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Le fleuve Rhône a été longtemps géré par une alliance entre hauts fonctionnaires d’État et acteurs industriels, sans considération pour l’environnement (Pritchard, 2011). L’idée même de préoccupation environnementale était anachronique à un moment où le référentiel centraliste-modernisateur dominait l’action publique dans presque tous les secteurs (Jobert et Muller, 1987 ; Scott, 1998). Depuis le milieu des années 1980, les discours et les pratiques autour du Rhône ont évolué. Certains grands projets de développement, comme le canal Rhin-Rhône, ont été abandonnés notamment en raison d’un impact environnemental jugé trop important[2]. À ce moment-là ont émergé des projets visant par exemple à valoriser le rôle environnemental des bras secondaires du fleuve[3] (Bravard, 2006).

Le « Plan Rhône », contrat opérationnel mis en place en 2007, a donné lieu à un programme stratégique définissant les objectifs et les moyens financiers pour parvenir à une gestion durable du fleuve. Il réunit des acteurs qui ont des intérêts et des façons de voir qui sont potentiellement conflictuels (administration d’État, collectivités locales, gestionnaires de rivière). Son objectif est d’assurer une meilleure coordination entre les différents usages du fleuve (production d’énergie, irrigation agricole, transport) tout en prenant en compte les risques, en particulier les inondations. Certains objectifs du Plan Rhône n’ont cependant pu être atteints, par exemple ce qui concerne la restauration de plaines inondables (Guerrin, 2014). La gestion du fleuve demeure très fragmentée entre les différents secteurs d’action publique. Les acteurs sont toujours plus nombreux et plus hétérogènes à intervenir dans cette gestion (État déconcentré, collectivités territoriales, associations, citoyens, concessionnaire, entreprises à capitaux mixtes, etc.). Dans ce contexte, nous avons cherché à analyser la place prise par les questions environnementales dans la gestion du Rhône. Si le référentiel centraliste-modernisateur était manifestement défavorable à la préservation de l’environnement, comment analyser la situation actuelle ? Alors que notre hypothèse initiale reposait sur l’idée que les conflits entre secteurs, acteurs et territoires demeuraient prédominants, nous avons été frappés par l’existence d’accords relativement inattendus, étant donné l’influence des acteurs industriels dans la gouvernance du Rhône, autour de l’idée de restauration écologique. Nous avons cherché à éclairer cet apparent paradoxe : comment ce consensus a-t-il pu émerger ? Un dispositif comme le Plan Rhône a-t-il été en mesure de rassembler et de traduire une pluralité d’intérêts autour d’une vision partagée de la gouvernance du fleuve ? Observe-t-on au contraire une agrégation ponctuelle et ambiguë des façons de voir et des intérêts bien différenciés ? Quels acteurs ont été au coeur de la production de consensus autour de la restauration écologique du Rhône ?

Les approches discursives de l’action publique (Fischer, 2003 ; pour une introduction en français, voir Durnova et Zittoun, 2013) fournissent des outils conceptuels intéressants pour analyser la gouvernance du Rhône. Les récits d’action publique (policy narratives) ont initialement été définis comme des « histoires (scénarios et arguments) qui sous-tendent et stabilisent des hypothèses pour l’élaboration des politiques publiques dans des situations où persistent de nombreuses inconnues, un degré élevé d’interdépendance et peu ou pas d’accord[4] » (Roe, 1994 : 34). Plus récemment, Michael D. Jones et Mark K. McBeth (2010 : 329) en ont donné la définition suivante : « un récit est une histoire avec une séquence temporelle d’événements, se déroulant comme une intrigue avec des moments dramatiques, des symboles et des personnages archétypaux, et qui aboutit à une morale » pour offrir généralement une solution en matière d’action publique.

Prenant souvent l’apparence d’histoires causales (Stone, 1989), les récits organisent le monde en créant l’ordre dans le désordre (Hajer et Laws, 2006 ; Zittoun, 2013). Ils condensent une grande quantité d’informations factuelles et les relient à des conceptions normatives qui leur donnent un sens. Les récits ont besoin de mobilisations pour contrer d’autres histoires causales possibles. De ce point de vue, ce que nous prenons pour des vérités sont d’abord des histoires qui ont été progressivement présentées comme plausibles par des « interprètes influents » (Fischer, 2003 : 43). Une fois qu’il est devenu dominant, un récit donne du pouvoir à certains acteurs. Il redirige les préférences collectives. Les idées qui s’éloignent du récit dominant seront perçues comme non pertinentes ou étranges. En effet, la dimension narrative de l’action publique n’est intéressante à étudier qu’en lien avec les stratégies des acteurs et les asymétries de pouvoir (Radaelli, 2000 ; Schmidt et Radaelli, 2004 ; Feindt et Oels, 2005).

Les récits sont d’autant plus efficaces qu’ils se prêtent à de multiples interprétations (Hajer, 2011). Cela fait écho à un paradoxe bien connu des sociologues, celui de la force du flou (Boltanski, 1982). L’imprécision intrinsèque d’un récit peut lui permettre de réunir des croyances et des intérêts a priori incompatibles dans un « consensus ambigu » (Palier, 2005). À travers l’exemple du revenu minimum d’insertion (RMI), Bruno Palier montre que des acteurs qui sont loin de partager la même vision du monde et la même conception de l’intérêt général sont parvenus à trouver un terrain d’entente grâce à une ambiguïté rendant possibles différentes interprétations du même dispositif. L’accord résulte moins ici d’une homogénéité de sens que d’une polysémie favorisant l’agrégation d’intérêts divergents, voire contradictoires (Palier, 2005).

Par ailleurs, des accords en matière d’action publique peuvent également résulter de processus de traduction à travers lesquels des réseaux d’acteurs hétérogènes produisent des accords sur des significations nouvelles. La notion de « traduction », développée par Michel Callon (1986), a été mobilisée dans un certain nombre de travaux analysant l’action publique (Lascoumes, 2006). Le processus de traduction commence par une phase de « problématisation », autrement dit par une définition concertée de la situation qui contraint tous les intervenants actuels et futurs. Dans l’exemple de Callon, les auteurs de la problématisation se positionnent comme « point de passage obligé », c’est-à-dire comme indispensables pour que les autres acteurs atteignent leurs objectifs. Dans une phase d’« intéressement », des alliances deviennent possibles dans la mesure où les identités des acteurs s’ajustent entre elles et aux causes. Dans une phase d’« enrôlement », le processus se stabilise en projet collectif. Peut enfin intervenir la « mobilisation des alliés », qui met à l’épreuve des porte-parole et diffuse le projet. Contrairement au consensus ambigu ou contradictoire, la traduction implique non seulement la construction d’accords sur le sens des actions, mais aussi, pour Callon, un déplacement dans les identités d’action et dans la lecture que chacun peut faire de ses propres intérêts. Sans reprendre l’ensemble de l’architecture conceptuelle propre à la sociologie de la traduction, en particulier le principe de symétrie entre actants humains et non humains (Borraz, 1990), il nous semble que la notion de traduction et les notions qui lui sont attachées (problématisation, intéressement, enrôlement, mobilisation des alliés) sont à même d’enrichir l’analyse discursive de l’action publique, en explorant une modalité particulière de diffusion d’énoncés et la production de significations et d’accords autour d’une interprétation de la situation.

Cet article a pour objectifs d’analyser les conditions de production et la diffusion de récits autour de la restauration écologique du Rhône, et de statuer sur l’existence de consensus « ambigus » par le prisme de l’analyse discursive des politiques publiques éclairée par la sociologie de la traduction. En particulier, la recherche menée vise à prêter une attention spécifique aux acteurs qui ont développé ou promu ces récits.

Nos données empiriques proviennent de plusieurs sources. Une enquête de terrain menée entre 2010 et 2014 dans le cadre d’une thèse a servi de première base de travail (Guerrin, 2014). Dix-neuf entretiens semi-directifs supplémentaires ont été réalisés en 2014 et 2015 avec les acteurs listés au tableau 1[5].

Tableau 1

Entretiens réalisés

Entretiens réalisés

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Nous avons également passé en revue la littérature grise en lien avec la restauration écologique du Rhône (rapports d’expertises, plans de gestion de l’eau, budgets, contrats de partenariat financier…), ainsi que des coupures de presse, et nous avons assisté à des séminaires thématiques et à des colloques sur la gestion et l’histoire du fleuve.

