Corps de l’article

Depuis 1996, l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) se préoccupe particulièrement de la concurrence fiscale dommageable par le biais de régimes préférentiels. Au fil des ans, l’organisation a mis l’accent sur l’évasion fiscale et l’évitement fiscal, mais jusqu’à récemment, les principaux résultats de ses efforts se sont limités à améliorer la transparence afin de contrôler l’évasion fiscale. La crise financière mondiale, combinée aux révélations de médias et de lanceurs d’alertes qui ont fait la lumière sur des scandales d’évitement fiscal par des multinationales, a augmenté l’intérêt du public pour ces questions et pour leur impact sur les finances publiques. Avec le projet « Base Erosion and Profit Shifting » (BEPS) lancé en 2013, l’OCDE a procédé à un examen approfondi des caractéristiques des régimes fiscaux pour déceler les possibilités de stratégies d’évitement fiscal international, y compris le recours à des régimes fiscaux préférentiels tels que les régimes de propriété intellectuelle (PI) auxquels la présente analyse s’intéresse plus spécifiquement.

Pour illustrer l’impact des régimes préférentiels pour la PI qui existaient avant le projet BEPS, prenons l’exemple de la société mère d’une entreprise multinationale qui réside dans le pays A, une juridiction à fiscalité élevée où le revenu étranger actif (et son rapatriement) gagné par une filiale est exempt d’impôt[2]. Cette entreprise possède une filiale dans le pays B, lequel offre un régime préférentiel pour les revenus de PI. D’un point de vue fiscal, il est avantageux pour une entreprise multinationale de mener ses activités de recherche et développement (R&D) de PI dans le pays A (ou dans toute autre société affiliée localisée dans un pays à forte imposition) afin de déduire les dépenses de son revenu imposable, tout en bénéficiant généralement d’incitatifs fiscaux à la R&D. Dans ce cas, les emplois et les capitaux sont maintenus dans le pays A. Cependant, la propriété intellectuelle peut être détenue ou transférée dans la filiale du pays B, où les revenus qu’elle génère recevront un traitement fiscal favorable. Le groupe multinational organise alors ses activités de façon à faire transiter les revenus de redevances générés dans le groupe ou à l’externe par la filiale située dans le pays B. D’ailleurs, on observe un ratio élevé des revenus provenant de la propriété intellectuelle par rapport aux dépenses de R&D dans certains pays (Irlande, Hongrie, Luxembourg, Pays-Bas) (St-Cerny-Gosselin et Latulippe, 2016).

Au vu des rapports finaux du projet BEPS, l’OCDE considère qu’un traitement fiscal préférentiel accordé par un pays pour le revenu généré par la propriété intellectuelle (des redevances, par exemple) constitue une forme de concurrence fiscale acceptable et non dommageable uniquement lorsque le régime exige que le bénéficiaire poursuive des activités économiques réelles et substantielles dans le pays. Dans ce contexte, le présent article analyse les pratiques de concurrence fiscale et la substitution entre différentes formes de concurrence fiscale, avec le cas spécifique des régimes fiscaux préférentiels pour la PI. L’étude de ce cas fait ressortir un lien entre l’adoption par plusieurs pays de régimes d’incitatifs fiscaux pour les revenus de PI depuis 2000 et les travaux de l’OCDE, et ce, plus particulièrement à la suite de la recommandation récente de l’organisation concernant l’exigence d’activités économiques réelles et substantielles.

En utilisant un cadre théorique qui fait état de quatre formes de concurrence fiscale, l’argument principal est que le lien de substitution entre les formes de concurrence, présenté par Peter Dietsch et Thomas Rixen dans leur article « Tax Competition and Global Background Justice » (2014), est démontré et même amplifié dans le cas de la recommandation de l’OCDE concernant les régimes de propriété intellectuelle. En effet, cette recommandation qui limitait une forme de concurrence a conduit au remplacement de certaines pratiques de concurrence fiscale jugées inacceptables, soit celles attirant le capital et la base d’imposition sans activité économique, par des pratiques tolérées, c’est-à-dire celles qui attirent à la fois une assiette fiscale mobile et une activité économique. De façon plus large, la présente analyse soutient également que les formes de concurrence fiscale sont interconnectées. Les choix de politiques pour contrer efficacement une forme de concurrence fiscale peuvent exercer des pressions pour l’adoption d’autres pratiques de concurrence fiscale.

La première partie de l’article présente le cadre théorique relatif aux formes de concurrence fiscale. La deuxième partie met en contexte le cas des régimes préférentiels pour la PI, en exposant le travail de l’OCDE en ce qui concerne l’ensemble des régimes fiscaux préférentiels tout en mettant l’accent sur les régimes de propriété intellectuelle. La troisième partie montre l’évolution de l’implantation des régimes de propriété intellectuelle dans différents pays et démontre le parallèle entre cette évolution et les travaux de l’OCDE. La quatrième partie explique que l’adoption de ces régimes ne peut être justifiée par des arguments d’efficacité économique. La cinquième partie développe l’argument selon lequel dans le cas des régimes de PI, les travaux de l’OCDE dans le cadre du projet BEPS ne limitent pas réellement la concurrence fiscale et favorisent plutôt la substitution entre les formes de concurrence fiscale, les pays délaissant les pratiques jugées inacceptables pour d’autres pratiques ou réagissant à une nouvelle forme de concurrence fiscale.

Outils et formes de concurrence fiscale

La concurrence fiscale est à la fois une contrainte externe et un outil en matière de politiques fiscales. D’une part, des éléments externes peuvent favoriser certaines formes de concurrence fiscale et, d’autre part, les pays adoptent certaines mesures afin d’offrir un environnement compétitif sur le plan fiscal (Latulippe, 2016). Pour les autres pays, l’implantation de telles mesures génère en retour des pressions externes. La présente analyse s’attarde à l’influence des travaux de l’OCDE sur les décisions nationales en matière de politique fiscale, influence qui engendre des pressions favorisant la concurrence fiscale.

