Corps de l’article

En dépit du risque – toujours présent lorsqu’on se penche rétrospectivement sur l’histoire d’une discipline[1] – d’homogénéiser artificiellement des travaux de facture diverse, il est permis d’observer une inflexion notable dans la recherche française consacrée à la communication politique[2] : une revendication d’importation de la démarche sociologique est particulièrement perceptible dans un domaine de recherches qui en avait jusqu’alors largement fait l’économie.

La communication politique a, en effet, longtemps présenté l’aspect en France d’un objet hybride, peinant à trouver sa place parmi les découpages disciplinaires, écartelée entre les sciences de l’information et de la communication naissantes[3] et la sociologie électorale, fortement inspirée par le paradigme de Lazarsfeld, visant à mettre au jour les éventuels effets produits par les campagnes électorales et, particulièrement, par les médias, sur les choix politiques[4]. L’objectif de cet article n’est pas de se livrer à une recension de l’ensemble de la production scientifique française en matière de communication politique (production, en outre, éclatée entre plusieurs disciplines : l’histoire, l’information et communication, la science politique, voire la sociologie), mais de se pencher sur les résultats et les perspectives d’un ensemble de travaux inscrits dans l’évolution opérée, à partir de la fin des années 1980, sur l’initiative d’une nouvelle génération de chercheurs, politistes pour la plupart, influencés notamment, et à des degrés divers, par la sociologie de Pierre Bourdieu[5].

Ce « programme de recherche » politiste a consisté à prendre au sérieux les acteurs (méconnus) de la communication politique en s’attachant à décrire leurs pratiques, en explorant leur idéologie professionnelle et notamment leurs stratégies de différenciation opérées à l’égard de devanciers (sondeurs, publicitaires, voire journalistes politiques), au fur et à mesure de leur insertion au sein du jeu politique.

Un objet académiquement délaissé

La communication politique, pour toute une série de raisons, tant d’ordre théorique que pratique, est longtemps restée un objet de recherche en jachère en France : la « tardive » émergence professionnelle – évidente lorsqu’on la confronte à la situation américaine – des activités de communication politique s’impose alors naturellement à l’esprit, qu’il s’agisse de la communication publique et institutionnelle, de l’industrie des sondages ou encore du marketing politique. Sur la question des origines, le travail de Didier Georgakakis présente l’intérêt majeur de se livrer à une sociohistoire de l’impossible instauration sous la IIIe République d’un « service » de communication publique[6]. Assimilée à la Propagande, terme alors véritablement tabou dans le jeu politique français, désignant explicitement les dictatures, la communication d’État fait l’objet d’un fort rejet au sein du monde parlementaire qui y perçoit, à juste titre, un risque de dessaisissement au profit du renforcement du pouvoir exécutif. La « communication gouvernementale » n’a ainsi pu émerger que lentement en France et son institutionnalisation n’est devenue effective qu’au cours de la Ve République[7]. L’introduction de savoir-faire issu du monde de la communication au sein du jeu politique a également suscité d’âpres résistances, comme en témoigne l’essor relativement tardif et discuté des sondages d’opinion, dans la presse de « référence », longtemps rétive à leur publication et plus encore à leur commentaire[8]. Si l’épisode célèbre de l’élection présidentielle de 1965 – le ballottage du général de Gaulle annoncé par la Société française d’études par sondage / SOFRES – a grandement contribué à la légitimation des sondeurs et de leurs instruments, seuls les « nouveaux venus » du monde politique osent alors pactiser avec l’univers de la communication, à l’image du candidat centriste, Jean Lecanuet, qui, en recourant aux services du publicitaire Michel Bongrand, fait le choix d’une campagne « à l’américaine » et se voit affublé en retour du surnom – ironique – de « Kennedy français ». Le faible intérêt accordé, en parallèle, aux relations instaurées entre professionnels de la politique et ceux de la communication au sein de la science politique française, « problème » à rapprocher à celui de la modicité des études consacrées à la presse et à ses rapports avec l’univers politique avant les années 1980[9], peut aisément se comprendre : ces problèmes sont, en effet, grandement dénués de légitimité au sein de cet espace universitaire[10] à un moment où les études électorales dominent largement la discipline et en constituent sa principale vitrine publique. La prise en compte des phénomènes médiatiques semble, en outre, accessoire pour rendre compte des phénomènes politiques dans la mesure où le recours aux services des conseillers en communication politique, secteur en voie d’émergence, s’effectue encore sur le mode de la dénégation. La « conversion » ne s’opère que progressivement, tant sur le plan pratique que théorique : l’objet « communication politique » finit par accéder au rang d’enseignement « classique » d’un cursus de science politique au milieu des années 1990, occupant même le troisième rang des cours, en ne cédant la place qu’aux objets « canoniques » tels que les partis politiques et l’État[11]. Cet apparent « triomphe » mériterait cependant d’être relativisé : si une progression quantitative des travaux français consacrés aux activités des conseillers en communication politique est perceptible, cet objet est toujours disputé (entre disciplines) et reste encore partiellement imprégné par des approches – antérieures – émanant des professionnels eux-mêmes, rationalisant un savoir pratique directement issu de leur expérience[12]. Soucieux de rechercher une consécration académique (production de livres, de cours…), afin d’accroître une autorité fragile et contestée – y compris par d’autres professionnels de la communication concurrents –, ces derniers sont souvent parvenus à exporter leurs conceptions de la communication au sein d’un monde universitaire d’autant plus perméable qu’il a longtemps négligé cet objet[13].

