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Nous affirmons que le projet sécuritaire « post-libéral » (Joseph 2013a, 38) des démocraties avancées s’incarne actuellement dans la résilience (Chandler et Reid 2016, 18), une forme de gouvernementalité centrée sur l’adaptabilité individuelle. Nous souhaitons analyser ce discours biologisant par lequel les individus, toujours en décalage face au nouvel environnement de la mondialisation néolibérale, sont invités à embrasser la résilience, seule philosophie de vie possible en vue de rattraper leur retard. La résilience s’est présentée récemment dans la littérature portant sur la sécurité comme un équipement mental de base, un système efficace d’armement, de rééducation et d’ajustement des dispositions psychologiques et biologiques du sujet, qui lui injecte une capacité de rebond lui permettant en échange d’affronter les perturbations du monde sans être trop traumatisé, ni même trop fragilisé (Walker et Cooper 2011, 146 ; Brassett et Vaughen-Williams 2012, 21). Or, ce rapport d’investigation de soi à partir de soi, qui permet de découvrir dans la résilience la vérité sur la substance de son être, réactive curieusement plusieurs ressemblances avec l’ancienne doctrine stoïcienne répandue dans l’Antiquité. Nous cherchons à savoir dans cet article si le stoïcisme peut représenter une forme primitive de la résilience. Nous comparons ainsi ces deux dispositifs historiquement discontinués qui se manifestent néanmoins comme deux technologies d’adaptation et de soumission au monde extérieur, dans la mesure où nous y repérons le partage d’une même structure symbolique de la sécurité par la préparation et le conditionnement permanent à l’instabilité et à la catastrophe. Nous montrerons, dans un premier temps, que les idées de la résilience néolibérale de connectivité – encastrement de l’environnement social et du contexte matériel à l’individu –, d’adaptation et de vulnérabilité – un corps exposé à la souffrance et à la dégradation que peut lui faire subir tout ce qui l’entoure – s’apparentent à plusieurs aspects de la doctrine stoïcienne. Celle-ci conçoit l’adaptation à la manière d’un exercice spirituel (Hadot 2002) : d’abord le salut dans le retrait intérieur nommé ataraxia (la tranquillité de l’âme) rendant possible l’endurcissement par l’habitude et la répétition, afin de pouvoir endurer l’insupportable dans les malheurs de l’existence ; l’éducation à la résignation ensuite par la soumission au fatum (le destin) et son injonction de créer une unité symbiotique avec le monde (Lombardini 2015, 664 ; Kotva 2016, 402). Nous verrons par la suite comment l’adaptation, à l’aide de la biologie moléculaire et des neurosciences, se reformule de nos jours dans le concept de résilience, qui imprègne la vie psychologique et la biologie des sujets tributaires des contextes socioéconomique, géographique, politique et culturel de la mondialisation néolibérale.

La morale d’esclave du stoïcisme antique

Ataraxia – La tranquillité de l’âme

C’est dans le but de mesurer les ressemblances entre l’ancien et le moderne que la méthode généalogique s’impose d’entrée de jeu. Pour être efficace, une bonne généalogie doit « se concentrer sur une problématique présente – un phénomène social possédant toutes les apparences de la normalité (consensuelle, naturelle, intuitive) – qui sera à la suite de quoi remise en question en remontant à sa source, afin de comprendre comment la réalité a été historiquement constituée à la lumière de la contingence et du pouvoir[1] » (Vucetic 2011, 1301). L’injonction qui est adressée actuellement au sujet néolibéral rappelle à bien des égards l’idéal stoïcien : une vie intellectuelle contemplative désintéressée des besoins matériels. Afin d’éviter l’usure rapide de la vie matérielle, il fallait faire de la désorganisation son climat quotidien en restant debout à attendre, dans le silence, une perturbation puis une autre. Ce qu’il y a de commun surtout entre la doctrine stoïcienne et la résilience néolibérale est la place occupée par l’imprévisibilité et l’insécurité, marquée par la grande inconstance de la vie humaine – qui peut varier considérablement en un instant –, et par celle du vaste monde et ses poussées dans la crise, comparables à de brusques pulsations d’événements qui surgissent puis disparaissent. Commençons d’abord par proposer une définition du concept de résilience qui servira de fil conducteur à notre analyse :

Un certain nombre de moyens de réduire les vulnérabilités, y compris par la réduction de l’exposition, le transfert et le partage des risques, la préparation et la transformation, la résilience est essentielle à cette nouvelle éthique de la responsabilité entendue comme la capacité d’un système et de ses composantes de prévoir, d’absorber, de tenir compte ou de récupérer rapidement et efficacement des effets d’un événement potentiellement dangereux, notamment en assurant la préservation, la restauration ou l’amélioration des structures et des fonctions fondamentales essentielles.

