Recensions

Machiavel, une biographie. L’apport intellectuel de sa correspondance avant septembre 1512, de Jérôme Roudier, Paris, Les éditions du Cerf, 2019, 437 p.[Notice]

  • Omer Moussaly

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  • Omer Moussaly
    Département de science politique, Université du Québec à Montréal
    Chaire UNESCO d’études des fondements philosophiques de la justice et de la société démocratique
    moussaly.omer@gmail.com

Le récent ouvrage de Jérôme Roudier, Machiavel, une biographie. L’apport intellectuel de sa correspondance avant 1512, une adaptation de sa thèse de doctorat de 2014, traite d’un aspect peu étudié chez le grand Florentin, Nicolas Machiavel. Roudier s’y intéresse à l’énorme correspondance de Machiavel à partir de 1498, date à laquelle il fut nommé secrétaire de la République florentine, jusqu’au moment de sa disgrâce lors du retour au pouvoir des Médicis. Il existe aujourd’hui de nombreuses biographies de Machiavel, en plus de travaux universitaires et philosophiques sur différents aspects de ce fécond penseur. Pensant notamment aux ouvrages de Quentin Skinner ou aux écrits de Léo Strauss et de Claude Lefort, Roudier souligne que les grands interprètes de Machiavel négligent trop souvent ce que fut l’école formative de la pensée machiavélienne, de son expérience en tant que fonctionnaire de la cité libre de Florence. Le coeur de l’ouvrage est dédié à exposer aux lecteurs toute l’étendue et l’importance des missives du secrétaire et futur auteur du Prince. C’est lors de son expérience auprès de la cour de France ou en mission auprès de personnages tels que César Borgia que Machiavel a développé les grands axes de sa pensée politique. Entre 1498 et 1512, il oeuvra inlassablement à informer et à conseiller le gouvernement républicain de Florence. Il développa un style d’écriture unique qui combine à la fois le professionnalisme d’un fonctionnaire d’État et son esprit patriotique enflammé. Ménageant habilement les différentes factions et acteurs politiques importants de Florence, Machiavel adapte alors ses missives à différents correspondants. À l’élite sociale, la noblesse et les riches patrons, il fait preuve de déférence tout en indiquant quelle action politique serait susceptible soit de sauver Florence, soit de la ruiner. Aux ambitieux républicains issus de la même « classe moyenne » que lui, Machiavel inculque d’adapter une attitude proactive et audacieuse. On voit donc non seulement un avant-goût des techniques rhétoriques utilisées avec brio dans le Prince et les Discours, mais aussi une certaine attitude politique dans sa correspondance. L’attentisme et l’inaction y sont évités à tout prix. Qu’un acteur politique soit temporairement limité dans sa manoeuvre, cela ne l’empêche pas de se préparer activement pour une action future lors d’une occasion favorable. Pour Roudier, comprendre la pensée politique de Machiavel exige qu’on tienne compte de son expérience diplomatique dont on peut lire les détails dans ses lettres et les réponses de ses correspondants les plus illustres. C’est en étudiant attentivement cette correspondance qu’on décèle, chez Machiavel, les origines d’un certain dédain pour la philosophie politique classique des anciens. Non pas que ce dernier ignorait cette philosophie. Au contraire, il connaissait les thèses de Platon et d’Aristote sur les questions du meilleur régime et de la justice. Cependant, Machiavel voyait bien que dans la pratique effective de la chose politique, les rois, les délégués de républiques ou d’autres personnages en position d’autorité respectaient rarement ou jamais les principes philosophiques idéalistes. La politique, telle que comprise par Machiavel, « [é]chappe à la philosophie, au devoir être, car elle est avant tout action » (p. 16). Quant à Roudier, il critique les philosophes contemporains qui tentent de recréer un « système » conceptuel machiavélien. Pour lui, Machiavel se doutait justement des « systèmes » conceptuels chers aux philosophes qui se sont penchés sur les questions politiques. Vouloir à tout prix faire entrer Machiavel dans le canon des grands philosophes est nécessairement voué à l’échec, selon Roudier. Machiavel est un des penseurs pragmatiques qui forcent leurs héritiers à comprendre que « [l]a réalisation de la Cité parfaitement ou partiellement juste est une illusion » (p. …