Les visions communicationnelles de la politique

Le hiatus observable entre la rareté des travaux consacrés aux phénomènes de communication politique, notamment se réclamant de la démarche sociologique, et l’accroissement paradoxal et parallèle de l’offre de cours conduit une nouvelle génération de chercheurs à édifier en objet de recherche, à partir de la fin des années 1980, les manières de faire et de voir des communicateurs.

Il s’agissait alors de prendre au sérieux les savoirs pratiques comme les mythologies professionnelles édifiées par l’univers de la communication et les éventuels effets de théorie qu’ils étaient susceptibles d’exercer. Ce détour a pu sembler indispensable, ne serait-ce que dans la construction même de l’objet « communication politique », afin de s’affranchir des manières de voir propres aux spécialistes de la communication qu’il s’agissait d’interroger et non de reprendre à son compte, risque d’autant moins négligeable que celles-ci pouvaient alors souvent tenir lieu d’analyse.

Les « savoirs » de la communication politique, tels qu’ils transparaissent dans de nombreux enseignements, s’apparentent en effet jusqu’alors à des produits hybrides : à mi-chemin entre la « pratique » et la « théorie », ils portent la trace de la « multipositionnalité » d’acteurs partagés entre leurs rôles d’« analyste » et de « professionnel ».

Les tentatives d’imposition et de naturalisation d’un impératif de communication (« le devoir communiquer », autrement dit le fait que n’importe quel problème social ou de « gouvernementalité » soit désormais présenté comme soluble dans la communication) ont ainsi amplement mérité l’attention préalable du politiste soucieux de déchiffrer les enjeux recouverts dans les discours produits par la corporation des communicateurs [14]. En premier lieu, le développement de débouchés professionnels émanant aussi bien d’entreprises de presse, d’instituts de sondages, de cabinets spécialisés, d’agences de communication et de publicité… justifie amplement l’accroissement de l’offre de formations universitaires. L’essor comme le contenu des cours de communication – et parmi ceux-ci de communication politique – obéit ainsi principalement à des finalités d’ordre pratique, soit la maîtrise de techniques directement transposables dans l’univers professionnel. Ce phénomène est perceptible, tant à l’Université (dans les diplômes d’études supérieures spécialisées / DESS, troisièmes cycles à vocation professionnelle ou d’instituts tels que le CELSA / École des hautes études en sciences de l’information et de la communication, créé en 1965, rattaché à l’Université Paris IV) que dans des institutions qui ont, comme l’Institut d’études politiques (IEP) de Paris, de longue date construit leur originalité sur la réalisation d’un compromis entre la diffusion des savoirs des sciences sociales et les attentes du monde professionnel. En témoigne, par exemple, la création, au milieu des années 1990, d’une filière « communication et ressources humaines », mise en place par le directeur de l’époque, Alain Lancelot (qui participa activement au développement de la SOFRES dans les années 1960), conseillé par Roland Cayrol (directeur de recherche à la Fondation nationale des sciences politiques, mais également directeur de l’Institut de sondages CSA). Comme le souligne Jean-Baptiste Legavre[15], loin de se limiter à un changement de vocabulaire (déjà significatif en soi), il s’est agi de transformer l’identité d’une section aux débouchés professionnels incertains (l’ancienne filière « politique, économique et sociale »), à l’exception de l’enseignement et la recherche, en l’ajustant au monde de la communication (le recours aux praticiens bien implantés dans les divers secteurs est évidemment propice pour assurer d’éventuels débouchés aux étudiants et offre en retour aux professionnels la possibilité de présélectionner, lors de leurs enseignements, de futurs collaborateurs)[16] : la communication devient alors la clé de voûte de la section (le flou de la dénomination permettant au passage de laisser en suspens d’éventuels points de discorde : – « faut-il accorder une place au marketing ? » par exemple), en détrônant le journalisme qui, jusqu’alors prédominant, ne figure plus que comme l’un des débouchés parmi d’autres de la filière, alors que la frontière symbolique – revendiquée par les journalistes – séparant information et communication apparaît obsolète au nom du réalisme des débouchés. La création d’une école de journalisme – en grande partie autonomisée – en 2004 au sein de l’IEP de Paris tend à laisser une place encore plus grande au sein de la formation « générale » à la communication (locale, d’entreprise, d’organisations…) et principalement à sa dimension « pratique » visant à acquérir essentiellement l’usage de savoir-faire professionnels[17].

Les conditions de production de savoirs « sur » la communication semblent ainsi, dans le contexte français, historiquement et structurellement peu autonomes de la demande sociale. On comprend, dès lors, qu’une part considérable des enseignements consacrés à la communication politique consiste davantage à socialiser par anticipation les professionnels en devenir à leur futur univers (y compris dans l’apprentissage d’un vocabulaire spécifique d’initiés) qu’à proposer une démarche analytique armée des sciences sociales, souvent convoquées, principalement à des fins de « faire science »[18]. De nombreux cours, mais également des manuels, des essais… émanent ainsi de divers spécialistes – possédant, à des degrés divers, des responsabilités en tant que conseillers[19] et, dans l’univers universitaire, en tant que chercheurs et/ou universitaires titulaires ou chargés de cours –, sacrifiant ainsi à la croyance dans l’avènement d’une société de communication dont certains excès sont vertement condamnés au nom d’une posture morale et pratique (qu’est-ce qu’une « bonne » communication ? ; comment rétablir la frontière entre communication et manipulation, information et communication… ?). Une histoire édifiante effectuée par les acteurs de la communication politique est alors esquissée : le « modèle marketing » succéderait au « modèle dialogique » et au « modèle propagandiste »[20], chaque étape correspondant invariablement à l’avènement de nouvelles technologies de plus en plus sophistiquées. L’apparition des professionnels de la politique par délégation que sont les conseillers en communication est ainsi rétrospectivement présentée par les intéressés sur le mode d’une histoire naturelle, imputable à de simples évolutions « techniques » qu’illustrerait, notamment, la montée en puissance des médias audiovisuels. La maîtrise des outils « modernes » que constitue le cocktail composé de la télévision, des sondages et de la publicité rendrait le conseiller en communication indispensable[21].