Evans et Reid 2014, 6

C’est un point de départ qui permet d’introduire le concept d’« exercices spirituels[2] » de l’éthique stoïcienne, spirituels parce qu’ils « correspondent à une transformation de la vision du monde et à une métamorphose de la personnalité » (Hadot, cité dans Negroni 2009, 89). Michel Foucault (1984, 85) a fait ressortir l’aspect pragmatique et matérialiste de cette pensée antique qui était enracinée dans le corps et « n’envisagerait les actes que dans leur accomplissement réel », en ayant pour finalité majeure, « non de préparer l’individu à une autre réalité, mais de lui permettre d’accéder à ce monde-ci » (Foucault, cité dans Le Dévédec 2015, 21). Cette doctrine naît à Athènes au IVe siècle avant notre ère, pour atteindre son apogée pendant la période impériale romaine. À défaut de trouver l’équilibre dans un monde en pleine reconfiguration, les stoïciens cultivent à l’égard des choses extérieures l’indifférence (apatheia) la plus totale[3], le mépris de la géographie où l’on habite, et ils créent en opposition une éthique de l’existence fondée sur la reconquête de son âme et sur la conservation de cet état de stabilité intérieure (Schuhl 1962a, XLII). Si le sujet éprouve de la souffrance et de la douleur, le coupable ne peut être qu’un défaut de maturité psychique ; le mal qui nous rend tous vulnérables ne provient pas du dehors, « des lieux que nous fréquentons, mais de nous-mêmes, incapables que nous sommes de rien supporter, ni la peine, ni le plaisir, ni nous-mêmes, ni quoi que ce soit au monde » (Sénèque 2018, 54). L’apparition d’une pareille éthique qu’avivent les mutations sociales et politiques de l’époque aurait fini par éroder le lien d’appartenance traditionnelle, soudant l’individu à son unité politique. Voilà qui se serait traduit par la désactivation de la puissance politique du corps et son réinvestissement dans une nouvelle souveraineté sur soi :

Qui accorderait de plus en plus de place aux aspects « privés » de l’existence, aux valeurs de la conduite personnelle, et à l’intérêt qu’on porte à soi-même. Ce ne serait donc pas le renforcement d’une autorité publique qui pourrait rendre compte du développement de cette morale rigoureuse, mais plutôt l’affaiblissement du cadre politique et social dans lequel se déroulait dans le passé la vie des individus : moins fortement insérés dans les cités, plus isolés les uns des autres et plus dépendants d’eux-mêmes, ils auraient cherché dans la philosophie des règles de conduite plus personnelles.

Foucault 1984, 58

Les stoïciens élaborent un moi conçu à la manière d’une « technologie intellectuelle » implantée dans les profondeurs de l’âme, d’où peut être ensuite appréciée sa conformité aux règles du bien-parler, du bien-penser et du bien se comporter. Le spécialiste de la philosophie antique Pierre Vesperini (2016, 20) soutient que le but de la philosophie éthique stoïcienne visait davantage à assurer « une pratique des devoirs sociaux », une manière de vivre déterminée par le contexte social. Elle proposait une série d’outils et d’aides empruntant la forme de pensées mises au service de l’élévation vers la vertu, signalant par là ce qui devait être fait « en tant qu’être social ou, pour le dire en grec, en tant que “vivant sociable” » (ibid.). Ces philosophes ne faisaient pas la différence entre un moi tourné vers le privé et un moi figure publique. Par conséquent, faire son « examen de conscience » à la fin de chaque journée, comme le faisait Marc Aurèle, servait à revoir son idéal de vie. C’était l’occasion de réaliser le « bilan des choses qu’on avait à faire, de celles qu’on a faites, et de la manière dont on les a faites par rapport à la manière dont on aurait dû les faire » (ibid., 46 ; souligné par l’auteur). Le moi qui est mis ainsi de l’avant sous-tend bien l’obligation d’obtenir une approbation extérieure par l’expertise d’une force mentale brute, une « évaluation forte » indiscutable et indiscutée (Taylor 2003, 16). Pour le dire comme Charles Taylor (ibid., 57), « c’est ce que signifie : on ne peut pas être un moi par soi-même. Je ne suis un moi que par rapport à certains interlocuteurs […] essentiels à la réalisation de ma définition de moi-même ». Il fallait doctement ajuster sa conduite en se référant à des modèles prédominants et imiter les sages, qui étaient autant d’exemples à suivre. « On voit bien ici qu’il se n’agit non pas d’être soi-même, mais, au contraire, de faire correspondre le plus possible son soi à un idéal social, donc à un idéal par définition partagé par la collectivité, et qui ne se réalise qu’en étant vu, qu’en se déployant dans la vie extérieure. » (Vesperini 2016, 52 ; souligné par l’auteur)