Après une description sommaire de la trajectoire de gouvernance du Rhône, nous décrirons le récit sur la restauration écologique de ce fleuve. Nous analyserons ensuite les processus à travers lesquels ce récit d’action publique a pu émerger et se diffuser, en nous intéressant notamment au rôle d’un acteur particulier (l’Agence de l’eau) dans sa promotion.

Rhône : de la gestion centralisée à la gouvernance fragmentée

« Le Rhône au service de la Nation » : cette phrase, écrite sur le barrage de Seyssel construit en 1951, illustre le statut national du fleuve. Après les grandes inondations de 1856, les ingénieurs des Ponts et Chaussées construisent de grandes digues le long du delta pour éviter toute récurrence (Picon et al., 2006). En 1933, l’État attribue à la Compagnie nationale du Rhône (CNR) des objectifs spécifiques : le développement de la navigation, de l’hydroélectricité et des systèmes d’irrigation agricole (Giandou, 1999). Après la Seconde Guerre mondiale, sous l’égide de la CNR, l’État entreprend un vaste projet de domestication du Rhône afin de promouvoir le transport fluvial et la production d’énergie hydraulique. Sara B. Pritchard (2011) a montré comment l’État, grâce à la construction de centrales hydroélectriques et au maintien du fleuve qualifié de « taureau furieux » ou de « dieu conquis[6] » à l’intérieur d’un canal, a produit un nouveau fleuve, lui-même participant à la construction d’une nouvelle identité nationale. Selon une modalité d’action classique des Trente Glorieuses, les représentants de l’État et les ingénieurs ainsi que les autorités locales ont collectivement développé un récit prométhéen sur le Rhône faisant référence à la capacité nationale à dompter un fleuve tumultueux grâce à un investissement technologique massif – la technique maîtrisant la nature (Pritchard, 2004). Par la suite, le développement de centrales nucléaires le long du fleuve est allé dans le même sens (Hecht, 1998).

La « formule Rhône », comme l’appelait la CNR, consistait à favoriser simultanément la production d’énergie, la navigation et l’agriculture (Bethemont, 1972). Entre 1936 et 1986, la CNR a construit 19 barrages et centrales hydroélectriques, dont 13 ont été conçus selon le modèle suivant : un canal de dérivation artificiel est construit de manière à canaliser le fleuve et à créer une chute d’eau importante destinée à être turbinée, alors que les bras traditionnels du fleuve (le « vieux Rhône » ou « Rhône dévié ») voient leur débit diminuer. Ces canaux de dérivation rejoignent alors le « vieux Rhône » après la centrale hydraulique. Le Rhône est de nouveau détourné en aval. Le revenu généré par l’hydroélectricité devait couvrir les investissements dans la navigation et l’irrigation. Ce système devait permettre de concilier l’objectif national d’autosuffisance énergétique avec les objectifs locaux de développement économique et agricole (Bethemont, 1997). Entre 1936 et 2003, la gestion du Rhône est centralisée par la CNR, qui traite et négocie avec les autorités locales. Jusqu’en 2003, la composition du capital de la société reflétait cette centralisation : 25 % appartenant à la Ville de Paris, 25 % aux collectivités locales rhodaniennes, 25 % aux chemins de fer nationaux, et 25 % à Électricité de France (EDF), qui était à l’époque de propriété publique (Giandou, 1999). La construction symbolique du Rhône industriel fut en effet élaborée en référence à une échelle nationale (Pritchard, 2011). En 1960, Gérard Tournier, ancien directeur administratif de la CNR, promettait qu’Avignon connaîtrait un âge d’or avec le « delta économique du Rhône » développé par la compagnie. Les aménagements de la CNR furent présentés par le gouvernement français comme permettant de concilier intérêts locaux et nationaux ; ils devaient en outre produire un « Grand Delta », représentant un cinquième du territoire national, et devenir alors le trait d’union entre la Suisse et la Provence et, plus tard, avec le projet de construction du canal Rhin-Rhône, entre l’Allemagne et la Méditerranée. Ce « Grand Delta », d’intérêt stratégique national, devait avoir des répercussions économiques positives localement.

La construction des aménagements hydroélectriques de la CNR poursuivait trois missions : énergétique, agricole et de navigation. Cependant, la communication de la CNR auprès des collectivités locales insistait à l’époque sur l’effet positif des aménagements par rapport aux risques d’inondations. Les « avantages » du « programme général de la Compagnie nationale du Rhône » sont présentés dans des documents qu’elle a produits relatifs aux aménagements à l’époque de leur construction. Parmi ces avantages, la création d’une voie navigable entièrement canalisée d’une longueur de 310 kilomètres entre Lyon et la mer, mais également des « possibilités d’extensions urbaines dans les zones définitivement protégées des inondations », et plus explicitement une « mise hors d’eau de superficies importantes (40 000 ha) dont la protection contre les crues devient totale (suppression définitive des submersions) ou partielle (réduction de la hauteur, de la durée et de la fréquence des inondations) »[7]. Plusieurs articles de presse locale à l’époque de la construction des aménagements confirment l’intérêt des collectivités locales et des riverains pour l’effet protecteur des digues de la CNR vis-à-vis des inondations : « Le barrage de Vallabrègues protègera 7000 ha des inondations[8] » ; « Dès l’achèvement de la retenue de Caderousse, le Rhône domestiqué fournira un milliard de kWh et protègera 3800 ha de submersions[9]. »

La CNR, l’État, mais aussi la presse et les artistes furent les artisans de la construction discursive sur la maîtrise du fleuve Rhône par la science et la technique. Dans ces discours, le Rhône avant aménagement était présenté comme un torrent, un fleuve incontrôlable, impétueux, voire capricieux. Au contraire, le Rhône aménagé par la CNR fut qualifié avec des expressions relatives au champ lexical de la conquête et de la domestication. Le titre d’un livre écrit par un ancien directeur de la CNR l’illustre : « Le Rhône, dieu conquis » (Tournier, 1952). Édouard Herriot, ancien maire de Lyon et président du Conseil des ministres, dans la préface du livre Donzère-Mondragon (1953), se réjouissait qu’« une fois encore », « l’homme ait dompté les forces les plus impétueuses de la nature ». Des articles de presse mettaient en avant la domestication par la CNR d’un fleuve sauvage, la plupart du temps de façon positive. La presse évoquait « un demi-siècle de bataille pour le Rhône utile », « la mise à la raison du Rhône » et encore « sa domination définitive »[10]. L’aménagement de Donzère-Mondragon était qualifié par la presse locale d’« une des plus magnifiques et des plus audacieuses réalisations françaises[11] », « fleuron éclatant du Génie Français[12] ». Les 84 travailleurs décédés lors de ces travaux eux étaient qualifiés de « soldats du travail, morts au champ d’honneur pour la France qui veut renaître », ayant « laissé la vie dans cette lutte contre la nature »[13]. Cet aménagement était présenté comme l’expression d’une haute technicité : on évoquait les 700 000 mètres cubes de béton utilisés pour le construire (comparés à la construction de six Notre-Dame de Paris[14]), l’extraction de 50 millions de mètres cubes de terre pour ouvrir un nouveau lit de 205 mètres de largeur « d’une digue à l’autre ». Les infrastructures de la CNR étaient présentées comme multiples et capables de « mâter » le fleuve :

La CNR, champion de la navigation, avec ses barrages, ses écluses, ses digues, mâte les sursauts du fleuve. Du courant impétueux elle fait un tapis d’eau calme[15].

[La force du Rhône] devient puissance électrique par la magie des gigantesques turbines […] le Rhône aux remous orgueilleux est sous le joug […] la CNR est le dompteur, […] domestiqué la fureur stérile du fleuve[16].

[D]omestiqué et assagi, le Rhône ne devrait plus déborder que dans le coeur des chantres de sa vallée[17].