L’impératif professionnel qui cherche à conférer l’efficacité « maximale » au message politique conduit le conseiller en communication à partager généralement les croyances fondatrices du champ politique[22], parmi lesquelles le postulat de la performativité du discours politique sur ses récepteurs[23]. Le choix d’édifier une certaine « psychologie » au rang des savoirs utiles à la communication politique, de préférence aux sciences sociales et notamment à la sociologie, peut s’expliquer par l’efficacité pratique qui lui est prêtée, notamment par la saisie des éventuels « effets » produits par le message politique sur les électeurs afin de l’ajuster en conséquence[24].

De même, l’attrait longtemps éprouvé pour les analyses internalistes qui recherchent dans le contenu même du message sa signification et sa puissance sociales[25], et particulièrement la lexicométrie, se justifie par la possibilité qu’elles offrent d’ajuster a priori le vocabulaire politique à ses destinataires en dépit de leur relative indifférence aux conditions de réception du discours politique et tout particulièrement à leurs déterminants sociaux. L’efficacité est ainsi – conformément à une vision héroïque qui réduit les conditions de félicité du « message » politique à la qualité de l’offre – entièrement enfermée dans la prestation de l’homme politique, à condition qu’il suive à la lettre les précieuses recommandations de ses conseillers. À titre d’exemple, le célèbre face-à-face télévisé opposant Kennedy à Nixon au cours de la campagne présidentielle de 1960 est rétrospectivement érigé en cas exemplaire du « triomphe » des techniques modernes devant être importées en France, puisque le résultat final – et surtout le faible écart de voix séparant les deux candidats – est entièrement imputé à la qualité de la performance télévisée du candidat démocrate. Les politiques, dans ce contexte, n’auraient d’autre issue que de se rendre à l’évidence en laissant agir les professionnels : « Dans ses mémoires, Nixon déplore évidemment que l’apparence physique ait pris le pas sur les idées. Quelques années plus tard pourtant, en 1968, instruit par l’expérience, il acceptera d’être “vendu” aux Américains, en particulier à la télévision, avec un grand professionnalisme[26] ». Le médiacentrisme[27] spontané des conseillers en communication les prédispose, en effet, à accorder le primat aux techniques sur les relations sociales : c’est ainsi, par exemple, que le succès croissant d’Internet est censé préfigurer inéluctablement l’avènement d’une démocratie cathodique et électronique[28]. La célébration de l’interactivité et de la profusion des technologies de communication contribue à légitimer le rôle du conseiller en communication qui s’érige en intermédiaire incontournable, capable même de stigmatiser les éventuels « dérives » et « abus » d’une communication anarchique, autrement dit se passer de ses services[29]. Les communicateurs contribuent à leur manière à l’avènement de nouveaux professionnels de la politique, ayant pleinement intériorisé au cours de leurs parcours l’impératif de communication, avec lesquels des transactions régulières sont envisageables et les manières de voir communes, et ne manquent pas de louer avec empressement ceux qui s’y adonnent sans retenue[30].

La délicate posture des communicateurs : entre expertise professionnelle et entrée en politique

L’exploration consacrée à la sociologie du travail des communicateurs vise à rendre compte des conditions d’émergence d’une nouvelle figure d’intermédiation du jeu politique, qui, tout en célébrant par nécessité professionnelle la transparence, demeure – par nécessité – le plus souvent dans l’ombre.