Ceux qui parvenaient à maîtriser cette sagesse bénéficiaient du privilège de se déclarer dignes détenteurs d’une puissance supérieure, souvent associée d’ailleurs à leur prestige et à leur statut social (Goldhill 2016). Par exemple, en matière d’éthique, « les élites de l’Empire romain attendaient des philosophes qu’ils leur fournissent des discours permettant de rester droits, c’est-à-dire de continuer à remplir le rôle social, selon les critères d’une éthique commune à l’aristocratie » (ibid., 67). Dans ce système, cette entreprise d’autocontrôle avait pour nom « ataraxia », une expression désignant la « tranquillité de l’âme » (Sénèque 2018, 49). Il fallait comprendre celle-ci comme un long exercice sur son état mental, afin de s’adapter aux obstacles que les hasards de la Fortune disposaient sur notre trajectoire de vie. On trouve, au coeur de l’éducation stoïcienne, pour diminuer notre propre vulnérabilité, quelque chose comme une règle élémentaire « de la distinction entre ce qui dépend de nous et ce qui ne dépend pas de nous » (Épictète 2000, 161). Les pensées, le corps, les attentes et les désirs dépendent de nous, au contraire de la richesse et de la réputation, par exemple (Épictète 2012, 17). Le but ultime est de toujours s’affranchir du monde extérieur en préférant l’ajustement de son âme afin de mieux le recevoir et le juger, unique source du vrai bonheur, ce qui est si bien affirmé par Sénèque (2018, 106) : « retirons-nous en nous-même, et ce fréquemment, car la fréquentation de gens trop divers rompt notre harmonie intérieure, réveille les passions et rouvre en notre âme toutes les blessures et les faiblesses qui n’étaient pas complètement guéries ». La vie reprend souvent la métaphore d’une mer imprévisible. Afin d’y survivre, nous devons réduire l’exposition aux éléments naturels qui se déchaînent contre nous, car on ne peut traverser l’émoi de la tempête « si l’on a largement déployé les voiles ; il faut réduire la toile afin que les traits que lance la Fortune tombent à côté de leurs cibles » (ibid., 76). Autrement dit, simplifier la complexité de la réalité pour la réduire à l’intérêt individuel constitue l’une des clés de cette philosophie.

Dans l’Antiquité, les maladies pouvaient affecter l’âme tout aussi sûrement que le corps. « La santé de l’âme, pensaient-ils, consiste en tranquillité et en constance ; l’esprit qui en est dépourvu est dit atteint de folie (insaniam), parce que la santé (sanitas) ne peut pas plus exister dans une âme troublée que dans un corps malade » (Schuhl 1962a, 297 ; nous soulignons). À sa façon, l’ataraxia conserve, elle équipe, elle transforme la faiblesse en force. L’enjeu consiste à être toujours « plus fort que, ou de n’être pas plus faible que ce qui peut arriver » (Foucault 2001, 307). Un bon moyen d’y parvenir est de savoir anticiper le pire, ne pas rejeter l’inévitable en s’inspirant des épreuves vécues dans son entourage (Sénèque 2010, 228) de façon à les rendre supportables pour soi-même. L’adaptation consiste justement à ne pas attendre le surgissement de l’événement qui pénètre l’existence comme une flèche qui se dirige vers son but : « n’attends pas que les événements arrivent comme tu le souhaites ; décide de vouloir ce qui arrive et tu seras heureux » (Épictète 2012, 21). En préparant adéquatement son âme à se soulever par son énergie spirituelle pour affronter les grands et les petits périls suscités par la Fortune, rien de ce qui pourrait se produire ne saura étonner :

Éviter tant d’ennemis, tu ne le peux ; les braver est possible, et on les brave quand on y a songé souvent et tout prévu d’avance. On affronte plus hardiment le péril contre lequel on s’est longuement préparé ; et les plus dures atteintes, dès qu’on s’y attend, s’amortissent, comme les plus légères effrayent, si elles sont imprévues. Tâchons que rien ne le soit pour nous ; et comme tout mal dans sa nouveauté pèse davantage, tu devras à une méditation continuelle de naître neuf pour aucun […] Imposons à notre âme la résignation, et payons sans gémir les tributs d’un être mortel.

Sénèque 2002, 82 ; nous soulignons

La représentation a ceci de particulier qu’elle sait faire revivre par l’intensité mystique de l’imagination la chose pénible telle qu’elle a été expérimentée la première fois, sans qu’elle ne colonise entièrement le réel avec toute sa charge destructrice (Marc Aurèle 2015, 85). « La connaissance et l’action ne sont jamais séparées » (Negroni 2009, 90) ; à chaque représentation, aussi pénible soit-elle, le sujet doit s’entraîner à penser, afin de s’endurcir : « tu n’es qu’une représentation et tu n’es en aucune manière ce que tu représentes […] Ce qui trouble les hommes, ce ne sont pas les choses, mais les jugements qu’ils portent sur les choses. » (Épictète 2000, 164-167) L’anticipation des maux est une discipline mentale active qui saura envisager à l’avance « tout ce qui peut arriver comme devant arriver, [elle] amortira le choc de tous les malheurs, lesquels ne surprennent jamais ceux qui s’y sont préparés et qui s’y attendent : c’est pour ceux qui se croient en sécurité et qui vivent toujours dans l’attente d’événements heureux qu’ils sont pénibles » (Sénèque 2018, 85). Le modèle qui s’applique pour l’âme est celui de la sentinelle en état de surtension, retranchée dans la cuirasse d’une citadelle pour affronter les vagues d’ennemis du dehors, un « promontoire contre lequel incessamment se brisent les flots. Lui, reste debout et, autour de lui, viennent s’assoupir les gonflements de l’onde. » (Marc Aurèle 2015, 75)