La situation de monopole de la CNR sur le fleuve Rhône est remise en cause en 2003. Conformément aux règles de concurrence de l’Union européenne, la CNR ouvre son capital à des actionnaires indépendants. Le groupe international GDF-Suez (Gaz de France) acquiert 49,97 % du capital, tandis que 50,03 % restent aux mains des institutions publiques nationales et des pouvoirs locaux. La CNR, qui avait été autrefois contrainte de vendre son énergie à EDF à un prix fixe, est confirmée comme fournisseur d’énergie indépendant. Cette ouverture du capital ouvre de nouveau le débat autour de l’impact économique local de l’action de la CNR. La formule Rhône était déjà le fruit d’arbitrages entre intérêts locaux et nationaux autour du partage de ce qu’on appelait localement la « rente du Rhône ». En contrepartie de l’usage national de l’énergie hydraulique captée localement, les grands élus rhodaniens souhaitaient un retour financier sur les territoires, le Rhône étant vu comme un fleuve « confisqué dans le cadre d’une logique d’État qui ignorait la région » (Bethemont, 1997 : 69). À l’heure de l’ouverture de la CNR aux capitaux privés, l’État lui assigne un nouvel objectif, connu sous le nom de « missions d’intérêt général » (MIG) (Décret no 2003-512 du 16 juin 2003), afin de l’inciter à réinvestir une partie de ses bénéfices localement. Ces MIG représentaient un engagement de la CNR à financer des actions en faveur de la vallée du Rhône dans les domaines de l’énergie renouvelable, de la navigation, de l’agriculture, de l’environnement et de l’ancrage local, mises en oeuvre grâce à des partenariats avec les acteurs locaux. À partir de 2003, l’établissement doit affecter 10 % de son revenu net au développement économique local et à la protection de l’environnement. Un tiers du budget des MIG (47 millions d’euros sur 160 pour la période 2014-2018) a été consacré à la restauration écologique du « vieux Rhône », c’est-à-dire les tronçons du fleuve qui ont été court-circuités et sont caractérisés par un faible débit d’eau. Ces MIG, proposées par une mission interministérielle (mission Achard), ont été particulièrement intégrées dans le développement de la CNR qui s’est progressivement constitué une image d’entreprise de proximité, ce qui est bien illustré dans les propos de son ancien directeur général : 

Dès mon arrivée à la CNR en 2001, je me suis emparé des propositions de la mission Achard et je me suis attaché à recréer de la proximité avec les acteurs de la vallée du Rhône. Le fleuve appartient à tout le monde et les Missions d’Intérêt Général sont conçues pour le bénéfice des Rhodaniens. Elles participent au service public, c’est leur noblesse […] Les Missions d’Intérêt Général ont donné un vrai souffle à la CNR. D’aménageur du Rhône, elle est devenue acteur des territoires […] En 10 ans, nous avons créé une nouvelle image de la CNR. Elle est aujourd’hui perçue comme une entreprise qui partage les ambitions des territoires. Nous avons prouvé qu’il est possible de produire de l’électricité autrement, en redistribuant aux Rhodaniens une partie de la richesse générée par leurs ressources naturelles, l’eau, le soleil et le vent[18]

Alors que la CNR était, historiquement, l’acteur principal en charge de la gestion du Rhône, la gouvernance du fleuve est aujourd’hui plus complexe (voir tableau 2).

Tableau 2

Principaux acteurs et enjeux de gestion du Rhône

Principaux acteurs et enjeux de gestion du Rhône

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Tandis que la CNR produit la plus grande partie de l’hydroélectricité du Rhône, son concurrent direct, EDF, est propriétaire et gestionnaire d’une centrale hydroélectrique en aval de Lyon. EDF gère également les centrales nucléaires du Rhône et constitue le principal fournisseur d’électricité en France. L’influence de l’État continue d’être importante dans la gestion du Rhône, notamment par le biais de la DREAL. La DREAL de bassin joue un rôle de coordination dans la mise en oeuvre des politiques de l’eau entre les organismes publics nationaux et de bassin, les acteurs privés et les autorités locales. Les agences de l’eau, établissements publics, appliquent des redevances aux usagers qui sont redistribuées sous forme de soutien financier aux autorités locales ou à des acteurs privés pour la conduite de projets. L’Agence de l’eau Rhône-Méditerranée-Corse (RMC) couvre les régions traversées par le Rhône et ses affluents. Voies navigables de France (VNF), autre établissement public relevant comme l’Agence de l’eau du ministère de l’Environnement, intervient également dans la gouvernance du Rhône en tant que responsable de la gestion du réseau public des voies navigables intérieures et des installations associées. Du côté des collectivités locales, les acteurs clés sont ici les Régions (conseils régionaux), dont trois sont traversées par le Rhône (Auvergne-Rhône-Alpes, Provence-Alpes-Côte d’Azur et Occitanie) et une par son principal affluent, la Saône (Bourgogne-Franche-Comté) – voir la carte du territoire du Plan Rhône. Ces Régions sont impliquées dans la gouvernance du Plan Rhône. D’autres autorités locales participent plus indirectement à la gouvernance : communes, établissements intercommunaux à fiscalité propre et départements. Ces acteurs sont des bénéficiaires potentiels des financements du Plan Rhône sous forme de projets de développement et sont également impliqués dans sa stratégie. Cependant, leur coordination est globalement limitée et l’État maintient un contrôle global, comme l’ont démontré les travaux autour de la gestion des inondations sur le Rhône aval entre 2005 et 2013 (Guerrin, 2014).

Carte

Territoire du Plan Rhône 2015-2020[19]

Territoire du Plan Rhône 2015-202019
Source : Cartographie Marie-Laure Trémelo, 2015 (dans Honneger et al. 2017 : 9)

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Les inondations destructrices de 2003 ont été le catalyseur d’un nouvel instrument politique visant à réunir les différents acteurs du Rhône. Si le premier contrat du Plan Rhône (2005-2013) a été mis en place pour traiter la question des inondations, ce dispositif visait à créer un nouveau territoire institutionnel afin de cibler le développement économique local à travers une action transversale. Il réunissait l’État, l’Union européenne, la CNR et les grandes villes, ainsi que les Régions limitrophes du Rhône, afin de créer un programme concerté et intégré de gestion des cours d’eau. Il cherchait à réunir autour d’une même table tous les acteurs sectoriels concernés par la gestion des inondations, le tourisme, la qualité de l’eau, la production d’énergie, les transports ou encore la culture. Les principaux secteurs et acteurs impliqués dans le Plan Rhône figurent dans le tableau 3.

Tableau 3

Gouvernance du Plan Rhône 2007-2013

Gouvernance du Plan Rhône 2007-2013

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L’objectif du Plan Rhône était de transcender les limites entre secteurs traditionnels dans la gestion du fleuve. En réalité, ces limites ont été renforcées. La stratégie de gestion des inondations, en tant que secteur d’intervention principal du Plan Rhône en termes financiers, a été menée par l’État (Guerrin, 2014). Le secteur de l’énergie est toujours dominé par la CNR, la protection de l’environnement par l’État et l’Agence de l’eau (avec il est vrai un financement supplémentaire de la CNR par l’intermédiaire de ses MIG obligatoires), et le tourisme et la culture par les Régions. Le Rhône demeure donc le « fleuve d’État » décrit par Pritchard, même si cet État apparaît plus fragmenté que par le passé. Depuis les années 1990, le partenariat entre l’État et la CNR a été progressivement remplacé par un équilibre plus subtil entre les services de l’État, les établissements publics comme l’Agence de l’eau et VNF, ainsi que la CNR, partiellement privatisée. Les Régions participent davantage à la gouvernance du fleuve même si cela dépend des secteurs d’action publique. Nous verrons que la production discursive autour de la restauration écologique du Rhône a été davantage orchestrée par un acteur public, l’Agence de l’eau.

Les acteurs de la restauration écologique du Rhône

La restauration écologique renvoie à un champ scientifique et opérationnel diversifié et sujet à débats. La restauration écologique est définie comme « le processus de réparation des dommages causés par l’homme à la diversité et à la dynamique des écosystèmes endémiques » (Jackson et al., 1995). Néanmoins, il existe différents types d’actions de restauration des cours d’eau. Les projets peuvent s’inscrire dans au moins trois dynamiques et objectifs différents : une dynamique hydraulique en se concentrant sur la sécurité des personnes et des biens ; une dynamique piscicole en se concentrant sur la préservation des poissons ; ou une dynamique écologique en se concentrant sur la préservation du milieu naturel plus globalement (Morandi et al., 2016).