Si l’idéologie professionnelle des communicateurs les conduit spontanément à se décrire comme des acteurs soit neutres, soit « fonctionnels » – à la manière des journalistes politiques, célébrant la démocratie[31] –, contribuant sensiblement à « améliorer » la qualité des flux d’information entre gouvernants et gouvernés, ils n’en sont pas moins tiraillés entre diverses conceptions de leur rôle. La place qu’ils occupent à l’interface des univers de la communication et de l’activité politique oscille entre l’affirmation d’une professionnalisation autorisée par la maîtrise exclusive de savoirs consolidés et validés par leurs pairs au fur et à mesure que cette activité s’institutionnalise et se sépare d’autres « métiers » autrefois proches (sondeur, publicitaire…)[32] et la tentation de se servir de cette expérience d’auxiliaire du jeu politique – qui constitue une forme paradoxale de socialisation au métier politique – érigée en sésame, autorisant l’entrée en politique. Ces tensions et ces hésitations, qui induisent nécessairement différentes manières de tenir son rôle de conseiller en communication politique, se trouvent d’ailleurs parfois au sein d’une même trajectoire et désignent des états, des moments d’un cursus, plus que des types de parcours aisément distinguables, tant les passages d’une activité à l’autre s’avèrent tributaires de conjonctures difficilement programmables, autorisant (ou non) des reclassements entre des activités socialement proches – parce qu’elles relèvent toutes du travail politique – et néanmoins fortement concurrentielles[33]. Cette oscillation structurelle tend à déboucher au sein des collectivités territoriales sur un processus affirmé de professionnalisation : le militant politique longtemps récompensé pour de bons et loyaux services au sein d’un poste jugé peu stratégique s’est vu progressivement détrôné par le professionnel « compétent », rompu aux techniques de la « communication locale »[34]. Ce phénomène doit être mis en relation avec les transformations progressives de la gestion du local, à l’issue de l’adoption des lois de décentralisation de 1982, et qui ont mis l’accent sur la transposition de techniques issues du management privé[35] : des traces en sont perceptibles dans le traitement de l’information municipale (mais des remarques analogues pourraient être faites au sujet des conseils généraux ou régionaux) qui échoit désormais à des anciens journalistes professionnels et à des communicateurs auxquels la mission clairement affichée revient à célébrer des territoires et non plus à défendre explicitement une « cause » politique (même si un effet de légitimation des édiles est évidemment recherché par la diffusion d’un discours, en apparence, neutralisé)[36]. Jean-Baptiste Legavre a mis en lumière dans sa thèse[37] le lent travail qui a consisté à faire advenir l’institutionnalisation de cette « profession » de conseiller en communication politique et qui a consisté à entreprendre une stratégie de démarcation à l’encontre d’autres « prétendants » au statut de spécialiste en opinion publique tels que les sondeurs, par exemple[38], comme à jouer de certains stigmates inversés (des ressources sociales et des titres scolaires souvent moindres qui les distinguent des membres des grands corps de l’État), qui les font accéder au statut de prétendants – associés parfois à des hommes politiques atypiques possédant des ressources similaires aux leurs[39] – soucieux de faire advenir, grâce au travail symbolique de la communication, un « nouvel » homme politique correspondant à leurs attentes. Un des moyens de valorisation des compétences a pu parfois reposer sur la fourniture explicite de conseils à des professionnels de la politique de diverses obédiences, afin de gommer toute inclination idéologique[40]. Le conseiller en communication ne peut cependant guère courir le risque d’être réductible à un pur technicien, sauf à se voir durablement marginalisé par d’autres conseillers qui disposent