Différentes embûches dans le registre des guerres, des épidémies et de la pauvreté parcourent le monde en tous sens, ne laissant que des victimes desséchées et noircies par la mauvaise Fortune. Ne pas croire à l’évidence « que tout ce qui arrive est toujours arrivé ainsi, arrivera encore et arrive partout en ce moment » (ibid., 171), au fond ne fait que reddition devant la fragilité et livre armes et munitions à la Fortune, pour nous briser. En effet, pourquoi « je devrais m’étonner de me voir un jour atteint par des malheurs qui ont toujours tourné autour de moi ? », dit Marc Aurèle (ibid., 86). C’est en substance le même enseignement de la part de Sénèque : « Aie donc bien en tête que toute situation est sujette à des renversements et que tout ce qui peut arriver à autrui peut aussi t’arriver (2018, 87 ; nous soulignons). Toute paix de l’âme ne peut que prendre des allures suspectes, voilà pourquoi l’esprit ne doit rien laisser au hasard et embrasser largement le champ des possibles :

Exils, souffrances de la maladie, guerres, naufrages : tu dois te préparer à tout cela. Un coup du sort peut t’arracher à ta patrie. Il peut te bannir dans le désert. Ces lieux étouffants où se presse la foule peuvent eux-mêmes devenir un désert. Ayons devant les yeux la condition humaine sous toutes ces facettes et n’imaginons pas les accidents en fonction de leur fréquence avérée, mais de leur intensité possible. Ainsi, éviterons-nous d’être écrasés, submergés, en prenant pour exceptionnels des événements qui sont juste un peu inhabituels. Il faut envisager la Fortune sous tous ces aspects.

Sénèque 2010, 230

Amor fati –Vouloir sa destinée

Aux yeux des anciens stoïciens, l’individu n’a rien d’exceptionnel et fait partie de la hiérarchie d’un grand cosmos éternel englobant toutes choses (Schuhl 1962a, 286). La nature se meut uniformément et fonctionne en parfaite symétrie, dans laquelle « toutes les choses deviennent les causes de coopération de toutes les autres choses qui existent » (Pigliucci 2014). Dans ce cadre, l’être humain n’est qu’un petit paquet d’énergie, une petite composante organique périssable constituée de la même matière qu’un plus gros organisme et qui dépend de lui pour sa survie autant que pour sa mort. Sénèque (2002, 74) explique : « ce monde que tu vois, qui comprend le domaine des dieux et des hommes, est un : nous sommes les membres d’un grand corps. La nature nous a créés parents, en nous tirant des mêmes principes et pour les mêmes fins. » Tout réel est temporaire, éphémère, la seule certitude envisageable est celle d’un monde voué à disparaître comme tout le reste, parce que cela équivaut à la condition mortelle de l’être humain. Sénèque (2010, 229) prévient même que « ce serait une consolation à notre faiblesse et à celle de nos biens si toute chose se mettait à périr aussi longtemps qu’à se former. La vérité c’est que, si la croissance est lente, la chute, elle, est rapide[4]. » Hannah Arendt (1983, 94) remarque avec justesse que « le refus du monde comme phénomène politique n’est possible que s’il est admis que le monde ne durera pas ». Tout ce qui arrive est donc interconnecté et rien n’est accidentel, ce qui se passe est conforme à la nature et ne se produit que dans le but d’en maintenir l’équilibre ; chaque être vivant doit être disposé à dire oui à son sort, à tout ce qu’il lui apporte, un peu comme si c’étaient des ordonnances :

Tout ce qui arrive, arrive de telle sorte que tu es naturellement capable de le supporter ou que tu es naturellement incapable de le supporter […] Quoi qu’il t’arrive, cela t’était préparé de toute éternité et la trame serrée des causes liait depuis toujours ta substance à cet accident […] si je me souviens de ces vérités, je ne bouderai, en tant que je suis une partie, à rien de ce qui m’est assigné par le tout, car la partie ne peut souffrir de ce qui contribue au bien du tout.

Marc Aurèle 2015, 134

Le monde attribue par conséquent un destin (fatum) à l’homme, une trajectoire tracée à l’avance qui empêche le plus petit croisement, la plus infime bifurcation qui ne serait pas inéluctable, délimitant ainsi quelles seront la place précise et la fonction assignées à chacun. D’après Zénon de Kition, fondateur de l’école stoïcienne, la finalité de l’existence n’est rien d’autre que la croyance déterministe « de vivre conformément à la nature » (Schuhl 1962a, 44), à savoir se résoudre aux dispositions que la nature tant vénérée nous a léguées. Nous ne pouvons contrôler ces dons, si bien que la beauté, le bonheur, la richesse et la santé sont des expériences inutiles en elles-mêmes, alors qu’au contraire la laideur, la souffrance[5] et la maladie sont des occasions à saisir, des aubaines à l’avantage de ceux qui les subissent. La douleur physique est la sensation la plus intense et personnelle qui soit, la moins convertible en expérience sociale transmissible. Selon Arendt (1983, 386), « il n’y a que la souffrance qui soit complètement indépendante de l’objet, que seul l’homme qui souffre ne perçoit réellement que soi-même ; le plaisir ne jouit pas de soi mais de quelque chose en dehors de soi ». Il ne manque plus dans ce cas que d’accepter sa nature, à partir du moment où il s’agit avant tout d’entrer en symbiose avec le monde : « on ne peut dans l’Antiquité que s’accomplir, rien espérer d’autre que la découverte de cette adéquation avec le monde et avec son soi en quelque sorte cosmologique, rien extrapoler au-delà de ces limites que le monde a fixées pour l’homme » (Le Dévédec 2015, 20 ; souligné par l’auteur).