Peter Dietsch (2015 : 36) observe que la « [t]ax competition takes a variety of forms. It operates not only through lower tax rates but also through the definition of the tax base, preferential tax regimes for foreigners, loopholes, or other regulative measures such as bank secrecy ». Philipp Genschel et Peter Schwarz (2011) définissent quatre options de politiques qui entraînent de la concurrence : la réduction des taux d’imposition statutaires, le rétrécissement de l’assiette fiscale, le relâchement du contrôle de la conformité fiscale, et la protection de la confidentialité et du secret bancaire. Kimberly A. Clausing (2016 : 31) remarque pour sa part que les « governments increasingly compete with respect to tax-regime characteristics, although this facet of tax competition is not as well developed in the literature ». Aux fins d’analyse, le tableau 1 établit quatre catégories d’outils qui créent ou renforcent la concurrence fiscale entre les pays qui souhaitent maintenir ou accroître la présence économique des entreprises multinationales (EMN) sur leur territoire. La mise en oeuvre de l’un de ces types de mesures par certains pays a une incidence sur l’assiette fiscale des autres. En réaction, ces derniers peuvent percevoir qu’il est nécessaire d’adopter des mesures qui peuvent être de même nature.

Tableau 1

Outils et formes de concurrence fiscale

Outils et formes de concurrence fiscale

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Tout d’abord, le taux d’imposition général des sociétés est peut-être l’outil de concurrence fiscale le plus visible. En offrant un taux d’imposition faible, voire nul, un pays peut bénéficier du transfert de bénéfices avec ou sans transfert d’activités réelles vers ce pays, ce qui peut constituer une forme de concurrence fiscale et inciter les autres pays à réagir en abaissant également leur taux d’imposition. Dans la plupart des pays de l’OCDE, une réduction considérable des taux d’imposition des sociétés s’observe depuis les années 1980 (Genschel et Schwarz, 2011 ; Clausing, 2016). Des recherches montrent en outre qu’une part disproportionnée du capital se situe dans les pays à faible imposition, en particulier les paradis fiscaux (Gravelle, 2015). Plus récemment, la réduction du taux général d’imposition des sociétés aux États-Unis envoie un signal aux autres pays et pourrait engendrer une nouvelle vague de réduction des taux d’imposition.

Ensuite, les pays adoptent également des politiques visant à attirer des investissements dans des activités économiques réelles qui sont moins mobiles, telles que des activités de fabrication ou de recherche et développement. Ils offrent alors un traitement préférentiel pour l’imposition des revenus générés par certaines activités économiques réelles ciblées. Ces pratiques mises en place par un ou plusieurs pays exercent des pressions sur d’autres pays pour qu’ils adoptent un traitement fiscal similaire s’ils estiment que cela risque d’entraîner une diminution de leur assiette fiscale, ainsi que des pertes d’emplois et de capitaux étant donné la délocalisation des activités économiques réelles.

Par ailleurs, le traitement préférentiel des revenus générés sans activité économique réelle est utilisé dans le but d’attirer des investissements de portefeuilles et des bénéfices sur papier. Cette forme de concurrence fiscale vise donc à attirer les investissements en capitaux très mobiles qui ne sont associés à aucune activité économique réelle. Ainsi, seuls le capital ou les bénéfices sur papier sont attirés, souvent avec des activités minimales particulièrement mobiles, comme les services financiers. Lorsqu’ils ne requièrent aucune activité économique réelle, les régimes fiscaux préférentiels pour l’imposition des revenus découlant de la propriété intellectuelle constituent une forme de braconnage.

Finalement, le traitement préférentiel accordé par un pays sur le revenu gagné à l’étranger par ses résidents a été peu étudié dans le contexte de la concurrence fiscale (Dietsch, 2015), sauf en tant que mesure permettant de contrer l’érosion de l’assiette fiscale par le transfert de bénéfices. Brièvement résumé, cela vise à s’assurer qu’un revenu passif gagné à l’étranger est imposé dans le pays de résidence de la société mère lorsque peu ou pas d’impôt est payé dans le pays où la filiale est située. Le traitement du revenu passif diffère habituellement de celui du revenu actif. Le revenu étranger actif est généralement exempté dans le pays de résidence des EMN afin de s’assurer que ces dernières paient le même impôt que les entreprises des pays où elles investissent. Ces règles sont toutefois complexes et contiennent des particularités et des exceptions qui ouvrent la porte à des stratégies d’optimisation fiscale. Ces règles peuvent également soutenir une forme de concurrence fiscale.

Mihir A. Desai, C. Fritz Foley et James R. Hines Jr. (2006) signalent que des pays à fiscalité élevée peuvent choisir de ne pas réduire leur taux général d’impôt, pour plutôt laisser les EMN utiliser les paradis fiscaux par des stratégies fiscales afin d’y transférer des bénéfices et ainsi éviter de payer de l’impôt. Ce traitement fiscal peut ne pas résulter d’une décision de politique fiscale, mais d’une utilisation inappropriée de certaines zones grises du régime fiscal par les EMN. Cependant, lorsque de telles stratégies sont connues par le gouvernement d’un pays, l’adoption ou le maintien de certaines règles fiscales devient un choix politique qui peut contribuer à la concurrence fiscale, et ce, de deux façons.

D’une part, si un pays n’impose pas les revenus étrangers gagnés par les EMN qui y résident, cela encourage les pratiques de concurrence fiscale entre les pays importateurs de capitaux. Ces pays voudront offrir un traitement fiscal avantageux pour attirer chez eux les capitaux ou les activités des EMN. En effet, la diminution de l’impôt dans le pays qui accueille le capital ou les activités est efficace uniquement dans la mesure où les revenus générés constituent des revenus étrangers exemptés d’impôt dans le pays de résidence de l’entreprise. Ainsi, l’exemption du revenu étranger dans les pays où résident les EMN peut augmenter les pressions à la baisse sur les taux d’imposition ou favoriser la mise en place de régimes préférentiels dans les pays qui veulent attirer des investissements étrangers[3].

D’autre part, en exemptant le revenu étranger gagné par les EMN, un pays utilise le régime fiscal d’un autre pays pour permettre à ses EMN de bénéficier indirectement de certains traitements préférentiels sans avoir à réduire son propre taux d’imposition général ou à offrir des incitatifs fiscaux particuliers. Une forme de concurrence fiscale s’installe alors entre les pays exportateurs de capitaux pour réduire l’impôt sur les revenus étrangers et conserver chez eux les sièges sociaux ou les sociétés mères. En résumé, bien que l’exemption du revenu étranger respecte un principe de neutralité économique, ces mesures créent des pressions sur les régimes des autres pays et soutiennent alors une forme de concurrence fiscale entre les pays importateurs de capitaux ou entre les pays exportateurs de capitaux.