de ressources bien plus considérables[41], insérés dans les jeux bureaucratiques et interlocuteurs privilégiés des professionnels de la politique de premier plan. Le conseiller en communication politique ne peut, dès lors, éviter de se présenter sous une « double figure »[42] : homme de l’ombre et des coulisses (tirant une partie de son autorité sociale de l’ambiguïté de son rôle et de l’influence occulte dont il peut se voir crédité sur les décisions publiques), il ne saurait y rester confiné, ne serait-ce que pour perdurer. De ce point de vue, la campagne présidentielle française de 1981 qui, avec la victoire de François Mitterrand, a mis au grand jour son principal consultant en image et auteur présumé du slogan « la force tranquille », Jacques Séguéla, marque un tournant et consacre la visibilité du conseiller sur la scène publique. Exposés à l’accusation de manipulation qui consisterait à accroître la distance entre représentants et représentés – c’est d’ailleurs en ce sens qu’une critique publique de leur rôle peut émerger –, les conseillers en communication se trouvent dans l’impérieuse obligation de se livrer à un discours de célébration de la démocratie, admettant par là même, sans coup férir, le juge de paix constitué par l’opinion publique, dont la lucidité est généralement célébrée après coup. Se plaçant humblement au deuxième rang, ils estiment être en mesure de revivifier la vie démocratique en rapprochant effectivement et surtout symboliquement citoyens et gouvernants. Ce registre de justification tient également, encore, à l’aspect composite et mal défini de leur rôle : contraint de réconcilier les apparences et l’essence, selon la formule de Dominique Memmi[43], le communicateur doit en permanence oeuvrer à la réassurance de l’efficacité symbolique du pouvoir politique, en jouant tantôt le rôle du candide, tantôt celui du fou du roi, se faire confident du Prince, puisqu’il pénètre dans son intimité même et lui prodigue des conseils sur son « être » (« Soyez vous-même », impératif autant convenu qu’impossible à atteindre et qui, dans l’affirmative, aurait pour effet de rendre sa présence superflue…), son hexis corporelle, ses goûts vestimentaires, sa manière de s’exprimer… toutes choses qui relèvent généralement d’une relation privée et ne sont abordées qu’avec les intimes, nécessairement peu nombreux chez les puissants[44]. Cette proximité du communicateur entretenue avec les « grands » alors qu’il n’occupe qu’un rang secondaire et que son crédit, de nature symbolique, ne repose guère que sur l’écoute – toujours provisoire – dont il peut bénéficier, tend à le rapprocher fortement de l’homme de Cour décrit par Norbert Elias, quêtant avec anxiété la faveur du Monarque. On comprend alors que la tentation soit grande de passer de l’autre côté de la scène et de faire usage des précieux savoir-faire accumulés dans la posture du conseiller pour la promotion de sa propre personne. Les passages en politique des conseillers en communication – rendus évidemment plus fréquents en raison de l’accroissement du nombre des communicateurs – ne sont désormais plus rares en France : sans avoir la moindre prétention d’exhaustivité, on peut relever les cas de Thierry Saussez (pionnier de la communication institutionnelle, adjoint au maire de Rueil, qui échoua dans la conquête de la municipalité en 2001), de Bernard Brochand (responsable de l’agence de publicité américaine DDB et président d’Havas Advertising devenu maire de Cannes en 2001), de Bertrand Delanoë (qui, avant d’être élu en 2001 maire de Paris, avait conseillé divers élus socialistes), pour ne rien dire, avec l’entrée à Matignon, de Jean-Pierre Raffarin en 2002, de l’accession, pour la première fois en France, à un poste aussi élevé, d’un ancien conseiller en communication politique. Loin d’être un handicap, le fait d’avoir exercé primitivement une activité de communicateur semble pouvoir représenter, au final, dans certaines situations, un atout considérable.

