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Le Cameroun a servi au début des années 1980, aux côtés d’autres pays africains, au projet de renouvellement des analyses africanistes dont était porteuse la revue Politique africaine alors naissante. Après les numéros 22 et 62 respectivement dans les années 1980 et au milieu des années 1990, le 150e numéro de la revue est à nouveau consacré au Cameroun. Cette parution offre aux lecteurs une proposition originale visant à rendre intelligible la manière dont l’ordre politique et social camerounais fonctionne. « L’État stationnaire » résume cette ambition. Dès l’introduction, le socio-politiste Fred Eboko et l’anthropologue Patrick Awondo, coordonnateurs du dossier, fournissent des indications conceptuelles et historiques sur leur programme paradigmatique. « L’État stationnaire » apparaît ainsi à l’intersection de trois caractéristiques. C’est, d’abord, un produit historique issu d’un infléchissement du pouvoir de Yaoundé qui a dû faire face, entre 1980 et 1990, à des tentatives de putsch, à une crise économique et à la gestion de la libéralisation de la vie publique. C’est, ensuite, une organisation politique singulière qui génère ou produit « un système d’allégeances clientélistes » avec pour effet la « conservation » ou la « perpétuation » du pouvoir. En tant que tel, l’immobilisme est appréhendé et perçu à la fois comme fondement et effet du système. C’est, enfin, une mécanique qui conjugue une « inertie de l’action publique » et un « contrôle politique » dessinant les contours et le contenu d’une véritable « gouvernance de la neutralisation » (p. 22).

Les six contributions qui constituent le dossier s’emploient ainsi à démontrer cette logique stationnaire qui caractérise le fait étatique et politique dans ce pays. Les trois premiers articles privilégient une entrée par les policies en s’intéressant justement aux actions initiées et/ou conduites par l’ordre gouvernant. Le travail de l’État et la mise au travail par celui-ci sont ainsi appréhendés comme étant, avant tout, au service de la stabilité d’un système et de ses acteurs. Les projets dits « structurants », qui doivent permettre au pays de rentrer dans la catégorie fantasmée des pays émergents, font l’objet de « rivalités politiques » et des guerres de positionnement impliquant des acteurs tant nationaux qu’internationaux. C’est le cas du projet de construction du port autonome de Kribi (Gérard Amougou et René Faustin Bobo Bobo, p. 29-51). Des programmes urbains à trame participative sont investis, quant à eux, par un « gouvernement de la suspicion » qui maintient les acteurs associatifs qui y interviennent sous la méfiance des populations tout en les assignant à un régime de surveillance et de contrôle de la part de l’État. Cet état de fait est observable dans la mise en oeuvre, à Yaoundé, du Programme participatif d’amélioration des bidonvilles (Patrick Dieudonné Belinga Ondoua, p. 53-74). Dans la même veine, les réformes publiques sont difficilement réalisées. Elles présentent davantage une consistance dans les discours et pas nécessairement dans une matérialité susceptible d’informer sur des avancées, comme le révèle l’analyse des réformes pénitentiaires (Marie Morelle, Patrick Awondo, Habmo Birwe et Georges Macaire Eyenga, p. 75-96).

Les trois dernières contributions s’intéressent, pour leur part, à la politics telle qu’elle se donne à voir. À ce titre, l’accent est d’abord mis sur les technologies par lesquelles la « capture de la démocratisation » est actée au Cameroun depuis 1990. Cette capture est exercée par la capacité du système politique « à canaliser les formes institutionnelles, normatives, transactionnelles et rétributives, coercitives et contraignantes » (Mathias Éric Owona Nguini et Hélène-Laure Menthong, p. 99). Le regard se porte ensuite sur la manière dont le champ politique est clivé. D’une part, s’y déploient des logiques et des actions spécifiques de soutien à la continuité du pouvoir en place et correspondant par conséquent à des « appels » au maintien de son leader. D’autre part, face à ce soutien, des contre-appels expriment des envies et des « désirs d’alternances » (Jean-Marcellin Manga, p. 139-160). Enfin, les crises qui traversent le champ politique deviennent le cadre de luttes investissant des domaines singuliers. Un « détour par le religieux » permet de lire les fractures qui traversent la société camerounaise à l’occasion de crises de fond, par exemple la « crise anglophone » qui secoue le pays depuis 2016. Gouvernement et mouvements sécessionnistes y mobilisent des « armes religieuses » pour atteindre leurs objectifs respectifs. Ce sont également des imaginaires religieux à projection socio-politique qui s’affrontent. Un « Dieu de la justice », figure et ressource symboliques des sécessionnistes, fait ainsi face à un « Dieu de la paix », référent symbolique du gouvernement (Nadine Machikou, p. 115-138).