Pratiques fiscales dommageables, régimes préférentiels et projet BEPS

L’OCDE s’intéresse plus ou moins directement depuis de nombreuses années à certaines formes de concurrence fiscale. Avant de procéder à l’analyse de l’impact sur la concurrence fiscale de la recommandation du projet BEPS relative aux régimes de propriété intellectuelle, il convient de présenter les travaux antérieurs de l’OCDE en lien avec la concurrence fiscale. On constate ainsi que ces travaux visent à limiter uniquement une forme de concurrence fiscale : celle qui permet d’attirer des bénéfices sans activité économique réelle et substantielle.

Du projet de l’OCDE sur la concurrence fiscale dommageable vers le plan d’action du projet BEPS

En 1996, l’OCDE a lancé le projet sur la concurrence fiscale dommageable (CFD) dans le but de « mettre au point des mesures pour limiter les distorsions introduites par la compétition fiscale dommageable dans les décisions d’investissement et de financement et leurs conséquences pour la matière imposable au niveau national […] » (OCDE, 1998 : 3). Dans son rapport sur la CFD publié en 1998, l’OCDE a formulé des recommandations visant à éliminer les pratiques fiscales dommageables ou limiter leurs conséquences. Ces recommandations portaient sur les règles fiscales incorporées dans les régimes nationaux, ainsi que sur les conventions fiscales bilatérales et les accords d’échange de renseignements fiscaux.

Le projet CFD a évolué, menant à la création du Forum sur les pratiques fiscales dommageables (FPFD) en 1998 et du Forum mondial sur la fiscalité en 2000. Au fil du temps, les travaux du FPFD ont porté sur des régimes fiscaux dommageables, alors que la concurrence fiscale dommageable par les paradis fiscaux a plutôt été abordée dans le cadre du Forum mondial. En raison du discours dominant de libéralisation économique ainsi que des arguments avancés par les multinationales et leurs conseillers sur la légitimité de la minimisation légale de l’impôt, les réalisations du projet CFD en 2001 se sont limitées jusqu’à récemment à rendre plus formels les échanges de renseignements fiscaux, en particulier pour contrôler l’évasion fiscale (Webb, 2004).

Parmi les recommandations du rapport sur la CFD de 1998, avant le projet BEPS, seules des recommandations sur la transparence et l’échange d’information ont généré des résultats tangibles. En outre, aucune recommandation n’a porté sur les taux généraux d’impôt des sociétés.

En 2006, l’OCDE a réitéré son intention de ne pas intervenir par rapport aux taux généraux d’imposition des sociétés :

The decision on the appropriate rate of tax is a sovereign decision of each country. OECD member countries do not seek to dictate to any country, either inside or outside the OECD, whether to impose a tax, what its tax rate should be or how its tax system should be structured. The aim of this work is to create an environment in which all countries, large and small, OECD and non-OECD, those with an income tax system and those without, can compete freely and fairly thereby allowing economic growth and increased prosperity to be shared by all.

OECD, 2006 : 3

Les pressions accrues exercées par la société civile et l’importance politique croissante de l’évitement fiscal des entreprises ont remis la question des régimes préférentiels dommageables sur la liste des priorités mondiales en 2013. Le projet BEPS de l’OCDE, une initiative visant à renforcer la coopération multilatérale entre les gouvernements en matière d’imposition des EMN, a repris le travail sur l’évitement fiscal là où le projet CFD l’avait laissé. La plupart des recommandations du rapport CFD de 1998 ont été réintroduites par le projet BEPS. Cependant, ce dernier propose une approche différente quant à l’encadrement des problèmes et des solutions. Le plan d’action de 2013 se déclinait en quinze actions identifiant différents problèmes du régime fiscal international actuel et étudiant la manière dont ceux-ci pourraient être réglés par des ajustements techniques détaillés (sur le plan national, bilatéral ou multilatéral). En 2015, après des consultations auprès des entreprises et de la société civile, le projet a donné lieu à treize rapports finaux formulant des pratiques exemplaires, des normes minimales ou des recommandations. L’échange de renseignements fiscaux et la transparence, l’un des principaux résultats du CFD, a franchi un pas de plus avec le projet BEPS par la mise en place de la déclaration pays par pays et de l’échange de décisions anticipées.

Comme Michael Webb (2004) le notait au sujet des travaux du CFD, le projet BEPS continue d’aborder les questions fiscales à partir d’un regard principalement technique, à l’intérieur d’un discours économique néolibéral favorisant l’influence des entreprises multinationales et de leurs conseillers (Latulippe, 2016). En ce sens, les recommandations de l’OCDE tentent d’encadrer une forme de concurrence fiscale, mais ne visent pas à éliminer la concurrence fiscale dans son ensemble. Encore une fois, dans le cadre du projet BEPS, l’OCDE a réaffirmé que son travail sur les pratiques fiscales dommageables n’est pas « intended to promote the harmonization of income taxes or tax structures generally within or outside the OECD, nor is it about dictating to any country what should be the appropriate level of tax rates » (OECD, 2015a : 14).

Régimes fiscaux préférentiels et régimes favorables à la propriété intellectuelle

Le rapport CFD de 1998 abordait les régimes fiscaux préférentiels en général. Le rapport énonçait qu’un régime préférentiel devrait d’abord être analysé sur la base de divers facteurs pour déterminer s’il était potentiellement dommageable, dont quatre facteurs clés : 1) des taux d’imposition effectifs faibles ou inexistants sur les revenus provenant d’activités mobiles ; 2) un régime en retrait de l’économie nationale ; 3) le manque de transparence ; et 4) l’absence d’échange d’informations efficace en ce qui concerne le régime (OECD, 2015a : 20).

Conformément à ce rapport, après qu’un régime a été identifié comme potentiellement nuisible en fonction de l’analyse factorielle, il faut répondre à trois questions pour déterminer si c’est effectivement le cas : 1) Le régime fiscal déplace-t-il les activités d’un pays vers le pays qui fournit le régime fiscal préférentiel plutôt que de générer de nouvelles activités ? 2) La présence et le niveau d’activités dans le pays d’accueil sont-ils proportionnels au montant de l’investissement ou du revenu ? 3) Le régime préférentiel est-il la principale motivation pour la localisation des activités ? (OECD, 2015a : 21)

Le mandat du FPFD consistait à tracer un cadre acceptable pour que les régimes préférentiels ne soient pas considérés comme nuisibles. En revanche, aucun critère formel d’activités substantielles n’était établi par les travaux de ce forum ; ce critère était plutôt sous-entendu dans les questions à analyser pour cibler les régimes dommageables.