Révélateur d’une transformation progressive des règles du jeu politique, le passage de la communication à l’activité politique ne saurait cependant être envisagé comme un pur et simple transfert mécanique de savoir-faire d’une activité à l’autre. Les logiques de clôture propres à chaque espace social attestent que ce n’est qu’en perdant certains de ses attributs les plus condamnables (le stéréotype de l’« homme de com ») que la conversion s’avère possible[45]. Cela illustre bien l’étroitesse des liens qui unissent les conseillers en communication aux professionnels de la politique en dépit des dénégations d’usage nécessaires à légitimer l’existence d’une nouvelle profession.

Qu’il importe avec lui en politique les savoir-faire et les schèmes de perception propres au monde de la communication ou qu’il demeure « strictement » dans son rôle de conseiller, le communicateur n’en participe pas moins, d’une manière ou d’une autre, désormais au fonctionnement ordinaire du jeu politique.

Faire partie du jeu (politique)

L’analyse politiste du déroulement du jeu politique a tout à gagner à inclure dans l’analyse l’ensemble des protagonistes, dont la présence témoigne de l’allongement du circuit de légitimation politique. Afin de s’affranchir des fantasmes du pouvoir de l’ombre, attribuant toutes les tares du jeu politique au rôle maléfique tenu par les communicateurs, comme de la vision indigène célébrant une contribution nécessairement « fonctionnelle », il est indispensable de s’attacher à élucider les relations concrètes d’interdépendance qui les placent en situation d’associés-rivaux avec les autres acteurs du jeu politique. Loin d’être transparents, comme ils s’efforcent souvent de se présenter, les communicateurs contribuent à « compliquer », par leur seule présence, le fonctionnement du jeu politique : leur intervention s’apparente à celle d’une agence d’exécution[46] s’interposant dans le jeu et y important ses propres logiques, intérêts et savoir-faire, puisque les échanges de « coups » qui mettent aux prises les acteurs du jeu politique, de « directs » (il suffit d’évoquer les affrontements ritualisés entre élus au sein des arènes parlementaires), tendent à se transformer, avec la multiplication des acteurs, en « coups médiatisés », se jouant à distance et répercutés par les divers organes de presse. Les conseillers en communication participent alors, avec d’autres, à l’entretien d’une certaine autoréférentialité d’un jeu politique[47] au sein duquel les « coups » stratégiques des professionnels de la politique sont élaborés en étroite collaboration avec les communicateurs, évalués en quasi « temps réel » par les sondeurs (à partir notamment du poids pris par les cotes de popularité) et commentés par les journalistes politiques qui se focalisent désormais plus sur les « coulisses », le démontage des « coups », notamment médiatiques, des professionnels de la politique et sur l’évolution de l’« opinion », telle que la mesurent les sondages que sur les oppositions idéologiques ou programmatiques des formations ou des candidats[48]. Cette tendance a été, par exemple, décrite avec précision lors de la couverture de la campagne présidentielle de 1995 où le rôle central des sondages a été souligné à la fois comme horizon d’attentes pour les candidats et leurs conseils en communication visant à agir en vue d’améliorer « leurs » scores ainsi que comme instrument cognitif des « préférences » électorales pour les commentateurs tournés spontanément vers le prophétisme, soit le résultat de l’élection[49]. Dans ce contexte, les professionnels de la politique sont tentés d’entreprendre régulièrement des « coups » – à destination, notamment des électeurs – visant à se défaire ostensiblement de l’emprise de la communication (et susceptibles de rapporter en retour des profits symboliques que cette mise en scène de soi peut rapporter en termes d’« authenticité »), « coups » qui ne deviennent envisageables que parce qu’ils s’énoncent en rupture avec l’univers de la communication politique, devenue désormais une composante du jeu politique routinier. Il en a été ainsi de la célèbre « lettre à tous les Français » rédigée par François Mitterrand lors