Foucault présentait la morale stoïcienne comme l’ancêtre de la morale chrétienne qui en récupérera un certain rapport à soi issu du principe fondamental « occupe-toi de toi-même » (Foucault 2001, 15). Cela s’effectuera, entre autres, par la mobilisation de « techniques de gouvernement de soi » qui ne manqueront pas de prendre des formes multiples – éducation, prière, méditation, entraînement physique, privation – réchauffées à l’intérieur des pratiques par lesquelles le sujet pourra assimiler la vérité, ce qui sera le cas avec le dispositif de l’aveu, notamment (Foucault 2012, 82). C’est pourquoi il revenait « aux individus d’effectuer, seuls ou avec l’aide d’autres, un certain nombre d’opérations sur leur corps et leur âme, leurs pensées, leurs conduites, leur mode d’être ; de se transformer afin d’atteindre un certain état de bonheur, de pureté, de sagesse, de perfection ou d’immortalité » (Foucault, cité dans Sforzini 2014, 75). Quoi qu’il en soit, ces stratégies de perfectionnement aspirent toutes à la même finalité : multiplier les habiletés spirituelles et l’endurance par la répétition et l’habitude.

Cette célébration d’une acceptation graduelle à ce dont nous sommes constitués n’est, d’après Foucault, rien de moins que la source majeure de l’obéissance et de notre rapport au pouvoir en Occident, dans la mesure où « celui qui est dirigé ne prendra, sur la longue durée de l’histoire occidentale, le droit de parler qu’à l’intérieur de cette obligation de dire vrai sur lui-même, c’est-à-dire dans l’obligation de l’aveu » (Foucault 2001, 347 ; nous soulignons). Les regrets, les désirs, la jalousie face à la réussite d’autrui sont autant de paroles qui ne cessent jamais tout à fait d’entraîner, d’attacher et d’écorcher l’âme (Sénèque 2018, 52). Avec le désir, « tu te réduis toi-même en esclavage, tu te livres pieds et poings liés dès que tu convoites ce qui ne t’appartient pas, ou que tu montres un intérêt passionné à ceux dont dépend ce que tu convoites » (Épictète 2012, 83). Accepter sa condition n’est qu’une question d’entraînement et de temps, après tout. C’est Marc Aurèle (2015, 167) qui affirme : « Habitue-toi à tout ce qui te rebute. C’est ainsi que la main gauche, paresseuse pour tout le reste faute d’habitude, tient les rênes plus fortement que la droite : c’est qu’elle y est préparée. » Le travail sur l’âme emprunte beaucoup au travail sur le corps :

Toute habitude et toute faculté se maintiennent et se fortifient par un exercice convenable : celle de marcher par la marche, celle de courir par la course. Si tu veux être un bon lecteur, applique-toi à lire ; si tu veux bien écrire, à écrire. Si tu restes trente jours d’affilée sans jamais lire, tu verras ce qui va se passer […] S’il y a une conduite dont tu désires t’abstenir, ne t’y livre pas, et habitue-toi à faire autre chose à la place. Il en va de même pour la vie psychique : si tu cèdes à la colère, sache qu’en plus du tort immédiat que tu te fais, tu alimentes ainsi ton habitude, comme un homme qui jette de l’huile sur le feu […] C’est inéluctable que des actions qui correspondent à des facultés et à des habitudes instillent dans l’âme ces facultés et ces habitudes qui ne s’y trouvaient point, tout en aiguisant, en fortifiant celles qui s’y trouvaient déjà. Un homme qui a eu la fièvre, une fois celle-ci passée, ne retrouve pas l’état qu’il avait auparavant à moins qu’on ait soigné son mal en profondeur. Il en va à peu près de même pour les affections de l’âme : il reste en elle des traces, des sortes de bleus qui ont besoin d’un traitement approprié ; sans quoi, au premier coup de fouet qui les touche, il ne s’agira plus de bleus, mais de plaies.

Épictète 2012, 154

Dans ses différents enseignements, la sagesse stoïcienne semble intérioriser durablement une certaine disposition psychique envers la soumission et l’obéissance, proche de ce qu’on pourrait appeler une « mentalité d’esclave » : la pauvreté et le renoncement aux possessions matérielles permettent de « tolérer plus facilement de ne pas avoir que de perdre, et c’est la raison pour laquelle tu trouveras plus de joie chez ceux que la Fortune n’a jamais regardés que chez ceux qu’elle a abandonnés » (Sénèque 2018, 72). Voilà pourquoi il est préférable d’éduquer notre « âme à vouloir tout ce que le sort exigera » (Sénèque 2002, 51) et à se limiter à la satisfaction des besoins fondamentaux du corps : ne pas développer le goût de la bonne nourriture ni celle du luxe, mais cultiver un style de vie ascétique ne produisant que ce qui est nécessaire et utile à la vie : « apprenons à accroître notre sens de la mesure, à réfréner notre goût du luxe, à modérer notre amour de la gloire, à apaiser notre colère, à considérer la pauvreté d’un oeil serein, à cultiver la simplicité » (Sénèque 2018, 76). Pour Sénèque, personne ne peut échapper aux peines inséparables attachées aux fers serrés de l’esclavage[6]. Du moment pour lui que le réel n’a pas de doublure :