Le rapport de 1998 reconnaissait qu’il pouvait être difficile de distinguer les régimes préférentiels conçus pour attirer l’assiette fiscale générée par des activités mobiles (telles que les activités financières et d’autres services, y compris la fourniture d’actifs intangibles), des régimes conçus pour attirer des investissements et des activités réelles (employés, usines, bâtiments et équipements). En 2013, l’une des actions du plan d’action du projet BEPS visait à réorganiser le travail concernant les pratiques fiscales dommageables et à exiger une activité substantielle pour tout régime préférentiel. Dans les recommandations du projet BEPS, l’OCDE déclare que les pays conviennent qu’il devrait y avoir des activités économiques substantielles pour qu’un régime préférentiel ne soit pas considéré comme dommageable et assurer ainsi une synchronisation géographique entre le revenu imposable et les activités. Le rapport final sur l’action 5 publié en 2015 recommande une forme de régime de propriété intellectuelle et développe les critères de mise en oeuvre requis pour un tel régime. L’exigence d’activités substantielles est clairement et techniquement définie par l’approche Nexus modifiée, et l’OCDE mentionne expressément qu’un régime incorporant cette condition pourrait être acceptable (OECD, 2015a ; 2015b).

Parallèle entre les phases d’adoption de régimes de propriété intellectuelle et les travaux de l’OCDE

Pour analyser le lien entre la recommandation de l’OCDE et l’adoption récente de plusieurs régimes préférentiels pour la PI, il convient de présenter l’évolution de l’adoption des régimes de propriété intellectuelle en parallèle avec les travaux de l’OCDE, et ce, depuis l’adoption du premier régime.

Les régimes de type « boîte à brevets » ou de propriété intellectuelle sont devenus plus fréquents dans les pays de l’Union européenne (UE) à compter de 2000. Historiquement, deux types d’incitations fiscales pour la PI ont évolué séparément : l’un visait la création de propriétés intellectuelles, comme le crédit d’impôt pour les activités de recherche et développement, l’autre ciblait les revenus générés par la propriété intellectuelle. La déconnexion entre les régimes de boîte à brevets (également appelés régimes de boîte à PI, boîte à innovation, etc.) et les autres incitatifs à la R&D a permis des planifications fiscales pour les EMN. Une entreprise multinationale pouvait entreprendre des activités de R&D dans les pays offrant des incitations fiscales pour celles-ci, réduisant ainsi l’impôt payable dans ces pays, tout en détenant la PI découlant de ses activités de R&D dans une entité située dans un pays à imposition faible ou nulle en raison du traitement préférentiel des revenus générés par la PI. Ce type de régime a permis à certaines EMN de réduire le revenu imposable d’une entité située dans un pays à forte imposition grâce à des frais de R&D ou des redevances et de générer des revenus dans une entité située dans un pays à faible imposition, réduisant ainsi leur charge fiscale globale.

En 1973, l’Irlande a innové avec le premier régime de brevets (Atkinson et Andes, 2011), qui a été remplacé en 2000. Ce régime exemptait totalement d’impôt les redevances provenant des brevets admissibles. Toutefois, la Commission irlandaise de la fiscalité a exprimé des doutes quant à l’efficacité du régime pour accroître les activités économiques, et le régime a été aboli en 2010 (Ireland Department of Finance, 2010). Alors que l’Irlande éliminait son régime, d’autres pays mettaient en place des régimes similaires, principalement dans l’UE (France, Turquie, Hongrie, Belgique, Pays-Bas, Chine, Espagne et Luxembourg).

Le tableau 2 présente les pays, parmi les pays européens et du G20, qui ont implanté un régime de propriété intellectuelle, parallèlement à l’évolution des travaux de l’OCDE sur la concurrence fiscale dommageable.

Quatre pays peuvent être identifiés comme étant les premiers à adopter un régime de propriété intellectuelle (en dehors du régime irlandais de 1973) : l’Irlande (2000), la France (2001), la Turquie (2001) et la Hongrie (2003). À partir de 1996, l’OCDE, par l’intermédiaire du Forum sur les pratiques fiscales dommageables, s’est intéressée aux régimes préférentiels et à la nature potentiellement dommageable de certains régimes particuliers. Le mandat du FPFD pouvait inclure les régimes de propriété intellectuelle, bien que ceux-ci n’étaient pas spécifiquement ciblés étant donné que seulement le régime irlandais existait à l’époque.

Tableau 2

Adoption de régimes préférentiels pour la PI et initiatives de l’OCDE à l’égard de ces régimes

Adoption de régimes préférentiels pour la PI et initiatives de l’OCDE à l’égard de ces régimes

(1) Régime aboli en 2010 ; (2) régime aboli en 2016 ; (3) régime aboli en 2016 ; (4) régime aboli en 2017 ; (5) régime toujours non conforme à la recommandation de l’OCDE ; (6)régime en place dans le canton de Niwalden ; (7) régimes provinciaux en place au Québec et en Saskatchewan.

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On observe une deuxième phase d’adoption de 2007 à 2012, alors que onze pays ont mis en place des régimes de propriété intellectuelle. La prolifération de ces régimes peut expliquer la préoccupation particulière de l’OCDE pour les régimes de propriété intellectuelle dans le plan d’action du projet BEPS.

Une troisième phase a débuté en 2013 avec la mise en oeuvre progressive d’un régime de type boîte à brevets au Royaume-Uni, suivie par le Portugal en 2014 et de trois autres pays en 2015 (y compris l’Irlande qui, après l’abolition du régime en 2010, a réintroduit un système de boîte à brevets, le « Knowledge Development Box »). Cette dernière vague s’est produite simultanément aux travaux de l’OCDE qui analysaient, entre autres, ce type de régimes. Ainsi, après le lancement du projet BEPS et avant la publication des rapports finaux, des pays ont mis en place un régime de propriété intellectuelle (Royaume-Uni, Portugal, Corée du Sud, Italie). En février 2015, l’OCDE a annoncé qu’un accord avait été conclu pour adopter une approche exigeant des activités substantielles dans les pays qui avaient un régime de PI (OECD, 2015b). Depuis la publication du rapport final sur ces régimes en octobre 2015 (et l’accord sur l’approche Nexus modifiée), l’Inde a adopté un régime de PI en 2016, alors qu’Israël a considérablement bonifié les avantages fiscaux de son régime à l’intention des grandes entreprises technologiques (Finley, 2016). En 2017, Singapour et la Slovaquie ont annoncé l’implantation d’un régime de PI conforme à l’approche recommandée par l’OCDE (Athanasiou, 2017). Le Luxembourg a fait de même, le nouveau régime devant entrer en vigueur en 2018 (Haines et al., 2017). De leur côté, les États-Unis ont implanté un régime concernant les revenus étrangers provenant d’actifs intangibles, mais une incertitude subsiste quant à la conformité de ce régime à la recommandation de l’OCDE (Goulder, 2018). Dans d’autres pays, comme l’Australie (Harrick, 2015) et le Canada (Pantaleo et al., 2013), des politiciens et des groupes ont montré un intérêt pour la mise en oeuvre de traitements fiscaux préférentiels pour le revenu de la PI. Bref, les caractéristiques des régimes de propriété intellectuelle existants varient selon les comportements que les pays souhaitent encourager (Evers et al., 2013).