de sa candidature à l’élection présidentielle de 1988, mise en scène en opposition affichée aux « artifices » du monde de la communication, mais qui n’en procède pas moins d’une subtile maîtrise des logiques d’action communicationnelles : ayant bénéficié de multiples commentaires émanant des agents les plus divers (journalistes politiques, critiques littéraires…), elle a contribué à replacer son auteur au centre d’une campagne qu’il entendait dominer de son statut de président sortant, en se préservant de ses péripéties[50]. Un autre effet induit par l’emprise de la communication est perceptible dans la recherche de réassurances symboliques attestant la primauté du rôle du professionnel de la politique sur ses conseillers en tentant de contrôler de bout en bout l’image publique produite de lui-même : c’est en ce sens qu’ont pu être interprétés les passages à l’écrit de politiques soucieux, non plus comme précédemment de livrer leurs mémoires à la curiosité du public, mais de confier à mi-parcours leurs impressions sur le jeu, l’existence en général…, accordant parfois des confidences, évoquant des blessures, confessant des faiblesses[51]… Si la mise en scène d’un « soi », selon l’acception de Georges-Herbert Mead, n’échappe évidemment pas à l’impératif de justification publique et incite à rationaliser – au sens de la psychanalyse – sa biographie en fonction de la situation présente, le professionnel de la politique y trouve cependant une excellente occasion de se passer – provisoirement – d’intermédiaires (à condition toutefois qu’il tienne lui-même la plume) pour tenter d’imposer sa propre définition de lui-même : on ne peut guère s’étonner dès lors de trouver dans ces écrits politiques des morceaux de bravoure célébrant la grandeur et la noblesse du métier politique. Cette configuration qui tend à brouiller les frontières entre l’espace public et l’espace privé – phénomène encore plus perceptible avec l’exposition de la face privée des hommes publics – repousse les limites du dicible et du montrable (ce qui s’observe en France avec les violations répétées de la règle de respect de la vie privée de politiques qui contribuent à la promotion de leurs proches et notamment de leur conjoint(e) dans leur stratégie d’occupation de l’espace médiatique[52]). Si de nombreux auteurs ont pu, en effet, remarquer un certain « glissement du spectacle politique »[53] renforçant l’exposition de la sphère privée en public, ce phénomène a été sensiblement accrédité par la mise en spectacle de la politique télévisée[54] et tout particulièrement par la multiplication, au cours des années 1990, en parallèle avec le déclin des émissions politiques à la télévision[55], de talk-shows et d’émissions au sein desquelles les professionnels de la politique, amenés à côtoyer diverses célébrités (du sport, de la variété, du cinéma…), sont désormais évalués selon des critères de sociabilité, tels que la « décontraction », « le sens de l’humour »… (le recours aux communicateurs apparaît alors d’autant plus inévitable que l’on est novice dans ce genre d’exercice), requérant une dépolitisation des contenus produits dans des émissions de divertissement adressées à un public élargi[56]. Ce processus appelle alors de nouveaux savoir-faire mobilisables par des professionnels de la politique, dans des interactions les mettant désormais régulièrement aux prises avec des interlocuteurs inédits (animateurs de talk-shows, « profanes » invités à exprimer dans des formes convenues le point de vue ordinaire [57]) et débouche tendanciellement sur une « psychologisation de la scène politique »[58] : si cette dernière peut, au final, s’en trouver (re)légitimée, elle n’en requiert pas moins des capacités de mise en scène et de contrôle de soi en public, dans lesquelles excellent particulièrement les politiques (pré)ajustés à l’impératif de communication. Le recours à des professionnels de la communication contribue alors puissamment à la naturalisation d’un savoir-être et fait entièrement partie de l’intériorisation des « nouvelles » règles du jeu politique, au point qu’elles finissent par être appréhendées sur le mode de l’évidence par les nouveaux entrants de l’espace politique.