Nous sommes tous liés à la Fortune : chez certains, la chaîne est dorée et lâche, chez d’autres elle est courte et de grossière fabrique, mais quelle importance ? Tout le monde est enfermé dans la même prison, et même ceux qui tiennent les autres enchaînés le sont eux-mêmes […] l’un est lié par les honneurs publics, l’autre l’est par la richesse. Certains sont écrasés par le poids de leur noble naissance, d’autres le sont par celui de leur basse condition. Certaines têtes sont soumises au pouvoir d’autrui, d’autres le sont à leur propre pouvoir. Certains sont cantonnés en un lieu donné en raison d’une sentence d’exil, d’autres le sont en raison de leurs fonctions sacerdotales. Dans tous les cas, la vie est un esclavage […] Et n’allons pas envier les grands de ce monde : ce que nous prenons pour un sommet n’est en réalité que le bord d’un précipice.

Sénèque 2018 : 80 ; nous soulignons

Ce qui importe alors est la capacité à prendre appui sur ce qui semble pénible au premier contact, c’est même là l’expression fondamentale du courage (Lombardini 2015, 644). La pire honte envisageable serait d’arriver à perdre sinon à manquer d’endurance, entendue au sens d’une « résistance aux événements extérieurs, la capacité à les supporter sans souffrir, sans s’effondrer, sans se laisser emporter par eux ; résistance aux événements extérieurs, aux malheurs, à toutes les rigueurs du monde » (Foucault 2001 : 408). Quel défi plus grand que celui de se préparer « à l’avenir, pour un avenir qui est constitué d’événements imprévus, événements dont on connaît peut-être la nature en général, mais dont on ne peut savoir quand ils se produiront ni même s’ils se produiront » (ibid., 306). L’adversaire du stoïcien est donc tout ce qui se présente à lui susceptible de décomposer sa vie intérieure, c’est l’événement même et toutes les sensations négatives prenant origine dans son anatomie qu’il doit affronter dans un corps à corps quotidien qui ne ménage aucune tension (Kotva 2016, 403). Et la vigueur de l’âme réside en ce qu’elle est apte à subir, absorber et répercuter les événements lancés sur elle par le monde, qui pourra même lui transfuser à terme un peu de ses propriétés : « il faut s’offrir aux coups de la fortune afin qu’elle nous endurcisse elle-même contre elle ; peu à peu elle nous rendra égaux à elle-même » (Schuhl 1962b, 767 ; nous soulignons).

La sécurité s’obtient par l’habitude qui consiste enfin à changer en présence familière ce qui nous menace, à « se doter de quelque chose que l’on n’a pas, chose que l’on ne possède pas par nature. Il s’agit de se constituer à soi-même un équipement, équipement de défense pour les événements possibles de la vie » (Foucault 2001, 316), car « nul événement n’est impossible » (Schuhl 1962a, 307) pour les stoïciens. Par ailleurs, il faut lire à travers la maxime stoïcienne affirmant que « la souffrance est une bonne chose » (Kotva 2016, 397) une invitation à ne pas plier : rester droit en gardant la maîtrise de soi, « maintenir son cap au milieu des tempêtes, garder une conduite exemplaire au plus fort des tournants. Dans l’insécurité généralisée du monde, il faut garder une sécurité intérieure absolue […] Surtout, pour ne jamais faiblir, il faut retourner au combat, tenir sa place au premier rang du désastre, au plus près des coups qui pleuvent. » (Gros 2012, 17) L’âme fonctionne à la manière d’un athlète pour qui chaque épreuve du destin purificateur, même rude, fait gonfler les muscles et fortifie le corps :

Si le corps est capable, avec de l’entraînement, de parvenir à supporter les coups de poing et les coups de pied de plusieurs adversaires, de tenir tout une journée sous un soleil de plomb, au milieu d’une poussière brûlante, et tout ensanglanté comme il serait plus facile d’affermir son âme, de lui apprendre à rester invincible face aux coups de la Fortune et, même terrassée, piétinée, à se relever ! Le corps, pour être vigoureux, réclame en effet bien des attentions. L’âme grandit à son propre rythme, se nourrit d’elle-même, s’entraîne toute seule.

Sénèque 2010, 202

La vie prédestinée propose enfin des épreuves qui pourront soit se convertir en énergie vitale qui nous tonifie et nous arrache du sommeil, soit nous détruire. L’habitude devient à ce moment-là une arme d’adaptation contre l’abattement moral pouvant adoucir la dureté des malheurs ; « elle nous rend ainsi rapidement familières les souffrances les plus graves ; on n’y survivrait pas si l’adversité, en se prolongeant, gardait la même violence qu’au premier choc » (Sénèque, cité dans Schuhl 1962b, 677). Pour trouver l’équilibre et la mesure, les corps doivent donc être façonnés à l’image des surfaces dures, dit Sénèque (ibid., 638-751), vibrant à l’unisson des fracas qui les frappent, comme le fait un diamant :

Qui ne peut être ni coupé, ni entamé, ni même usé, mais qui fait rejaillir tout ce qui le frappe, de même que certains corps ne peuvent être consumés, mais conservent au milieu des flammes leur consistance et leurs propriétés, de même que les rochers avancés dans la mer brisent les vagues et, fouettés depuis tant de siècles, ne montrent pas traces de ces attaques […] La dureté de la pierre n’apparaît à personne mieux qu’à ceux qui la frappent. Je ne me présente pas autrement que comme un rocher solitaire dans une mer semée d’écueils ; les flots se meuvent en tous sens et ne cessent de le battre, et pourtant ils ne peuvent ni le déplacer ni, malgré des chocs répétés durant tant de siècles, parvenir à l’user. Élancez-vous sur moi, attaquez-moi : je vous vaincrai en vous supportant.