Les premiers programmes de restauration écologique réalisés sur le Rhône ont été mis en oeuvre dans les années 1990, à un moment où l’intérêt des chercheurs et des militants environnementaux pour l’écologie des lônes (les bras de fleuve en retrait du lit principal) s’est mis à coïncider avec les intérêts hydrauliques de la CNR (Bravard, 2006). Un groupe de chercheurs et de militants de l’environnement actifs sur le Haut-Rhône et réunis dans une fédération régionale de protection de la nature, en conflit avec la CNR concernant la gestion du fleuve et qui avaient pris position contre l’aménagement du canal Rhin-Rhône, ont oeuvré pour la définition d’un programme décennal de restauration hydraulique et écologique du Rhône. Initié en 1998, celui-ci est cofinancé par la CNR, l’Agence de l’eau et les collectivités locales (Barthélémy et Souchon, 2009). Une partie du financement alloué au canal Rhin-Rhône est réinvestie dans ce programme. En parallèle, les experts de la CNR ont commencé à reconnaître la nécessité de limiter la sédimentation des parties détournées du fleuve afin de permettre l’évacuation de l’eau en cas de défaillance d’une centrale hydroélectrique (Bravard, 2006). Alors que les projets de restauration écologique des secteurs en amont du fleuve ont été financés et promus par les scientifiques et les ingénieurs de la CNR depuis les années 1990, c’est aujourd’hui l’Agence de l’eau qui est devenue le principal coordinateur de la restauration écologique du Rhône.

Le système « agences de l’eau » a été initié par la Loi sur l’eau de 1964. Dans ce système, des comités de bassin, qui regroupent des représentants des collectivités locales (40 %, dont le président), des usagers (représentants de l’agriculture, de l’industrie, associations de protection de la nature, de consommateurs, etc. – 40 %) et de l’État (20 %), définissent les grands axes de la politique de l’eau à l’échelle de sept bassins métropolitains et de cinq bassins d’outre-mer. Ces comités orientent l’activité des agences de l’eau qui sont, elles, des instances opérationnelles dotées de budgets et de personnels, en donnant notamment un avis conforme à leurs programmes d’intervention. Ces programmes sont financés par des redevances prélevées sur les usagers de l’eau et consistent principalement à attribuer des aides financières aux collectivités locales et aux acteurs économiques. En cela, les agences de l’eau jouent un rôle de « mutuelles » régionalisées, beaucoup plus que de garants du principe pollueur ou préleveur/payeur (Barraqué, 2003). Les taux sont fixés à un niveau jugé politiquement « raisonnable » (notamment vis-à-vis des acteurs économiques) et doivent en même temps équilibrer financièrement les budgets au regard des programmes d’actions envisagés. L’idée qui est privilégiée consiste à instaurer un dispositif de financement stable permettant de mettre en oeuvre la politique d’équipement prévue, tout en évitant d’entrer en conflit avec les pollueurs et les préleveurs par des incitations trop négatives ou des demandes de compensations pour leurs atteintes à l’environnement.

Les agences gèrent chaque année un budget de plus de 2 milliards d’euros, même si la tendance est clairement baissière depuis quelques années, dans un contexte pourtant marqué par une extension de leurs interventions : biodiversité, adaptation au changement climatique, etc.[20]. Les agences de l’eau n’exercent ni la maîtrise d’ouvrage des travaux (laissée aux collectivités locales), ni la police de l’eau et des installations classées (laissées aux services de l’État et de certains établissements publics). Outre leur rôle fondamental dans le financement des politiques de l’eau, ces organismes jouent aussi un rôle clé en matière de planification. Ce sont elles, en effet, qui élaborent les schémas directeurs d’aménagement et de gestion des eaux (SDAGE), chargés depuis la Loi sur l’eau de 1992 de fixer les orientations fondamentales de la gestion des ressources en eau.

Sur le Rhône, le principal producteur de récit sur la restauration du fleuve est l’Agence de l’eau Rhône-Méditerranée-Corse (RMC). Cette dernière a eu pour directeur, entre 2011 et 2015, un ingénieur en chef du génie rural, des eaux et des forêts issu de l’École polytechnique et diplômé du Massachusetts Institute of Technology (MIT), dont l’ambition était d’axer la stratégie de l’agence sur les économies d’eau et sur la « reconquête » environnementale de certains cours d’eau et milieux (dont la renaturation du Rhône est une déclinaison importante), tout en « modernisant » l’institution dans une optique néo-managériale. La recherche dont nous présentons ici les résultats a été menée dans le contexte assez spécifique du mandat de ce directeur. Cette période était également celle de la négociation de la seconde phase du Plan Rhône. Les interactions au sein de la gouvernance du fleuve illustrent la spécificité de ce contexte.

La restauration écologique du Rhône : anatomie d’un récit

Le récit sur la restauration écologique est construit autour d’une « problématisation » spécifique, mettant en lien l’opposition entre la naturalité et l’artificialisation du fleuve. Selon ce récit, le Rhône est à l’origine un fleuve sauvage qui a été artificialisé et dont la naturalité doit être restaurée. L’image du Rhône comme fleuve sauvage est antérieure à la Seconde Guerre mondiale. Comme on l’a vu précédemment, l’idée de la force et de la turbulence du fleuve a été utilisée dans l’après-guerre pour soutenir les travaux entrepris par l’État et la CNR afin d’exploiter son potentiel énergétique. Cependant, cette image a également été utilisée par l’Agence de l’eau à l’appui de son entreprise de restauration écologique. Le Rhône que nous connaissons aujourd’hui est très largement artificialisé et canalisé. Cette vision alternative du fleuve artificialisé et canalisé est promue par l’Agence de l’eau qui met ainsi en avant un fleuve qui serait « libéré[21] ». Dans la publication Sauvons l’eau !, elle met en scène le « visage changeant » du fleuve en représentant un secteur du cours d’eau qui pourrait être décrit comme naturel, sans berge, digue ou barrage (simplement de l’eau et des arbres)[22]. Ce Rhône-Amont permet à l’agence de présenter un autre visage du fleuve et de visualiser ce que pourrait être la « renaissance » ou le « retour de la nature » des parties en aval : « Le Rhône retrouve ses atours naturels, grâce à un plan exceptionnel pour l’environnement »[23].

La conception de la restauration qui est promue sur le Rhône, y compris par l’Agence de l’eau, n’en est pas moins basée sur la mobilisation d’une ingénierie lourde : « On remet du bulldozer dans le Rhône, ce qu’on n’avait pas fait depuis… un bon siècle […] Il fallait oser envoyer des pelles mécaniques arracher des épis qui bloquaient des entrées pour remettre de l’eau dans des lônes. » (Entretien avec un responsable de l’Agence de l’eau RMC, mars 2015.)

La conception de la restauration écologique mise en avant par l’Agence se distingue par son interventionnisme assumé, basé sur de l’expertise technique et l’utilisation de moyens de génie civil assez conséquents pour reconstruire une partie de ce que l’histoire aurait « détruit ».

Ce récit sur la restauration écologique du Rhône est renforcé par différents arguments. La renaturation serait utile pour les riverains, le tourisme, pour des raisons écologiques comme la migration piscicole et, de manière plus générale, pour faire face au changement climatique :

Les mariniers, les riverains, les touristes et les poissons migrateurs ne s’y trompent pas : c’est un retour en grâce du roi des fleuves […] Le Rhône se métamorphose. Débarrassé de la pollution des villes, il bénéficie du travail de scientifiques de renommée mondiale qui lui redonne vivacité et biodiversité. Bientôt libéré dans un lit élargi, il sera aussi mieux armé face au changement climatique. Le fleuve se prépare un nouvel avenir avec le 2e plan Rhône que l’on espère à la hauteur du premier[24].

[U]n très grand chantier de restauration des lônes, toute une écologie historique du Rhône qui se reconstruit sur les lônes court-circuités et les bras morts qui sont perdus, les poissons ont largement validé. On a sur les espèces de poissons de rivière un succès qui dépasse nos espérances en termes de retour, ils représentent les trois quarts des poissons, c’est-à-dire qu’ils ont retrouvé leur place, ils ont validé.

Interview du directeur de l’Agence de l’eau en 2014[25]

L’objectif de restauration écologique est du reste cohérent avec la plupart des normes internationales et nationales en matière de gestion de l’environnement et de l’eau. Des projets comme ceux qui sont mis en oeuvre sur le Rhône participent de l’action de l’Agence de l’eau visant à atteindre l’objectif de bon état écologique (directive-cadre européenne sur l’eau de 2000) sur un fleuve majeur. Ils participent également à la poursuite des objectifs européens de restauration des plaines inondables contenus dans la directive sur les inondations de 2007. La politique de restauration constitue dès lors une « vitrine » emblématique pour l’Agence.