En outre, les pays dont le régime n’était pas conforme aux critères de l’OCDE devaient mettre en place des mesures pour s’y conformer avant la fin de 2015 (Gupta, 2015). L’Irlande a été le premier pays à introduire un régime conforme aux recommandations de l’OCDE. Tous les pays qui ont un régime de PI sont signataires de l’instrument multilatéral (MLI) visant à implanter les recommandations de l’OCDE. Ainsi, depuis le 7 juin 2017, la majorité des pays signataires du MLI ont fait les modifications nécessaires pour que leur régime de PI soit conforme aux balises de l’OCDE. Néanmoins, la France n’a pas manifesté l’intention de se conformer aux nouvelles règles, le Liechtenstein a mis fin à son régime en 2017 et le Luxembourg a aboli son régime non conforme en 2016, avant de le remplacer en 2018.

Justification économique de l’adoption des régimes de propriété intellectuelle

Mis à part la concurrence fiscale, des justifications basées sur la rationalité économique pourraient être évoquées pour expliquer l’adoption de régimes préférentiels pour la PI. Cette section considère certains arguments théoriques soutenant que la rationalité économique ne permet pas d’expliquer l’adoption de tels régimes.

Malgré les préoccupations du FPFD et du projet BEPS en matière de concurrence fiscale dans le cas des régimes préférentiels, le nombre de pays qui ont récemment implanté des régimes de propriété intellectuelle a augmenté, ce qui pourrait suggérer une forme de concurrence fiscale pour attirer du capital (Alstadsaeter et al., 2015) et la substitution entre les formes de concurrence fiscale (Dietsch et Rixen, 2014). La plupart de ces pays, de même que ceux qui envisagent de mettre en oeuvre de tels régimes, justifient leur décision par l’objectif de maintenir un système fiscal compétitif.

Dans un premier temps, la littérature ne supporte pas l’efficacité de ces régimes pour atteindre les objectifs souvent visés par les pays qui les adoptent, soit stimuler l’innovation et entraîner des retombées économiques. La perception de la nécessité d’offrir un régime fiscal compétitif afin de conserver la propriété intellectuelle ainsi que les investissements en R&D dans le pays semble davantage expliquer la prolifération des régimes conformes aux recommandations du projet BEPS.

Annette Alstadsaeter, Salvator Barrios, Gaetan Nicodeme, Agnieszka M. Skonieczna et Antonio Vezzani (2015) remarquent que de nombreuses justifications théoriques suggèrent que les régimes de propriété intellectuelle n’ont pas beaucoup d’effet sur les activités locales innovantes[4]. Contrairement aux régimes basés sur la R&D, le traitement fiscal préférentiel du revenu provenant de la PI favorise des innovations qui sont déjà protégées par des brevets. Ces régimes n’incitent pas à investir dans la recherche d’innovations générant des bénéfices sociaux, mais qui ne peuvent être protégées par des droits de propriété intellectuelle. Certains régimes de PI s’appliquent toutefois aussi à d’autres types de PI. Comparativement, la plupart des analyses des incitations fiscales à la R&D indiquent qu’elles induisent des investissements supplémentaires en R&D, qu’elles augmentent la probabilité que les entreprises s’engagent dans des activités de R&D et qu’elles ont un impact positif sur les ventes de produits innovants ou nouveaux (Appelt et al., 2016). Il y a toutefois peu de démonstrations concluantes de l’effet des incitatifs fiscaux à la R&D sur la croissance de la productivité et de l’emploi (ibid.).

La recherche empirique portant sur l’impact ou les retombées des régimes de propriété intellectuelle montre qu’il y aurait peu de justifications économiques à l’adoption de ce genre de régime, outre la possibilité d’augmenter l’assiette fiscale ou d’éviter de perdre une base d’imposition qui serait délocalisée vers un autre pays. La recherche d’Alstadsaeter et ses collègues (2015) sur les régimes existants en 2011, donc les régimes non conformes selon les recommandations du projet BEPS, a démontré que ces régimes n’augmentent pas efficacement les activités locales de R&D et auraient même un effet dissuasif sur celles-ci. Cela est problématique, notamment parce que ces régimes ont pour effet de récompenser en aval les entreprises qui ont déjà breveté une invention potentiellement lucrative (Danon, 2015 ; Sullivan, 2015). À l’inverse, les entreprises qui investissent en R&D sans nécessairement aboutir à un résultat brevetable ne peuvent profiter de cet incitatif, malgré leurs besoins – parfois criants – d’aide financière. Essentiellement, les incitations fiscales ciblant les revenus tirés de la propriété intellectuelle influencent surtout l’emplacement de la PI. Les auteurs de cette étude ont identifié la concurrence fiscale comme une dimension dominante des régimes de boîte à brevets, les EMN ayant tendance à localiser leurs brevets (et principalement ceux de haute qualité) dans un pays offrant une faible imposition des redevances[5]. Rachel Griffith, Helen Miller et Martin O’Connell (2014) démontrent également que les EMN sont plus susceptibles de localiser la propriété intellectuelle dans une juridiction qui offre des incitations fiscales pour les revenus tirés de la propriété intellectuelle, bien que d’autres facteurs influent sur leurs décisions de localisation. Ces résultats sont cohérents avec les conclusions de plusieurs autres auteurs (Dischinger et Riedel, 2011 ; Ernst et Spengel, 2011 ; Karkinsky et Riedel, 2012 ; Böhm et al., 2015). Une étude a même estimé qu’en moyenne une baisse de 1 % du taux effectif d’imposition des revenus provenant de brevets dans une juridiction entraîne une augmentation de 3 % dans les applications de brevets dans cette même juridiction (Bradley et al., 2015). En revanche, en ce qui concerne les recettes fiscales des pays, les pertes provenant de la mise en place d’un traitement préférentiel ne sont pas compensées par le revenu qui pourrait découler d’un nombre croissant de brevets enregistrés dans le pays (Griffith et al., 2014).