La continuation de l’adaptation et de l’asservissement par la résilience néolibérale

Naissance des sociétés de l’insécurité

La résilience se développe dans l’histoire récente parallèlement à l’épanouissement du néolibéralisme prenant naissance au seuil des années 1970 et amorçant une nouvelle « gouvernementalité ». Ce terme renvoie à des processus de normalisation durable et systémique qui désignent « une disposition interne à l’objet qu’il s’agit de conduire, sa propension à se laisser diriger, la docilité ou la ductilité des gouvernés » (Chamayou 2018, 8). C’est un processus souterrain, furtif, employant d’autres moyens que la répression, préférant davantage l’action à distance et de longue durée de la métamorphose pour façonner la conduite des corps et des esprits (Dardot et Laval 2010 ; Brown 2018). Au sujet du néolibéralisme, sa description engage des considérations bien plus larges que l’économie. Il s’agit, en réalité,

de la manière dont nous vivons, dont nous sentons, dont nous pensons. Ce qui est en jeu n’est ni plus ni moins que la forme de notre existence, c’est-à-dire la façon dont nous sommes pressés de nous comporter, de nous rapporter aux autres et à nous-mêmes […] Cette norme enjoint à chacun de vivre dans un univers de compétition généralisée, elle somme les populations d’entrer en lutte économique les unes contre les autres, elle ordonne les rapports sociaux au modèle du marché, elle transforme jusqu’à l’individu, appelé désormais à se concevoir comme une entreprise.

Dardot et Laval 2010, 5 ; souligné par l’auteur

Les fluctuations d’une économie-monde sont causées par des facteurs outrepassant largement la connaissance que peut acquérir un individu avec son intelligence limitée en faisant l’évaluation de ses choix. L’économiste Friedrich Von Hayek reprend à son compte le modèle biologique avec son concept d’« ordre spontané » dans son traitement de cette complexité : « cette structure des activités humaines s’adapte constamment, et fonctionne par le mouvement même de son adaptation, à des millions de faits que personne ne connaît en réalité […] La seule possibilité de sortir des bornes de la capacité du cerveau individuel est de s’appuyer sur ces forces supra-personnelles et “auto-organisatrices”. » (Hayek, cité dans Lafontaine 2004, 137-138) Dans ce passage éloquent, Walter Lippman rabat le citoyen à son environnement immédiat dans les domaines du travail, de la consommation et de la reproduction, reconnus comme les seuls intérêts où il lui est possible de manifester son autonomie :

Les hommes n’essaient pas de saisir la société comme un tout. Le fermier décide s’il va planter du blé ou du maïs, le mécanicien s’il va prendre le travail qu’on lui propose en Pennsylvanie ou dans l’Érié, s’il va acheter une Ford ou un piano et, au cas où il choisit la Ford, s’il va l’acheter dans le garage d’Elm Street ou chez le concessionnaire qui lui a envoyé un prospectus. Ces décisions font partie de l’éventail relativement réduit de choix qui s’offre à lui. Il ne peut pas plus choisir parmi toutes les possibilités de travail dans le monde qu’il ne peut envisager de se marier à toutes les femmes du monde.

Lippman, cité dans Stiegler 2019, 84

Dans la perspective qui est la nôtre[7], la vulnérabilité d’un corps exposé à la mort en relation de dépendance à son milieu avec lequel il doit entrer en lutte pour survivre contient un principe de limitation à sa condition biologique qui structure notre conception de la résilience et qui condamne à vivre dans un état de servitude (Schott 2013, 212-213). Car « c’est par son milieu que le sujet est gouvernable, un milieu aménageable dans lequel l’individu est “libre” d’agir à sa guise, comme un poisson est libre de nager dans son bocal » (Laval 2018, 30). Retirez un corps de son contexte socioécologique pour le réinsérer ensuite dans un nouveau milieu aménagé qui lui est étranger « et vous ne changerez pas seulement son comportement ; vous changerez aussi sa substance […] Un organisme n’est qu’une transition, une étape, entre ce qui était et ce qui sera. » (Dillon et Reid 2009, 60) Les années 1970 ont cela de particulier d’avoir été secouées par une grave « crise de gouvernabilité » (Chamayou 2018, 7). Plusieurs indicateurs d’un système en crise se manifestent à l’époque en gagnant en amplitude : inflation, surplus de production, niveau alarmant d’absentéisme au travail, montée de l’agitation sociale et syndicale, etc. C’est assez vite la situation socioéconomique beaucoup trop avantageuse qui a été désignée comme la grande coupable, caractérisée par le plein emploi depuis la fin de la guerre. On a dénoncé là une sorte de fatigue mentale, « un affaiblissement général de la tolérance à la frustration » (ibid., 25 ; souligné par l’auteur). Apparemment, des expériences menées sur des singes dans les années 1930 avaient conclu « que des individus ayant peu fait l’expérience de la frustration au début de leur vie développent un niveau de tolérance à la frustration insuffisant pour faire face aux frustrations ultérieures » (ibid.). Voilà maintenant que la société devenait trop molle, trop gâtée, trop psychologiquement immature et qu’il a fallu l’endurcir. Plusieurs analyses pointaient du doigt une jeunesse qui :