Le récit sur la restauration poussé par l’Agence de l’eau consiste ainsi à présenter le visage naturel d’une rivière artificialisée. Le discours normatif sous-jacent trouve néanmoins rapidement ses limites. Le Rhône a été canalisé à un tel degré que les efforts de restauration écologique ne peuvent avoir lieu que sur certains secteurs du fleuve. La restauration est menée sur le Rhône court-circuité, et non pas sur le canal usinier, où s’opère la production d’hydroélectricité. La restauration nécessite des travaux d’ingénierie importants, consistant notamment à recreuser les lônes à l’aide de bulldozers. Il n’empêche que ce récit porté par l’Agence de l’eau vise clairement à intéresser et à enrôler d’autres acteurs importants dans la gouvernance du fleuve, à savoir la CNR, les collectivités locales et la fédération régionale de protection de la nature, dans un contexte réglementaire et institutionnel il est vrai favorable.

Diffusion du récit et opérations de traduction

En dépit de tensions sur différents points entre les divers acteurs impliqués dans la gouvernance du Rhône, le récit sur la nécessité de restaurer le fleuve et les histoires causales qui le structurent semblent faire l’objet d’un consensus assez large. La production de ce consensus est éclairée par la sociologie de la traduction (Callon, 1986). Ce consensus semble en effet en partie facilité par le récit de l’Agence de l’eau dont la problématisation de la restauration a pour résultats d’intéresser et de mobiliser des acteurs aux intérêts variés autour de cet objectif comme la CNR, les collectivités locales, et une association environnementale construite historiquement sur une opposition à la CNR.

Une restauration écologique plus que jamais stratégique pour la CNR

L’État, on l’a vu, gouverne encore largement le Rhône. Ce dernier est géré techniquement par la CNR, qui intervient en vertu d’une concession accordée par l’État en 1934 et qui expirera en 2023. La CNR est avant tout un producteur et un fournisseur d’énergie. Par conséquent, tout en développant des pratiques réputées plus « vertes », en tant qu’entreprise, elle reste principalement intéressée par l’efficacité de sa production hydroélectrique[26]. Cet objectif n’est pas toujours compatible avec les objectifs de restauration écologique du Rhône, comme le montrent les discussions passées entre la CNR et les autorités locales sur le débit minimum dans le Vieux Rhône (Barthélémy et Souchon, 2009). Des acteurs de l’Agence de l’eau mettent en avant l’impact négatif des aménagements de la CNR sur l’écologie du fleuve, que la restauration peut venir amoindrir. Néanmoins, la CNR a d’autres intérêts à soutenir les actions de restauration et à les cofinancer.

L’Agence de l’eau utilise une stratégie d’intéressement de la CNR en renforçant le statut de la restauration écologique comme point de passage obligé (Callon, 1986). Cette stratégie repose sur l’idée selon laquelle la CNR a déjà amorcé sa transition stratégique vers l’écologie ; en effet, celle-ci n’a pas attendu l’Agence de l’eau pour s’intéresser aux projets de restauration écologique (Bravard, 2006). Elle joue un rôle dans ces projets depuis 1998, d’abord dans le cadre du programme décennal de restauration écologique et hydraulique du Rhône, puis dans le cadre de ses missions d’intérêt général depuis 2003. Elle valorise ses actions en présentant l’aspect écologique et ancré dans les territoires des activités de l’entreprise :

Depuis longtemps, la CNR s’intéresse à l’environnement […] Grâce à ses Missions d’Intérêt Général, la CNR va plus loin. Depuis 2003, nous travaillons avec nos partenaires – l’Agence de l’eau, les autorités locales et l’État – sur ces ambitions communes […] Grâce à ces Missions d’Intérêt Général, nous nous engageons sur des projets concrets et efficaces comme la restauration des lônes.

CNR, 2014 : 56

La compagnie développe ainsi ses propres arguments pour justifier ses projets de restauration, qui lui permettent de « verdir » son image industrielle traditionnelle. Notamment, elle met l’accent sur l’importance de la restauration des lônes pour la biodiversité et la protection des espèces comme les martins-pêcheurs et les castors, ou encore la réouverture de ces espaces aux loisirs des riverains, en particulier dans un film de promotion des activités de restauration du Rhône[27].

L’Agence de l’eau et la CNR divergent cependant sur plusieurs points, y compris la forme que devrait prendre la restauration écologique ainsi que l’ambition de ces projets. Les points de débats portent par exemple sur le degré de modification de l’infrastructure CNR pour permettre aux poissons de remonter vers l’amont par des passages aménagés dans les barrages (entretien avec un responsable de l’Agence de l’eau RMC, mars 2015).

Malgré leurs objectifs apparemment contradictoires, l’Agence de l’eau développe un récit présentant les intérêts économiques et stratégiques de la CNR en faveur de la restauration écologique du Rhône. Ce faisant, l’Agence désire intéresser la CNR en cherchant à valoriser un aspect émergent de son identité et à redéfinir une partie de ses intérêts.

Dès lors, le coût de la restauration environnementale est présenté comme moins important que la perte économique qu’engendrerait une diminution substantielle de la production hydroélectrique sur le fleuve pour des raisons écologiques :

Vous avez des barrages. On ne va pas vous les enlever. Mais reconnaissez, en tout cas que ça a quand même un impact négatif sur l’écologie du cours d’eau […] La solution de l’élimination des barrages entraînerait un énorme coût économique […] Nous avons l’opportunité de réaliser des gains environnementaux avec une alternative beaucoup moins coûteuse. Donc elle doit représenter la décision la plus sage.

Entretien avec un responsable de l’Agence de l’eau RMC, mars 2015

Par ailleurs, rappelant le contexte de renouvellement de la concession de la CNR en 2023, et définissant la CNR comme un agent économique en compétition parmi d’autres entreprises européennes, le représentant de l’Agence souligne l’intérêt stratégique pour la CNR d’adopter une position novatrice et proactive sur le Rhône afin de faire bonne figure face à ses concurrents :

La CNR, évidemment, elle doit se montrer originale et faire du fleuve Rhône le meilleur de tous, parce qu’elle a un challenger. L’État est concédant de la CNR et doit tenir un peu ses objectifs… [La CNR] gagne plein d’argent sur le Rhône. Si c’est pour ne rien faire pour le Rhône… Il y a une espèce de droit de retour au Rhône.

Ibid.

Pendant la période de négociations entre le gouvernement et l’Assemblée nationale autour de la Loi sur la transition énergétique, l’Agence a utilisé l’incertitude comme levier pour augmenter la contribution de la CNR aux actions de restauration écologique :

La Loi de transition énergétique commençait à être négociée. C’était le moment politique où la CNR ne pouvait pas rendre une mauvaise copie environnementale. Je leur ai dit : « Voilà, la ministre dit ça, s’engage personnellement sur le modèle de la CNR pour ses qualités environnementales. Moi, je vais être obligé d’écrire à la ministre en disant que vous refusez des choses qui sont faisables aujourd’hui, et j’ai la preuve que c’est nécessaire pour le potentiel du Rhône. Prenez conscience de ce que vous êtes en train de jouer. »

Ibid.

En même temps, selon la problématisation de l’Agence de l’eau, l’intérêt commercial stratégique de la CNR serait parfaitement en phase avec les objectifs de l’agence : si la CNR peut profiter des financements de l’Agence, elle peut ainsi bénéficier d’une influence sur les discussions dans le cadre du comité du bassin. Plus la CNR se rapproche de l’Agence de l’eau, plus elle se rapprocherait des collectivités locales avec lesquelles l’établissement doit être en bons termes pour mener à bien ses projets ; et donc elle a besoin du soutien face aux concurrents européens dans la perspective du renouvellement de la concession. Ainsi, la stratégie d’enrôlement vise en dernier ressort à présenter le financement CNR des actions de l’Agence comme un service rendu à la compagnie car valorisant son ancrage territorial :

La CNR devait rompre avec le modèle EDF pour obtenir le renouvellement de sa concession et garder ce qu’elle considère être une rente extraordinaire à ne pas lâcher […] En payant une redevance à l’Agence de l’eau, la CNR donne un retour aux territoires, à tous ces petits projets qui sont hors de son contrôle radar. Elle n’a aucune idée d’où ils étaient, comment elle aurait pu les aider. L’Agence de l’eau lui rend un service en fait en la faisant payer. On lui rend un service de retour aux territoires, au grand territoire rhodanien qui finalement sait qu’il doit ses projets à une solidarité de bassin dont un des contributeurs importants est la CNR.