S’appuyant sur les données financières d’entreprises combinées aux données sur les demandes de brevet, Griffith et ses collègues (2014) ont simulé l’introduction d’un régime de brevets en Belgique, au Luxembourg et aux Pays-Bas. Leurs résultats indiquent une réduction significative de la part des nouveaux brevets enregistrés dans les pays sans régime de propriété intellectuelle. Cela suggère que l’argument de la concurrence fiscale peut être pertinent, et que l’adoption de tels régimes par d’autres pays pourrait justifier qu’un État adopte un régime similaire afin de protéger son assiette fiscale. Les PI sont très mobiles et peuvent facilement être transférées. L’analyse d’Alstadsaeter et ses collègues (2015) souligne par ailleurs que l’existence d’une condition de développement local diminue la sensibilité de l’emplacement des brevets au taux d’imposition des redevances. En ce sens, les critères d’activités substantielles pourraient augmenter l’influence de facteurs autres que les taux d’imposition sur le choix de l’emplacement de la propriété intellectuelle.

Le cas d’Israël illustre la perception que les recommandations du projet BEPS en matière de régime de propriété intellectuelle ont un effet concurrentiel. De nombreux centres de R&D des multinationales sont situés dans ce pays, mais la propriété intellectuelle est généralement déplacée à l’étranger, malgré l’existence d’un traitement fiscal préférentiel pour les revenus de propriété intellectuelle (parmi les pays ayant des régimes de PI, le taux d’imposition des revenus de PI y était le plus élevé, à 16 %[6] en 2011). Craignant de perdre des centres de R&D au profit d’autres pays avec un régime de PI exigeant une activité substantielle, Israël a réagi rapidement aux recommandations du projet BEPS. Le pays a donc adopté un régime de « boîte d’innovation » offrant un taux de 6 % sur le revenu de propriété intellectuelle et un taux de 4 % sur les dividendes versés à la société mère étrangère, affirmant qu’il devait protéger et élargir son assiette fiscale (Finley, 2016). La concurrence fiscale qui était considérée par l’OCDE comme dommageable lorsque les régimes ne prévoyaient pas de conditions relatives aux activités réelles devient acceptable en présence de cette condition. La recommandation pour la mise en place de régimes de PI selon l’approche Nexus modifiée crée ainsi un incitatif à mettre en place un tel régime, de même qu’une pression sur les régimes fiscaux des autres pays. Un effet de substitution est alors observé entre les formes de concurrence fiscale.

Concurrence fiscale par les régimes de propriété intellectuelle : substitution plutôt que restriction

Les sections précédentes ont présenté les bases pour l’élaboration d’un argument, à savoir que l’adoption des nouveaux régimes de PI est une réaction à la concurrence fiscale qui découle de la recommandation de l’OCDE liée à ces régimes. En effet, l’OCDE limite une forme de concurrence fiscale en recommandant de mettre fin à certains régimes de PI qui ne requièrent pas d’activité économique réelle. Or, en recommandant la mise en place d’une certaine forme de régime de PI, l’organisation a ouvert la porte à la substitution d’une forme de concurrence à une autre. La substitution d’une forme de concurrence qui requiert la présence d’activités économiques réelles et substantielles à la concurrence fiscale jugée inacceptable, soit celle qui vise à attirer uniquement des capitaux ou des bénéfices sur papier, sera maintenant discutée ; d’autres substitutions dans les formes de concurrence fiscale seront ensuite abordées en s’appuyant sur le cadre théorique afin d’évaluer les mesures que les pays peuvent adopter pour réagir directement à la recommandation de l’OCDE, ou en réaction aux actions des autres pays face à cette recommandation.

Substitution d’une autre forme de concurrence fiscale à la concurrence dite dommageable

Dans le cadre du projet BEPS, l’OCDE a étudié chacun des types d’outils créant de la concurrence fiscale, à l’exception des taux généraux d’impôt des entreprises, et a formulé des recommandations pour limiter la concurrence dommageable et « aligner la fiscalité sur la substance en s’assurant que les bénéfices imposables ne puissent plus être artificiellement transférés des pays où a lieu la création de valeur » (OCDE, 2016 : 25). Il convient de rappeler que l’OCDE n’a pas mentionné avoir l’intention d’éliminer toute concurrence fiscale, mais plutôt d’assurer une concurrence dite non dommageable. Par ailleurs, l’amplification de la concurrence fiscale par la substitution des pratiques pourrait ne pas être un résultat souhaité ou anticipé par l’OCDE, mais demeure un aspect central pour l’analyse de la politique fiscale. La recommandation de l’OCDE d’inclure des critères d’activités substantielles aux régimes de propriété intellectuelle accroît les pressions pour entrer en concurrence en adoptant des régimes préférentiels pour la PI afin d’attirer ou de conserver des activités localement. D’abord, bien qu’empêchant effectivement la conception de régimes préférentiels pour les revenus générés par la PI sans qu’il y ait d’activités réelles, cela augmente le potentiel de concurrence par d’autres types de mesures utilisées pour attirer les investissements. Cela ne limite pas la concurrence fiscale par la réduction du taux général de l’impôt des sociétés ou l’utilisation d’un régime préférentiel exigeant des activités économiques. En d’autres termes, les critères d’activités substantielles peuvent freiner la concurrence entre les pays pour attirer l’assiette fiscale sans activité économique, donc restreindre les pratiques fiscales en ce sens, mais ne limitent pas la concurrence des pays à faible taux d’imposition général (ou paradis fiscaux) ni la concurrence par des régimes fiscaux préférentiels en présence d’activités réelles. Comme l’affirme Ajay Gupta (2015 : 190), cette situation peut conduire à de véritables inefficacités et les « jurisdictions that stand to lose may be forced to respond with specific policies that seek to balance out those inefficiencies ». Cela entraîne un nivellement par le bas qui bénéficie principalement aux EMN, particulièrement lorsqu’on considère que la démonstration que ces régimes entraînent des retombées économiques réelles reste toujours à faire. De plus, il a été démontré que même si un régime de PI peut attirer les revenus de brevets dans un pays, la perte de recettes fiscales de ce pays dépasse les gains engendrés par la présence d’un nombre accru de brevets (Griffith et al., 2014).