Comparativement au cadre conceptuel et historique exposé en introduction, les contributions parviennent à présenter les rouages, les formes de l’infrastructure politique, technique et imaginative sur lesquels repose l’État stationnaire. Celui-ci se présente plus que jamais comme une organisation politique taillée pour le contrôle total des ressources du champ socio-politique et pour l’apprivoisement des temps de conjoncture qui eux-mêmes deviennent ressources. Les articles en dévoilent les modes de fonctionnement assis sur une toile d’allégeances qui s’étend de la sphère politico-administrative à celle du champ social (société civile), le secteur privé ayant déjà été mis sous contrôle dans bien des cas. Les effets du système sont bien cernés. Ils sont d’ordre organique dans leur capacité à maintenir le champ politique dans l’« immobilisme », « l’inertie ». Ils sont d’ordre « technologique » (au sens de technologies de pouvoir) en développant (et procédant par) une gouvernementalité de la suspicion, une « gouvernance de la neutralisation », en promouvant « l’art de gouverner en restant sur place ». L’originalité du dossier vient de cette capacité à articuler analyse du système et restitution de sa mécanique dans son historicité, ses déclinaisons plurielles, et à croiser pratiques et repères cognitifs. L’ensemble est rehaussé par une introduction qui pose les bases conceptuelles et théoriques permettant une lecture fluide des contributions. Elle a en outre le mérite de systématiser les nombreux travaux sur le Cameroun en les resituant dans l’actualité du gouvernement contemporain de ce pays. On peut noter les références à des travaux de Jean-François Bayart, Achille Mbembe, Fred Eboko (l’un des coordonnateurs du dossier), Peter Geschiere, Francis Nyamnjoh, Fanny Pigeaud, Luc Sindjoun, ou encore la manière dont certains contributeurs parviennent à réactualiser finement leurs travaux antérieurs, à l’instar de Mathias Éric Owona Nguini et d’Hélène-Laure Menthong. On n’oubliera pas l’hommage à Eboussi Boulaga dont les réflexions trouvent là des mises en perspective consistantes.

On peut toutefois, et c’est également l’un des mérites du dossier, s’interroger sur certains choix faits dans les différents articles quant à une poursuite des travaux sur l’État camerounais. Trois commentaires émergent ainsi. Le premier est relatif aux mécanismes de l’État stationnaire et à ses finalités qui sont clairement situés. Il semble, cependant, que cet État stationnaire projette autre chose sur ses périphéries territoriales en les maintenant dans un semblant de laxisme, contrôlé par l’État par l’intermédiaire de son appareil administratif et sécuritaire. Les dynamiques stationnaires à l’oeuvre dans les périphéries territoriales auraient pu être mobilisées pour épaissir des réflexions qui se décentrent très peu des pôles traditionnels (géographiques et politiques) du pouvoir. Seuls l’article de Morelle et ses collègues sur la réforme pénitentiaire et celui de Machikou sur la crise anglophone investissent quelque peu les périphéries nationales. On peut, à juste titre, s’interroger sur la manière dont le cadre conceptuel proposé prend en charge cette dimension territoriale de l’ordre stationnaire et ses expressions « empiriques ».

Le deuxième commentaire porte sur l’ambition de recouvrement de l’ensemble de la vie sociale par cet État. Ce recouvrement peut-il être total ? N’existe-t-il pas des failles, des interstices d’autonomie par et dans lesquelles se dessinent aussi des « lignes de résistances » ? On en aperçoit quelques signes dans les textes (nouvelles technologies, exploitation du capital législatif/juridique pour des actions à potentiel subversif), mais pas toujours comme entrées principales d’analyse. Il y a certainement un intérêt à voir comment l’État stationnaire se pense et est acté (parfois dans le sens de son ébranlement) dans les résistances qui se développent contre lui. C’est sans doute conscients de ces aspects que Fred Eboko et Patrick Awondo insistent sur le besoin de regarder également du côté de la « résistance passive des cadets sociaux », de la place des femmes pour enrichir l’analyse.

Pour finir, une impression générale semble se dégager de la lecture du dossier : celle d’une consécration forte de l’exceptionnalité camerounaise (« le Cameroun c’est le Cameroun »). Sans nier les spécificités du « cas » camerounais, il semble tout autant important d’éviter les extrêmes en considérant que ce pays présente un fonctionnement et une matrice politiques possiblement repérables dans d’autres contextes. Cela suppose d’assumer les points de banalité qui régissent la situation étatique au Cameroun pour faire de l’« État stationnaire » un paradigme pouvant éclairer d’autres réalités au-delà des « sept collines » de Yaoundé, la capitale camerounaise. Le dossier réussit, en tout cas, son pari de poser les bases d’une réactualisation de l’analyse des ordres politiques africains.