Ibid.

Ainsi, bien que la CNR développe ses propres initiatives environnementales, l’Agence de l’eau cherche à peser sur le positionnement de la CNR tout en se présentant comme leader légitime des politiques de restauration écologique du fleuve. En rappelant les intérêts de la CNR en termes économiques et stratégiques, l’Agence travaille auprès de la CNR à positionner toujours plus la restauration écologique (et ses propres politiques dans ce domaine) comme point de passage obligé. Cette stratégie d’intéressement se base sur un terreau favorable et, ainsi, l’enrôlement de la CNR est déjà acquis, comme le montrent les discours produits par la CNR sur l’importance de la restauration des lônes.

Intéresser les collectivités locales : la restauration écologique en faveur du développement économique local et de la protection contre les inondations

L’Agence de l’eau développe également une stratégie d’intéressement d’autres acteurs comme les collectivités locales, sur lesquelles elle est plus en mesure de peser que sur la CNR, en raison des multiples projets locaux qu’elle finance. L’un des enjeux de l’État sur le Rhône est en effet d’encourager les collectivités locales à développer des projets. Selon les responsables de l’État, ces dernières ont des difficultés à planifier et à réaliser des projets, en particulier dans le domaine de la restauration écologique. Cela peut s’expliquer par le fait que la CNR, en tant que concessionnaire, soit l’acteur central de l’aménagement du fleuve : la présence de grandes infrastructures (barrages et digues construits et gérés par la CNR) ainsi que le monopole de la CNR en matière d’expertise sur le fleuve entraînent un retrait, voire un désintérêt des pouvoirs locaux (Guerrin, 2014). Cependant, il est crucial pour l’État et l’Agence de l’eau d’impliquer les collectivités locales, en tant que maîtres d’ouvrage, dans la mise en oeuvre de leurs projets :

Depuis les années 1980, c’est important, et c’est le sens de l’histoire, rien ne se fait sans que les collectivités ne prennent les choses en main. Alors on a créé la culture du fleuve Rhône grâce au Plan Rhône. Elle a été largement bâtie sur les inondations. Ça a été l’électrochoc. Et puis, petit à petit, on a essayé d’ouvrir cette culture à des externalités comme le tourisme, l’économie, la gestion de l’eau, pour essayer de rendre le Rhône pas que dangereux, mais aussi un peu attractif.

Entretien avec un responsable de la DREAL Provence-Alpes-Côte d’Azur, mars 2015

Il n’est toutefois pas aisé d’intéresser les collectivités aux problématiques de restauration. Leurs priorités par rapport au Rhône consistent plutôt, schématiquement, à protéger leurs populations contre les inondations et à promouvoir le développement économique local. Afin d’obtenir leur participation, deux argumentaires sont mis en avant : 1) la restauration écologique est un levier du développement économique local ; 2) la restauration écologique est un moyen de prévenir les inondations. De cette manière, l’Agence de l’eau traduit les intérêts identifiés des collectivités locales afin de les faire converger avec la restauration écologique du fleuve.

Le premier argumentaire est bien résumé par la couverture d’une revue publiée par l’Agence de l’eau et intitulée « L’eau comme source d’emploi[28] ». Cette formule est basée sur l’idée selon laquelle l’investissement dans la protection de l’eau produirait des emplois et impulserait la croissance économique :

Préserver l’eau et les financements publics pour sa bonne gestion, c’est soutenir l’emploi […] Ainsi, la directive-cadre européenne sur l’eau de 2000 a mis le cap sur le bon état écologique des eaux et a fait émerger un nouveau secteur : la préservation et la restauration des milieux naturels. C’est là que des « niches » se sont ouvertes. En réorientant davantage son programme d’intervention en ce sens, l’Agence de l’eau a accru son effet de levier sur l’économie et génère encore plus d’emplois […] : avec 3,6 MD d’euros d’aides sur 6 ans, le programme d’actions « Sauvons l’eau » 2013-2018 induit plus de 9 MD d’euros d’investissements qui représentent 14 000 emplois permanents dans le bassin, dont 10 000 dans le BTP [Bâtiments et travaux publics][29].

La protection de l’eau et des milieux aquatiques est présentée comme un bon investissement financier dans la mesure où elle générerait un revenu supérieur au financement initial de l’Agence de l’eau. Cet argument est du reste utilisé pour s’opposer à la pratique de l’État consistant à prélever le budget de l’Agence au profit de son budget général ; à des fins autres, donc, que la protection de l’eau. Les fonds retirés à l’Agence réduiraient en effet d’autant sa capacité indirecte de création d’emplois. La promotion de cet argument fait partie de la stratégie de communication générale de l’Agence de l’eau pour justifier ses missions :

La Loi de finances 2015 a décidé, pour la deuxième année consécutive, de réaffecter quarante-deux millions d’euros de notre prochain budget aux comptes nationaux. C’est de l’argent qui ne va pas aux entreprises. Réduire notre capacité à soutenir les investissements dans le domaine de l’eau réduit notre capacité à soutenir l’emploi[30].

Cette problématisation est cohérente avec le paradigme dominant en matière de politique environnementale, celui de la « modernisation écologique » (Hajer, 1995), qui cadre les problèmes environnementaux en combinant unités monétaires et éléments discursifs issus des sciences naturelles. Ce paradigme repose sur l’idée selon laquelle la croissance économique serait non seulement conciliable avec la préservation environnementale, mais que les problèmes environnementaux constitueraient de réelles opportunités économiques, à condition de savoir donner un certain prix aux dommages écologiques, et donc à leur activité de prévention. Dès lors que cette condition serait remplie, les problèmes environnementaux stimuleraient le progrès technologique, encourageraient des gains d’efficience et ouvriraient de nouveaux marchés (Weale, 1992 ; Mol et Spaargaren, 2000)[31].

Appliqué à la restauration écologique du Rhône, cet argument est utilisé pour renforcer l’enrôlement des collectivités locales, voire les mobiliser comme alliés pour susciter la mise en oeuvre de projets de restauration :

On a pléthore d’arguments, entre autres, l’investissement local. Monsieur le Maire – ça marche à tous les coups, les entreprises de TP [Travaux publics] de chez vous, elles ne sont pas venues vous dire qu’elles cherchaient du business ? Nous on met 1 euro, ça fait 3 euros dans l’investissement local. Mais j’ai mieux : sur ce domaine de [la protection des] milieux, on peut vous aider jusqu’à 80 %, pour déclencher des opérations. Vous mettez 1, vous avez 5 ! Trouvez un autre endroit où votre euro est plus utile économiquement.

Entretien avec un responsable de l’Agence de l’eau RMC, mars 2015

Cette rhétorique économique permet également d’enrôler la CNR qui présente, dans un film coproduit avec l’Agence de l’eau[32], les projets de restauration des lônes comme un moyen de transformer le fleuve Rhône en « source d’innovation économique et de dynamisme pour votre territoire […] votre richesse ».

Le second type de problématisation utilisé pour intéresser les autorités locales à la restauration écologique repose sur le lien de causalité entre la restauration des cours d’eau et la protection contre les inondations. L’histoire du premier contrat du Plan Rhône est liée à la survenance d’inondations majeures et répétitives (Guerrin, 2014). Bien que le Plan Rhône soit multisectoriel, les investissements se sont concentrés sur les questions d’inondations, qui constituent la principale préoccupation des autorités locales le long du Rhône. Au-delà de l’intérêt écologique de la politique de restauration, le lien entre inondation et perte de naturalité est l’un des scénarios les plus mobilisés par les acteurs de gouvernance du Rhône. Après les inondations de 2003, des collectivités locales et des associations de riverains ont accusé la CNR d’être responsable de l’augmentation du niveau de l’eau du fleuve en cas de crues (Guerrin, 2014). La restauration écologique du fleuve est présentée comme une manière de remobiliser des bras du fleuve déconnectés par les aménagements de la CNR, afin de leur refaire jouer leur rôle de stockage des crues même si la CNR, elle, relativise l’impact de ses travaux sur les inondations[33].