Il est important de préciser que les questions présentées dans le rapport de 1998 pour cibler les régimes dommageables ont été utilisées uniquement pour déterminer l’impact économique des régimes visant à attirer une base d’imposition sans activité. Or, ces questions pourraient également éclairer la nature dommageable de certains régimes qui attirent les investissements et les activités. Cependant, même s’il y a une exigence d’activités économiques substantielles, un régime de propriété intellectuelle peut ne servir qu’à déplacer des activités d’un pays à l’autre sans en créer de nouvelles et ainsi constituer la principale motivation de l’emplacement des activités.

Au fil des années, les gouvernements ont généralement justifié l’adoption de régimes de propriété intellectuelle par la nécessité d’offrir un environnement plus concurrentiel. Clausing (2016 : 31) écrit que la concurrence fiscale pour le capital a augmenté la « divergence between the location of economic activity (such as employment and sales) and the location of income for tax purposes ». Toutefois, selon elle, la concurrence fiscale pour le capital et les activités hautement mobiles peut avoir un effet positif, car elle réduit la sensibilité des activités réelles à la fiscalité. Ainsi, on peut penser qu’en freinant la concurrence pour la PI mobile avec une condition d’activités économiques substantielles, les investissements dans ces activités pourraient devenir plus sensibles aux taux d’imposition, créant ainsi une pression pour diminuer les taux d’imposition généraux.

Fondamentalement, si la concurrence fiscale qualifiée de dommageable par l’OCDE pour attirer un revenu hautement mobile peut inciter les EMN à transférer des revenus, elle pourrait permettre par ailleurs de conserver des emplois et des investissements dans des juridictions à imposition élevée. Par conséquent, la diminution des recettes fiscales dans la juridiction à imposition élevée serait alors compensée par davantage d’emplois et d’investissements dans des activités réelles.

Cela étant, une fois que les régimes pour la PI intègrent une exigence d’activités économiques réelles et substantielles, le transfert de profit à des fins fiscales n’est possible que si des emplois ou des investissements sont également transférés. Certains pays hôtes peuvent devenir moins attrayants aux yeux des EMN qui ne souhaitent pas transférer la propriété intellectuelle si des activités économiques doivent également être délocalisées. Les pays qui n’offrent pas d’autres conditions essentielles (la stabilité politique, une main-d’oeuvre qualifiée, des infrastructures de qualité par exemple) ne seront peut-être pas en mesure d’attirer la propriété intellectuelle dans ces circonstances. Cependant, les pays qui ont mis en place un régime de PI (ou qui envisagent de le faire) sont des pays développés où les conditions politiques et économiques sont similaires. Dans ce cas, les pays qui ne mettent pas en place un régime de PI conforme à l’exigence d’activités économiques réelles et substantielles peuvent craindre de perdre emplois, investissements et recettes fiscales, puisque des EMN pourraient relocaliser des activités dans des pays qui offrent un régime préférentiel conforme. Cet effet est potentiellement accentué si les pays offrent à la fois un régime de PI et des incitations à la R&D.

Concurrence fiscale et taux général d’imposition

L’un des facteurs utilisés par l’OCDE pour l’identification d’un régime potentiellement dommageable est la différence entre le taux appliqué aux revenus spécifiques dans un pays et le taux d’imposition général de ce même pays. Par exemple, un régime sera identifié comme potentiellement dommageable si le taux d’imposition des redevances est de 15 % alors que le taux d’imposition général est de 33 %, même si d’autres pays peuvent avoir un taux d’imposition général inférieur à 15 %. Les pays dans cette situation, comme la France, pourraient ne pas vouloir se conformer à la recommandation de l’OCDE, en particulier parce qu’ils font face à la concurrence sur le taux d’imposition général (Finley, 2017). Cette situation illustre les défis liés aux recommandations portant sur des régimes préférentiels qui ne tiennent pas compte de la concurrence sur les taux généraux de l’impôt des sociétés. L’exigence d’activités réelles ne diminuera pas la pression sur les taux d’imposition généraux des sociétés.

Les pays à faible imposition ont attiré la propriété intellectuelle pendant de nombreuses années, et une part disproportionnée des revenus générés par la propriété intellectuelle est conséquemment générée dans ces pays (Mutti et Grubert, 2009). L’introduction d’un test d’activités substantielles ne freinera pas les pressions pour abaisser les taux généraux d’imposition des sociétés et peut au contraire les exacerber. Les entreprises multinationales pourraient continuer de détenir de la propriété intellectuelle dans leurs filiales situées dans des pays à faible taux d’imposition, sans avoir à y déménager des activités. Par conséquent, les EMN préférant un faible taux d’imposition sur les revenus provenant de la propriété intellectuelle peuvent soit transférer la PI ainsi que les activités économiques dans un pays qui offre un régime de propriété intellectuelle conforme aux recommandations de l’OCDE, soit transférer uniquement la PI dans un pays à faible imposition.

Concurrence fiscale et traitement fiscal du revenu étranger

Les règles entourant l’imposition des revenus passifs étrangers sont fort complexes. Pour les fins de l’analyse, disons simplement que les règles des sociétés étrangères affiliées (controlled foreign corporation [CFC] rules) sont généralement utilisées pour éviter qu’une société mère déplace une source de revenu passif (telles les redevances liées à une PI) dans une filiale située dans un pays où l’impôt sur le revenu est moindre. La conséquence est généralement d’imposer les revenus passifs dans la société mère comme si la source du revenu n’avait pas été déplacée. Dans une recherche empirique, Tobias Böhm, Tom Karkinksy, Bodo Knoll et Nadine Riedel (2015) montrent que la présence de règles des CFC dans le pays parent (c’est-à-dire où la propriété intellectuelle a été créée) réduit la probabilité que la propriété intellectuelle soit transférée dans une juridiction à faible imposition. Des exceptions à ces règles sont toutefois mises en place par certains pays, permettant aux EMN de planifier afin de réaliser des revenus passifs qui ne seront imposés nulle part, provoquant ainsi une double non-imposition.

