui influenceront la manière de penser le secteur muséal. La politique de développement culturel de Laurin a souvent été caractérisée comme un mouvement d’une conception artistique vers une conception anthropologique ou élargie de la culture (Saint-Pierre, 2003 : 20), ce qui n’est pas faux. Mais, fondamentalement, cette politique de « développement culturel » apparaît également comme une tentative de distanciation par rapport à une conception potentiellement élitiste de la culture. Pour les musées, la politique du développement culturel annonce un rapprochement avec la philosophie des écomusées (Ministre d’État au développement culturel, 1978 : 369) qui se développait en France avec une philosophie de communication et d’exposition misant sur les thèmes locaux, la proximité et une accessibilité culturelle des thèmes. Enfin, la politique du développement culturel annonce par ailleurs une volonté de régionaliser les interventions du ministère et de développer les capacités du réseau en région. Les lois constitutives des musées nationaux rendent ceux-ci garants de services conseils et de soutien au réseau des musées régionaux et locaux qui se développent ou tentent de se consolider sur le territoire.

À ces projets muséaux de développement culturel et de démocratisation de la culture s’ajoute le projet d’un musée d’ethnographie. Ce dernier grand chantier du développement de la politique des musées nationaux du Québec est traversé par des ruptures et des chocs entre des courants idéologiques, tant sur le plan politique que professionnel. De l’Institut national de la civilisation en 1967, au Musée de la civilisation (1984), en passant par le projet du Musée de l’homme (1967), le développement d’une institution vouée à l’ethnographie et la culturel matérielle prolonge l’ère du développement des institutions muséales jusque dans la décennie 1980 (Bergeron, 2002). Alors que le ministère poursuit sa politique de développement culturel, la logique de démocratisation culturelle se heurte à de nouveaux référentiels politiques portés par les ethnologues et les nouveaux muséologues qui souhaitent prendre leurs distances par rapport à la logique élitiste de la culture portée par la politique du ministère.

En 1983, l’Assemblée nationale promulgue une loi (Loi 35) qui fait du Musée des beaux-arts de Québec et du Musée d’art contemporain de Montréal des sociétés d’État. À ces musées s’ajoute en 1984 le nouveau Musée de la civilisation, qui ouvre ses portes au public en 1988.

De 1933 à 1984, la politique muséale québécoise comporte certaines singularités. Pour des raisons qui sont propres aux dynamiques de l’évolution des collections, mais aussi aux forces politiques en place, la politique muséale québécoise accorde une place prépondérante aux enjeux et aux collections d’oeuvres d’art. La muséologie scientifique et technique est en fait absente du portrait de la politique des musées nationaux. Le Québec est, avec la France, un des premiers États occidentaux à se doter d’un ministère de la Culture. Or, l’action culturelle du ministère et son action directe sur le Musée de la province font en sorte de façonner et d’orienter le développement des musées, notamment par le rachat de collections pour éviter qu’elles sortent des frontières de la province. La prédominance des collections d’art et de patrimoine est portée par la persistance d’une logique de préservation et de rayonnement de la culture.

La politique muséale du Québec en est alors une de développement des musées nationaux. À certains égards, la logique de service public qui est promue et valorisée par cette action culturelle rejoint néanmoins les actions de plusieurs États, la France et le Royaume-Uni entre autres, dans leur participation au développement d’institutions nationales et au développement de politiques qui font du musée un instrument de démocratisation de la culture. En 1984 s’achève et se consolide une politique faisant du musée un service public – une mission de l’État – voué à l’accessibilité des arts et du patrimoine.

Un secteur à gérer : politique muséale et « gouvernementalité » (1984-2013)

Le dernier volet de l’évolution des rationalités d’action publique de la politique muséale du Québec concerne non pas la création de nouvelles institutions, mais la transformation du rapport entre État et musées. Si les musées nationaux occupent une place d’importance et si leur part de financement gouvernemental est et demeure considérable, il reste que les orientations des nouvelles politiques muséales font en sorte d’accorder une importance aux musées « privés[8] » ou associatifs et à but non lucratif. Les musées nationaux ont certes un mandat et un rôle essentiels et distinctifs à assumer, par leur nature, mais depuis 1983, avec leur statut de sociétés d’État, ils deviennent en quelque sorte des musées comme les autres, appartenant au vaste champ muséal québécois dont on commence à reconnaître et à cartographier les contours et les besoins.