Afin d’obtenir le soutien des collectivités locales, l’Agence de l’eau développe un scénario présentant la restauration écologique comme solution aux inondations. Elle justifie le projet de restauration écologique du canal de Miribel-Jonage, situé en amont de Lyon, par ses objectifs de protection contre les inondations[34]. De manière plus générale, l’Agence voit les actions de restauration des rivières comme bénéfiques pour la gestion des inondations, comme l’illustrent les extraits suivants :

Le Rhône change de visage. L’électrochoc des grandes crues de 2002 et 2003 a déclenché un plan sans précédent en France. Une de ses victoires est de permettre le remodelage du fleuve pour qu’il retrouve un cours plus naturel. Cinquante kilomètres de bras morts, les lônes, ont été remis en eaux vives[35].

C’est le bon fonctionnement des écosystèmes qu’il faut viser : en restaurant les zones humides, en s’attachant à lutter contre les dégradations morphologiques et les ruptures de continuité des cours d’eau, qui concernent environ 75 % des rivières du bassin. Des milieux qui fonctionnent bien sont en effet moins vulnérables et plus résilients. Ils contribuent à une meilleure adaptation au changement climatique, tout en rendant de multiples services : ils réduisent l’ampleur des inondations lors des crues, favorisent la biodiversité et améliorent la qualité générale de l’eau[36].

Les rivières ont été rectifiées et enserrées entre les digues. Elles nous rappellent, lors des crues, « qu’elles reprennent toujours leur cours ». Si cette gestion veut nous protéger individuellement, elle coûte cher collectivement en vies humaines et en entretien des ouvrages de protection. Le nouveau mode de gestion à l’échelle du bassin versant vise à créer des zones d’expansion de crues, redonner aux rivières leur espace de liberté, atténuer les crues, assurer la continuité sédimentaire et piscicole. Cette politique économise les coûts d’entretien des ouvrages et réduit la réparation des crues. Elle bénéficie de fortes subventions de l’Agence de l’eau[37].

Dans la littérature scientifique, le lien entre restauration écologique de certaines parties de la rivière et stockage de l’eau en cas d’inondation est encore incertain et sujet à controverses (Kreis 2004). Or, dans le récit de l’Agence, l’importance de ce lien est accentuée afin d’encourager les collectivités locales à s’investir dans ce type de projet. L’argument est d’ailleurs nuancé par le représentant d’un regroupement intercommunal de gestion des inondations, dont le poste est partiellement financé par la CNR et l’Agence de l’eau :

La restauration des lônes présente des enjeux. Ces communes-ci ne sont vraiment pas tournées vers le fleuve. Pour elles, le Rhône c’est avant tout les inondations. Le programme de restauration du vieux Rhône est construit sur des enjeux de restauration hydraulique (amélioration du stockage des petites crues) et environnemental. Mais il ne faut pas tromper les gens, l’objectif principal est environnemental, pas hydraulique. Cela n’améliorera les choses que pour les petites crues. Ça absorbera le trop plein d’eau. Monsieur X [président d’une association des riverains du Rhône] présente l’objectif hydraulique à ses adhérents, mais il a sa légitimité propre à construire.

Entretien avec un responsable de syndicat intercommunal de gestion de digues du Rhône, mai 2015

L’Agence de l’eau construit un récit visant à intéresser les collectivités locales à participer à l’entreprise de restauration des lônes pour des raisons à la fois économiques et sécuritaires. De nombreuses collectivités locales ont été effectivement enrôlées par ce discours du fait des partenariats existants entre l’Agence et les collectivités et du relais de ce discours par des associations de riverains mobilisés dans la problématique inondation. Néanmoins, certains acteurs relativisent l’ampleur de cet enrôlement, en mettant en avant les usages politiques de ces discours de la part de représentants d’associations.

Un repositionnement des associations environnementales

Historiquement, les membres fondateurs de la fédération régionale de protection de la nature s’étaient positionnés comme producteurs de contre-expertise pour évaluer l’impact des aménagements de la CNR sur les bras du Rhône et notamment d’un point de vue hydro-biologique (Bouleau et Fernandez, 2012). La restauration écologique peut prendre différentes formes. L’approche passive consiste à atténuer les effets des impacts négatifs sur le milieu et à un certain laisser-faire, quand l’« intervention active » signifie plutôt l’utilisation de moyens techniques pour réparer les dommages touchant à la structure du système, pouvant être rapprochée de l’ingénierie écologique (Barnaud et Chapuis 2004). Or, la restauration écologique des lônes du Rhône requiert des travaux d’ingénierie écologique plutôt interventionnistes. L’idée de réaliser des travaux au bulldozer dans le Vieux Rhône ne s’inscrit pas dans une vision classique de la conservation écologique. Certaines associations environnementales, ayant plus d’affinités avec la conservation que la restauration, sont réservées à l’égard d’une telle approche dont les travaux peuvent avoir des effets négatifs sur les habitats et les espèces présentes dans les lônes[38]. Or, aujourd’hui, les représentants de cette fédération régionale de protection de la nature interrogés se positionnent comme des porte-parole de cette renaturation des lônes du Rhône. Cette mobilisation en faveur de la restauration a paradoxalement pour effet de positionner cette fédération régionale de protection de la nature comme alliée, d’une certaine manière, de la CNR.

La mobilisation des associations environnementales est présentée comme allant de soi par le représentant de l’Agence de l’eau interrogé, considérant uniquement le résultat de la restauration sans s’attarder sur ses moyens d’action :

—Enquêteur : Ces opérations de restauration au bulldozer, si je puis dire, est-ce qu’elles s’accommodent bien des ambitions des associations environnementales ?
—Elles ne peuvent pas rêver plus ! Qu’on ait enfin le courage d’aller retoucher ce qui a été, quand même, la démolition écologique du Rhône. Pour bien d’autres usages, on ne va pas complètement défaire l’usage de navigation, de creusement du chenal, etc. On ne va pas complètement défaire, mais quand même un peu… Bon, c’est vrai que ce n’est pas une revendication d’associations forte, c’est une revendication de scientifiques, très forte. Et c’est une revendication de nous, l’Agence de l’eau.

Entretien avec un responsable de l’Agence de l’eau RMC, mars 2015

La fédération régionale de protection de la nature est une alliée de l’Agence de l’eau, participant activement à la stratégie d’enrôlement de cette dernière autour de la restauration des lônes. Ne croyant pas, comme l’agence, qu’il soit possible de ramener le Rhône à ses caractéristiques « originelles », les représentants de la fédération régionale de protection de la nature voient malgré tout la possibilité d’une amélioration écologique :

Le Rhône est une manne financière. Les aménagements ont été faits de toute façon. On ne va pas demander à la CNR de démanteler et de supprimer toutes ses centrales, d’autant plus qu’il y a tout de même une prise en compte de l’environnement qui est relativement bien faite par la CNR. La [fédération régionale de protection de la nature] a une vision assez réaliste sur le Rhône. On ne reviendra jamais à une vision idyllique. Ce cours d’eau « méandré », ça n’arrivera plus, c’est trop tard […] Maintenant, ce que nous, on souhaite, c’est retrouver quelques écosystèmes un peu résiduels de cette époque-là, avec des restaurations de lônes où on peut pousser sur ces écosystèmes qui existaient avant, qui ne sont plus représentatifs de l’ensemble du fleuve mais qui peuvent exister à certains endroits où on va retrouver une biodiversité très riche.

Ibid.

Le travail de cette association de militants écologistes s’est construit historiquement, dans le domaine de l’eau, sur une expertise scientifique en hydrobiologie, proche de celle mobilisée par les acteurs associés aux projets de restauration du Rhône (Bouleau, 2014). Ces derniers ont revu leur ambition de retrouver un fleuve naturel pour reporter cet intérêt dans les lônes. Par ailleurs, la stratégie de « verdissement » de la CNR est perçue positivement par la fédération de protection de la nature :

Notre relation avec la CNR s’améliore parce que leur mentalité et leur éthique ont fortement changé. Ça reste une entreprise qui a besoin de faire son bénéfice économique. Il faut une certaine rentabilité à l’activité évidemment. La [fédération régionale de protection de la nature] n’y est absolument pas opposée d’ailleurs. Mais il y a une réelle prise en compte de l’environnement. Il y a des ingénieurs maintenant à la CNR qui croient vraiment à ce qu’ils font dans le cadre de l’aménagement, du plan Rhône. C’est vraiment des gens qui sont motivés et qui croient en la possibilité de faire vivre les centrales hydroélectriques tout en assurant un débit minimum biologique qui passerait dans la centrale et qui permettrait la circulation de l’ensemble des poissons sans qu’ils se fassent hacher par les turbines, ou qu’il n’y ait plus assez de débit pour que leurs conditions de vie soient optimales.