L’efficacité du régime de propriété intellectuelle pour réduire le taux d’imposition effectif global d’une entreprise multinationale dépend du régime fiscal du pays où réside ladite entreprise. Si le pays de résidence impose le revenu passif étranger tiré de la propriété intellectuelle, il n’y a aucune incitation à transférer ou à détenir de la propriété intellectuelle dans une autre juridiction. Néanmoins, ne pas imposer les revenus passifs étrangers provenant de la propriété intellectuelle dans le pays de résidence de la société mère est une forme de concurrence entre les pays qui souhaitent attirer et conserver les sièges sociaux des EMN. D’une part, le pays de résidence de la société mère de l’entreprise multinationale n’a pas à abaisser son taux d’impôt général pour être concurrentiel. Il suffit plutôt de laisser les EMN planifier pour réaliser les revenus à l’étranger et ainsi diminuer leur taux d’impôt effectif, poussant les autres pays à réduire leur taux d’imposition. D’autre part, même si un pays peut perdre une partie de son assiette fiscale au bénéfice d’un pays offrant un régime préférentiel pour la PI, il peut par ailleurs attirer des sociétés mères avec des règles qui font en sorte de ne pas imposer le revenu étranger. Cette forme de concurrence fiscale consiste alors à faire bénéficier les EMN des règles fiscales d’un autre pays pour attirer les sociétés mères.

Étant donné que les règles des CFC visent généralement les revenus passifs, dès lors que des activités réelles sont exercées dans un pays, le revenu devient un revenu actif. Ces règles, en effet, n’auraient généralement pas d’impact sur la décision d’une entreprise multinationale de localiser des activités de R&D et la propriété intellectuelle dans une filiale située dans un pays où le régime de PI requiert des activités réelles. Par conséquent, les règles des CFC ne seront pas utiles pour protéger l’assiette fiscale du pays de résidence de la société mère lorsque les EMN décident de déplacer des activités et la PI. Néanmoins, pour contrer la concurrence des paradis fiscaux où une PI pourrait être située dans le but d’éviter l’imposition des redevances sans transfert d’activités réelles, les règles des CFC seront toujours pertinentes. Les pays pourraient cependant avoir avantage à utiliser des règles des CFC qui n’imposent pas les revenus passifs (dont les redevances) dans certaines circonstances pour se prémunir contre l’impact de la délocalisation d’activités de R&D et de la PI. Cela leur permettrait de ne pas avoir à mettre en place un régime de PI conforme aux recommandations de l’OCDE, mais de tout de même conserver ou attirer les sociétés mères des EMN. De cette façon, ces pays conservent ou attirent les investissements en R&D tout en permettant aux EMN de transférer la PI dans un paradis fiscal et d’y gagner les redevances libres d’impôt. Considérant que le régime fonctionne déjà de cette manière dans certains pays, ces mesures peuvent être utilisées pour concurrencer les pays qui ont adopté des régimes de PI conformes aux recommandations du projet BEPS tout en conservant les investissements et les emplois.

Conclusion

Cet article a exploré les effets des recommandations de l’OCDE concernant les régimes de propriété intellectuelle sur la concurrence fiscale entre les pays. Le transfert des revenus provenant de la PI dans des pays offrant un traitement préférentiel sans toutefois nécessiter d’activités substantielles peut maintenant être limité si les pays décident de se conformer à la nouvelle exigence relative aux activités économiques réelles et substantielles. Cependant, d’autres outils de concurrence peuvent être utilisés comme substitut, ce qui ne fait que transformer la concurrence fiscale sans la restreindre réellement. En effet, étant donné la prolifération des régimes de PI, les pays qui ne mettront pas en oeuvre un régime conforme aux recommandations de l’OCDE pourraient craindre que les multinationales envisagent de transférer des activités réelles avec la PI dans des pays plus favorables. Si cela se produit, certains pays perdraient alors une assiette fiscale ainsi que des emplois et des investissements. Ces régimes auront-ils pour effet d’accroître les activités menées à l’échelle mondiale ou uniquement de délocaliser des activités ? Cette recommandation ne résout pas le problème de la concurrence par la réduction du taux d’impôt général ni par des règles laxistes d’imposition du revenu étranger. En fait, l’adoption des nouveaux types de régimes de PI peut même accroître la concurrence fiscale. La condamnation des pratiques de concurrence visant à attirer les capitaux sans activité économique réelle en lien avec la propriété intellectuelle risque d’accroître la concurrence fiscale par des pratiques visant à attirer à la fois les capitaux et les activités réelles, ou encore par des mesures préférentielles pour les revenus étrangers.

L’analyse présentée ici comporte certaines limites qui devraient être prises en compte dans des travaux de recherche ultérieurs. Premièrement, la notion d’activités économiques réelles a-t-elle une signification pertinente dans le contexte de l’économie numérique ? L’économie numérique et le transfert d’activités humaines vers des ordinateurs pourraient très bien modifier l’équilibre entre les activités réelles et l’investissement ou le revenu. Il est déjà possible, pour un niveau relativement bas d’investissements et d’emplois, d’avoir des activités électroniques dans un pays. Que signifie une activité substantielle dans le contexte des services numériques, et comment les emplois seront-ils comparés au travail accompli par les ordinateurs ?

Il devient encore plus difficile, avec les progrès de l’économie numérique et de l’intelligence artificielle, de distinguer les revenus générés par des activités mobiles et les revenus provenant d’investissements et d’activités réels. Un nombre croissant de services précédemment fournis par des ressources humaines peut être effectué par des ordinateurs, un serveur mobile ou l’infonuagique. La technologie a la capacité de transformer des activités auparavant relativement immobiles en activités mobiles, qui peuvent être situées n’importe où (ou nulle part). Si l’activité substantielle est évaluée sur la base des dépenses de R&D engagées dans un pays, des activités hautement mobiles peuvent être transférées dans ce pays et augmenter le ratio du revenu admissible au régime fiscal préférentiel. La définition d’activités substantielles pour les régimes de propriété intellectuelle n’est peut-être déjà plus pertinente pour certaines industries.

Deuxièmement, l’impôt des sociétés est constitué d’un ensemble complexe de règles fiscales qui varient selon les pays. Une analyse détaillée des répercussions globales des règles et recommandations du projet BEPS, dont les règles visant les sociétés étrangères affiliées (CFC rules) et celles de prix de transfert, serait requise pour comprendre toutes les ramifications de la concurrence fiscale et de son effet, mais cela dépasse le cadre du présent article. L’analyse devrait en outre être élargie pour inclure les institutions européennes concernées, afin d’obtenir un portrait plus complet des causes et des contraintes liées à la concurrence fiscale.