Les travaux consacrés à la communication politique ont suscité un regain d’intérêt considérable sur la science politique française, à compter des années 1980. L’usage croissant de la perspective sociologique a conduit à prendre au sérieux les croyances et les savoir-faire du groupe professionnel constitué par les conseillers en communication politique. De même, en dépit de la visibilité sociale grandissante de cette corporation, une certaine ambiguïté de position demeure, dans la mesure où les communicateurs restent partagés entre la revendication d’un territoire et de compétences spécifiques et un usage ultérieur de ce label, armé des ressources qu’il confère, pour traverser le miroir… et entrer en politique. En outre, la saisie de la contribution des conseillers en communication à la transformation de l’espace politique mérite enfin d’être évaluée précisément – et non énoncée catégoriquement sans examen – en se fondant sur des investigations empiriques susceptibles d’en évaluer la portée. S’il ne s’agit évidemment pas de réduire ces nouveaux intermédiaires, ainsi qu’ils le prétendent, conformément à leur idéologie professionnelle, à d’indispensables relais « démocratiques », leur attribuer, en revanche, tous les méfaits d’un jeu politique enclin à l’autoréférentialité (l’autre versant d’une analyse médiacentrée) reviendrait certainement à surestimer une influence qu’ils doivent, bon gré mal gré, partager avec d’autres spécialistes du travail symbolique de la politique. Leur autonomisation croissante résultant d’un phénomène de concurrence et de division du travail au sein de l’univers politique mérite certainement une attention accrue et gagnerait à être poursuivie, ne serait-ce que pour mieux comprendre les mutations en cours des jeux politiques contemporains.