Ibid.

Enfin, ce qui renforce la mobilisation de cette association est la volonté de ses représentants de modifier leur image en démontrant leur volonté et leur capacité à contribuer à l’élaboration des politiques publiques :

Je crois qu’il faut se défaire de cette image : les associations de protection de l’environnement qui s’opposent à tout et qui restent les yeux fixés sur leurs objectifs. Mon idée, c’est d’abord la vision globale et la [fédération régionale de protection de la nature] essaie d’être au maximum dans de la concertation.

Ibid.

Cette volonté de changer d’image s’illustre par la signature en 2012 d’un accord-cadre liant cette fédération régionale de protection de la nature à la CNR autour d’objectifs communs dont, en premier lieu, la renaturation des lônes. Cet accord est qualifié par l’association de « pertinent » du point de vue de l’ancrage local de ces institutions, mais aussi de « stratégique » :

Nous agissons au niveau régional sur le même territoire, traversé par le Rhône et que la CNR, comme la [fédération régionale de protection de la nature] mène une démarche d’ancrage local, construite sur un rapport intelligent avec son territoire et ses acteurs locaux […] Non seulement le soutien financier de la CNR renforce nos capacités d’action et de communication, mais cet engagement diversifie aussi notre sphère d’influence. Il prouve que nous sommes capables de nous insérer dans un dispositif avec une entreprise[39].

La restauration des lônes du Rhône permet de rassembler l’Agence de l’eau, la CNR et cette fédération régionale de protection de la nature comme des alliés autour d’une cause commune. La fédération ne s’oppose pas à une version interventionniste de la restauration. Se positionnant comme alliée de l’Agence de l’eau et de la CNR, elle relaie les mêmes discours que ces derniers et partage la problématisation de la restauration des lônes promue par l’Agence. Elle bénéficie du soutien financier de l’Agence de l’eau et de la CNR. Elle voit ces partenariats comme étant en phase avec ses intérêts thématiques et stratégiques.

Conclusion

Plusieurs récits ont été produits sur le Rhône et sa gouvernance. Celui sur la restauration écologique a, comme les autres, de multiples facettes, conciliant et articulant les préoccupations pour l’environnement, pour la gestion des inondations et pour le développement économique local. Cela lui permet d’agréger et d’enrôler une pluralité d’acteurs autour d’une problématique partagée au-delà de leurs intérêts potentiellement ou manifestement divergents. Un accord a ainsi été rendu possible sur une définition spécifique de la restauration écologique, basée sur l’intervention humaine pour recréer des conditions et des fonctions « naturelles ». Cette conception est en phase avec les attentes des institutions qui financent les travaux. Le symbole du bulldozer utilisé pour recréer les conditions naturelles n’est pas sans écho avec l’histoire du développement du Rhône par la construction de digues, orchestré par les ingénieurs de l’État et de la CNR. L’Agence de l’eau a joué un rôle clé dans la construction et la diffusion de ce récit. Après avoir construit sa problématisation de la situation, elle a cherché à traduire les intérêts d’une pluralité d’acteurs afin de les intéresser, de les enrôler et de les mobiliser dans un projet collectif (Callon, 1986). Cette position s’explique notamment par les registres classiques mobilisés au sein des agences, qui composent avec leurs rôles traditionnels de défense et de gestion des équipements, de coordination entre leurs acteurs du territoire pour faciliter l’action collective, et de représentants de l’écologie de l’eau, tout cela dans un contexte de « managérialisation » de leur fonctionnement (Bouleau, 2015). L’adhésion collective au récit sur la restauration écologique ne doit cependant pas tout, rappelons-le, à l’action de l’Agence. La CNR et les associations de protection de la nature avaient, sur ce sujet, leur propre agenda. Cette adhésion n’en a pas moins contribué à une modification, certes très partielle, des identités des acteurs concernés. La CNR apparaît un peu plus « verte », alors que les associations environnementales apparaissent davantage en phase avec les acteurs industriels et le discours sur la « modernisation écologique ». L’Agence de l’eau apparaît pour sa part comme davantage soucieuse de l’efficacité économique de ses investissements, au-delà de leur efficacité écologique.

Nous ne sommes pas face à un récit dont la force serait basée sur sa polysémie (Hajer, 2011). Nous sommes bien loin, par exemple, des injonctions floues du développement durable ou de la « gestion intégrée de la ressource en eau ». A contrario, ici, les choses sont présentées clairement. Les options politiques sont assumées, notamment par l’Agence de l’eau. Paradoxalement, le résultat des opérations de traduction observées est un consensus en partie ambigu (Palier, 2005). Les acteurs sont d’accord sur la nécessité d’investir dans la restauration écologique du fleuve, mais chacun a ses propres raisons de le faire. L’Agence met l’accent sur l’écologie du fleuve, les collectivités locales sur la lutte contre les inondations, et la CNR sur le développement économique des territoires. L’Agence cherche à faciliter la traduction entre des lectures de la situation qui peuvent apparaître parfois antagonistes, et à favoriser la production d’un consensus autour de la restauration des lônes. Cela lui donne un certain pouvoir (peser sur les actions des partenaires) et une certaine légitimité (comme acteur « assemblier » et porteur du discours sur la restauration). Les identités d’action ne sont modifiées qu’à la marge. En cela, les actions de restauration écologique font figure d’« objet-frontière » (Star et Griesemer, 1989) dans la mesure où des acteurs aux représentations et aux intérêts divergents collaborent autour d’un même objet sans véritablement redéfinir ses représentations et ses intérêts. La construction du consensus se fait dans un contexte où les directives, les lois et les objectifs environnementaux fournissent des ressources aux promoteurs de la restauration écologique. Pourtant, celui-ci n’est pas totalement contradictoire avec le « vieux » récit centraliste-moderniste construit notamment autour de l’hydroélectricité et de l’énergie nucléaire. Le récit sur la restauration écologique évoque l’intérêt de « renaturer » le Rhône sans remettre en cause les principales opérations de développement et les grands équipements présents sur le fleuve. Dans cette perspective, l’accord sur la restauration écologique apparaît moins paradoxal.

Nous souhaitons pour terminer revenir sur l’intérêt d’associer les approches discursives des politiques publiques à la sociologie de la traduction. Mobiliser ces deux approches encourage à ne pas s’arrêter à l’étude de la production discursive mais, au-delà, à analyser les dynamiques de propagation et (en plus des négociations classiques entre les acteurs ainsi que du travail d’argumentation) la construction d’accords autour de ces discours par la production de significations au sein d’un réseau d’acteurs dans un contexte spécifique. La focale sur la problématisation des situations est commune aux deux approches, qui s’intéressent chacune à sa manière aux processus d’interprétation au coeur de l’action publique ou collective. Dans cet article, nous nous sommes concentrés sur la production discursive d’un acteur, tout en analysant les discours et les stratégies des acteurs que ce dernier a cherché à intéresser, à enrôler et à mobiliser. Nous n’avons pas mené une étude systématique de tous les acteurs impliqués de près ou de loin dans la restauration écologique du Rhône, comme l’aurait vraisemblablement fait un travail mobilisant principalement la sociologie de la traduction. Nous n’avons pas non plus adopté une perspective historique typique de la sociologie de la traduction en mettant en avant les étapes de problématisation, d’intéressement, d’enrôlement et de mobilisation des alliés dans une perspective diachronique. Enfin, la sociologie de la traduction appelle à la prise en compte symétrique des « actants » humains et non humains, alors que nous nous sommes limités ici aux acteurs humains. Cependant, la mobilisation de la notion de traduction à l’appui d’une analyse discursive de l’action publique n’en semble pas moins féconde pour comprendre la production d’un consensus au sein d’un espace social conflictuel, qui ne s’explique pas par le caractère flou d’un énoncé mais par une réinterprétation des intérêts et des représentations des acteurs concernés ; pour comprendre également la construction d’un discours d’action publique dominant non pas seulement au regard de rapports de pouvoir figés, mais aussi en fonction de déplacements des intérêts et des stratégies des acteurs.