Recensions

Le déchaînement du monde : logique nouvelle de la violence, de François Cusset, Paris, La Découverte, 2018, 240 p.[Notice]

  • Denis Carlier

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  • Denis Carlier
    Département de science politique, Université du Québec à Montréal
    Laboratoire Temps, mondes, sociétés (TEMOS), Université d’Angers
    carlier.denis@courrier.uqam.ca

Historien des idées français, François Cusset s’est spécialisé dans la contrerévolution conservatrice de la fin du XXe siècle, pour tenter d’en identifier les mécanismes et d’aider à forger les outils d’une contre-attaque théorique. Son rapport à la théorie politique est marqué par une anxiété palpable, née de la réaction anti-intellectuelle des années 1980. C’est donc avec cohérence qu’il s’attaque, dans Le Déchaînement du monde, à la notion de violence, « impensé majeur » du début du XXIe siècle (p. 10). Omniprésente dans notre environnement social, elle est pourtant souvent réduite dans le discours à sa manifestation immédiate, celle d’un moment d’« effraction » (p. 6). Contre la thèse voulant que la violence connaisse un inexorable déclin, Cusset entend montrer qu’elle a seulement changé dans ses modalités, qu’elle constitue en premier lieu une circulation d’énergies, et que toute tentative de conceptualisation ne mène qu’à la légitimation d’une forme de violence au détriment d’une autre. L’ouvrage s’ouvre sur un large inventaire des formes contemporaines de violences, qui peuvent être autant criminelles ou financières qu’environnementales, homophobes ou postcoloniales, parmi ses innombrables déclinaisons. Cusset reprend de Jacobo Grajales (2016, Karthala) le concept de « gouvernement dans la violence » pour décrire un processus de normalisation de la violence meurtrière qui devient partie intégrante de la gouvernementalité néolibérale (p. 27). À partir de cette hypothèse, il suggère d’inscrire la caractérisation des formes particulières de violence dans « une mécanique plus vaste » (p. 34), marquée par « la démultiplication, la prolifération, la “molécularisation” de la violence » (p. 72-73). Une seconde proposition est conséquemment celle d’une nouvelle systématicité de la violence, liée à « la colonisation apparemment pacifique » du « temps ordinaire » par un « impératif comptable d’optimisation » (p. 82-83). Pour Cusset, cette innovation contemporaine « redouble la violence du pouvoir d’une pédagogie de la soumission, d’une violence psychique infligée au subordonné par la démonstration objective de son infériorité » (p. 83). Si l’on peut contester ce postulat de nouveauté, on sait gré à l’auteur de parvenir à nous faire ressentir la violence à l’oeuvre sous le vernis aseptisé des pratiques biopolitiques (« l’administration de la vie », p. 106), à travers notamment les exemples des violences obstétricales ou de la production de dépendances aux médicaments. Cusset inscrit cette redéfinition de la violence par la normativité néolibérale dans une continuité critique avec le propos de Norbert Elias sur la « civilisation » comme processus de répression des émotions et de pacification des comportements. Plutôt qu’une « dissipation de la violence » (p. 119), le processus de civilisation en produit plutôt la canalisation, et ce sont donc surtout les « grammaires de comportement » (p. 126) qui se trouvent modifiées. L’auteur accepte la thèse d’Elias pour le début du XXe siècle, mais estime que les rapports sociaux ont aujourd’hui changé vers « l’informalité, la convivialité et la décontraction obligatoire » (p. 130), à la fois en conséquence de cette injonction à la « civilité » et en contradiction avec son principe de pacification : « sous la forme hypertrophiée qu’il a prise à l’ère du marché roi, le signe n’apaise plus la violence : cette fois il la relance, la prolonge, la renouvelle » (p. 148). L’injonction à l’optimisation mène, croit Cusset, à dépasser l’interdit de la violence, qui désormais est communiquée, « s’installe pour de bon dans l’espace de nos interactions » (p. 148). C’est aux écrits de Georges Sorel, Sigmund Freud et Georges Bataille que Cusset vient raccrocher sa théorisation de la violence comme « phénomène circulatoire » de « propagation d’une émotion » (p. 7), dans …