Les politiques développées le sont suivant une logique sectorielle qui tend à s’imposer. L’objectif de la politique gouvernementale qui se développe des années 1980 jusqu’à nos jours s’articule autour d’instruments de gestion d’une population organisationnelle, ce qui laisse entrevoir une perspective qui a tous les traits des rapports de gouvernementalité décrits par Michel Foucault (2004). On observe ce repositionnement dans les orientations de la dernière grande politique culturelle du Québec en 1992. Si celle-ci reconnaît l’importance des musées et leur contribution, soit « rendre le patrimoine accessible à la population » (Ministère des Affaires culturelles, 1992 : 41), force est de constater en revanche que le gouvernement conçoit ses nouvelles actions et nouveaux efforts comme des appuis à la consolidation de ce secteur. Autrement dit, il ne s’agit plus de formuler et de diriger les orientations muséologiques de la province, mais de soutenir l’initiative des intervenants du secteur. Les grandes initiatives et les grandes interventions qui caractérisent la politique muséale de l’État québécois vont en ce sens. Soutien au développement professionnel, élaboration des critères de classement et d’agrément des musées et stratégies pour le soutien au secteur figurent parmi les grandes orientations de la politique muséale de la province telles que stipulées dans cette politique globale.

En 1994, le gouvernement précise son nouveau rôle d’acteur de soutien au secteur dans le cadre d’une politique formelle : « S’ouvrir sur le monde : Le réseau muséal québécois ». Cette politique illustre comment l’État québécois se représente ses rapports avec le secteur. Selon les critères de cette politique, l’État a pour objectif de soutenir la consolidation du secteur et cette consolidation passe entre autres par un possible soutien financier. Ce soutien peut être octroyé aux organisations qui sont évaluées positivement, mais celles-ci doivent au préalable être accréditées. Cette politique insiste sur la collaboration interinstitutionnelle, la recherche de soutien financier auprès des municipalités, y compris une démonstration de « la volonté de l’organisme à diversifier ses sources de revenus » (Ministère de la Culture et des Communications, 1994 : 7). La mise en oeuvre de cette politique est également traversée par des impératifs propres aux logiques de la gouvernementalité. L’accréditation des musées se fait en fonction de « ne pas dédoubler le rôle et le mandat des institutions déjà accréditées » et selon des « limites géographiques raisonnables » dépendant de « la densité et la population du territoire » (ibid. : 4). De manière intéressante, on peut dire que la politique n’est pas tant préoccupée par l’adhésion d’une communauté à un projet muséal, ou encore la volonté d’une communauté de se doter et de maintenir un équipement en fonction de son histoire singulière et de sa volonté, mais qu’elle est plutôt fondée sur le critère d’une rentabilité, implicitement construite autour de critères marchands, et fort probablement imaginée dans un contexte d’économie touristique. Loin de nous ici l’idée d’exercer une simple critique du modèle « commercial » ou « marchand » des musées. En fait, nous croyons davantage que l’articulation de cette politique de 1994 est révélatrice d’une conception étroite des rapports entre musées et territoire et, ultimement, des rapports entre musées et communautés.

En 2000, le gouvernement du Québec dévoile son grand instrument de politique dans le secteur muséal, soit une politique formelle qui décrit les grandes orientations du gouvernement dans le secteur. Cette politique confirme également ce nouveau rapport à la culture dans lequel l’État se distancie des questions proprement culturelles. Dans l’énoncé de politique, on peut lire notamment que cette dernière « repose sur le modèle de la démocratie culturelle où l’intervention publique se veut au service des citoyens, davantage décentralisée, répartie entre les divers paliers gouvernementaux et les milieux professionnels » (Ministère de la Culture et des Communications, 2000 : 19). Et dans ses modalités de fonctionnement, « l’État interviendra par des actions ciblées (subventions au fonctionnement de base, aide aux projets, fonds de stabilisation, etc.) visant l’ensemble des institutions pour assurer une muséologie vive et active » (ibid. : 20). Le plan d’action établi accorde beaucoup d’importance à la professionnalisation du secteur, au développement de réseaux régionaux et de partenariats avec des acteurs locaux.

Cet énoncé de politique en 2000 du ministère de la Culture et des Communications (Vivre autrement… la ligne du temps) est le dernier document cadre qui formule les grandes orientations de la politique muséale du gouvernement. Depuis la fin des grands projets de musées nationaux, la politique muséale du Québec est caractérisée par une logique sectorielle et les instruments de la politique visent avant tout l’appui au secteur et à son autodéveloppement. En 2013, le gouvernement du Québec révèle les travaux préparatoires à une nouvelle politique muséale qui propose de nouveaux instruments pour la mise en oeuvre de la politique, en matière de mécanismes d’agrément, de stratégies de gestion des collections et de mécanismes de coordination entre le ministère et le champ muséal ; mais, pour l’essentiel, cette esquisse de politique s’articule autour des mêmes référentiels : consolidation, soutien aux acteurs, démocratie culturelle, soutien à la vitalité des organisations, approche sectorielle (Ministère de la Culture et des Communications, 2013). La nouvelle rationalité de l’État en matière de politique muséale s’articule non pas sur la définition de la culture et non plus sur l’aspiration de caractériser les orientations esthétiques de la nation, mais son objectif se limite à la gestion des conditions et de l’environnement dans lesquels évolue le secteur. En ce sens, la politique muséale du Québec se distingue de bien des initiatives que l’on retrouve du côté du continent européen où, dans la même période, d’ambitieuses politiques muséales se sont développées, faisant du musée un instrument de l’action sociale. Au Royaume-Uni, par exemple, le financement des grands musées nationaux – sous la politique culturelle des années Tony Blair – a été grandement associé (bonifié ou affecté) par son alignement à des objectifs de développement sociaux très ambitieux, mais aussi parfois très, sinon trop, spécifiques (Gray, 2008). Alors que cette stratégie a grandement inspiré le renouvellement de politiques culturelles dans plusieurs États, le Québec est demeuré plutôt imperméable à ces influences qui auraient pu participer à des réorientations de son action culturelle. Alors que le gouvernement fédéral du Canada a appuyé la construction de nouveaux musées fédéraux (Musée canadien de l’immigration et Musée canadien pour les droits de la personne), le Québec s’en est tenu à son rôle de gestionnaire du secteur.

Conclusion 

Le musée est producteur de représentations sociales et politiques. Sur le plan symbolique et au terme de ses dispositifs discursifs, le musée construit son pouvoir à travers le développement de collections, au moyen de ses dispositifs d’exposition, mais aussi par le biais des travaux de recherche qui documentent ses collections. En science politique, et notamment en pensée politique, ce sont ces dimensions qui sont les plus manifestes dans les travaux des chercheurs qui s’intéressent à cette institution. En somme, ce sont les dynamiques discursives qui découlent de l’infrastructure muséale qui ont traditionnellement attiré l’attention des chercheurs. Pour leur part, les politiques muséales occupent une place grandissante dans la discipline, tout en restant un sujet d’étude plus marginal par comparaison avec d’autres champs de politiques publiques. Dans le cadre de cet article, nous avons cherché à illustrer ce que la politique muséale et son étude permettent de comprendre et de saisir en termes de rapports entre État et culture. De manière spécifique, nous avons aussi cherché à problématiser la politique muséale dans une perspective historique afin de saisir le rapport – lui-même changeant – entre État et musées. Le musée – en tant qu’institution – prend les formes et les contours que nous lui connaissons aujourd’hui vers la seconde moitié du XVIIIe siècle. Or, malgré la persistance et la permanence de cette institution sociale, la place que lui accorde l’État, son rapport avec l’État et la manière dont elle est associée à l’action publique de l’État se transforment radicalement au fil des époques.

Cet article nous a permis d’illustrer les rapports changeants entre État et musées tout en documentant l’évolution des grandes orientations de la politique muséale du Québec. Un recul historique nous permet de dresser un portrait de ces rapports en trois temps. De 1836 à 1919, le gouvernement expérimente et tisse des premiers liens avec cette institution. Certes ces musées arrivent dans l’arène des débats publics par les dynamiques de persuasion de ce que Paul J. DiMaggio (1991) caractériserait d’entrepreneurs institutionnels. Au Québec, comme dans le reste du Canada et en Angleterre, on peut ajouter que l’État perçoit rapidement le pouvoir de l’institution et son potentiel à favoriser des mesures d’éducation populaire. Enfin, à partir de ces observations, nous pouvons établir certains constats dans une perspective comparative. En termes de similitudes, force est de constater que les rapports entre État et musées au XIXe siècle au Québec (Bas-Canada et Province de Québec) ne sont pas très différents des rapports que nous observons dans les autres colonies de l’Empire britannique. Les gouvernements coloniaux expérimentent ce nouvel instrument d’action publique. L’influence du Mechanics Institute, des musées britanniques et des expositions coloniales ou expositions universelles est primordiale dans la construction de l’importance politique du musée.

De 1919 à 1984, la politique muséale du Québec prend forme et se précise avec le temps. Un nouveau rapport État et musées émerge. Dans cette période, l’État est le principal acteur dans la production du champ muséal. Par ses politiques de musées nationaux, l’État est en effet producteur de musées. L’institution est alors envisagée comme un service public et abordée sous le prisme des questions patrimoniales et des enjeux d’accès à ce patrimoine. Une des singularités de la prolifération des musées nationaux au Québec découle du fait que le gouvernement a activement été producteur de collections. Les musées nationaux sont le plus souvent le fruit de la gestion d’un legs privé (dans la tradition anglo-saxonne), voire le fruit d’une prise en charge collective (collectivisation) d’un patrimoine ou d’une collection relevant d’une autorité royale ou religieuse, ou encore le produit résiduel des activités de l’État dans les domaines artistique, scientifique et anthropologique (explorations, concours de sociétés nationales des arts, etc.).

Enfin, les politiques muséales des dernières décennies voient émerger un rapport plus distant dans lequel l’État se construit comme un accompagnateur et comme un gestionnaire des conditions qui permettront au secteur d’évoluer et de se prendre en main. Le musée est graduellement problématisé par l’État comme un secteur à gérer. C’est du moins ce que les objectifs des récentes politiques muséales du Québec communiquent.