ne connaît rien des dures réalités économiques de la période antérieure. Auparavant, même quand on n’avait pas vécu les années noires de la crise de 1929, on en avait entendu parler dans les familles. Mais cette mémoire sociale, théorisent certains, a fini par se tarir : cela a pris longtemps – deux générations – avant que la motivation par la peur économique ne s’estompe. Les travailleurs actuels, qui n’ont jamais fait l’expérience du besoin ou de la peur – ou même de l’insécurité économique – savent bien au fond que, quoi qu’il arrive, la politique publique ne les laissera pas mourir de faim.

Ibid., 25

Reconstruire la maîtrise du mécontentement par l’injection « de petites doses tolérables de frustration jusqu’à ce que la résistance soit graduellement développée et que les zones de faible tolérance à la frustration disparaissent » (ibid., 26) pourrait bien récapituler toute l’histoire de l’agenda de la rééducation du néolibéralisme. La résilience nous apprend ni plus ni moins à « vivre avec la mort » (Schott 2013, 211) en miniature dans son quotidien, dès le moment où l’exposition au danger, la dépossession et l’exploitation dues aux effets de la stagnation économique se font sentir. On peut ainsi résumer les sociétés néolibérales d’aujourd’hui par le fait que les générations qui les peuplent et « qui ont grandi à l’ère de la « crise perpétuelle » ont intériorisé, l’une après l’autre, l’idée que chacune vivrait globalement moins bien que la précédente[8]. Elles ont réappris à avoir peur. Il s’agit d’un retournement historique qui pourrait aussi se lire comme une sorte de psychothérapie de groupe, une rééducation de masse à la « tolérance à la frustration » (Chamayou 2018, 30 ; nous soulignons).

Lippman (cité dans Stiegler 2019, 258), un des premiers penseurs du néolibéralisme, a défendu le postulat d’un handicap anthropologique qui frappait d’inertie l’espèce humaine, l’empêchant d’évoluer au niveau du nouvel environnement réorganisé par les forces de la complexité, de l’incertitude et de l’instabilité qu’on ne peut freiner vraiment, un monde modifié à jamais par la révolution industrielle. D’après lui, un monde semblable « exige non seulement que la qualité de la souche humaine, l’équipement des hommes pour la vie, soit maintenue à un niveau minimum d’efficacité, mais que cette qualité soit progressivement améliorée ». Du coup, les dispositions psychologiques et physiques accumulées par l’héritage biologique et la réminiscence de la mémoire culturelle sont désormais des boulets qui empêchent de suivre pleinement le rythme effréné des nouveautés techniques. Lippman n’hésite pas à décrire la mission historique du nouveau libéralisme, qui est celle d’instaurer une nouvelle logique adaptative accélérée et moins graduelle, afin de rééduquer entièrement la société et de briser les traditions héritées du passé qui maintiennent la désadaptation en place (ibid., 228). Il voyait un moyen, à partir du réajustement que les individus réalisent sur eux-mêmes et par eux-mêmes, de prolonger et d’optimiser « la vie en elle-même » (Rose 2007, 3), de la rajeunir et d’empêcher sa sénescence à condition, si l’on veut, de laisser la résilience trouver résidence dans les esprits. Cela devrait signer la fin d’un monde et faire renaître à la place un nouveau type anthropologique plus vif, plus à même de correspondre à la réalité changeante d’un système planétaire :

Notre intelligence sociale a été formée pour un genre de vie organisée sur une petite échelle, et elle était statique eu égard à la durée d’une génération […] Alors que le sens de l’évolution est du côté de l’ouverture à une Grande Société mondialisée, dans laquelle les flux de l’innovation sont appelés à s’accélérer, l’intelligence héritée de sa longue histoire évolutive a adapté l’espèce humaine à des environnements stables et fermés. À la lumière de la destination finale de l’évolution, le principal organe d’adaptation de l’espèce humaine est brutalement devenu celui de sa désadaptation, de son désajustement et de son retard structurel.

Lippman, cité dans Stiegler 2019, 253 ; nous soulignons

On peut constater dès lors que cette plongée dans l’ADN du néolibéralisme conçoit la vie « en termes de propriétés et de capacités qu’elle est censée posséder en raison de son existence biologique, subordonnant la vie de l’individu à l’existence de son espèce, de sorte que l’humain se voit de plus en plus constitué en tant que biohumain » (Chandler et Reid 2016, 109). À l’âge de l’internationalisme néolibéral, vivre dans l’instant se résume à exploiter l’information. C’est la combinaison à notre milieu qui serait la matière brute assurant le renforcement ou la dégradation du vivant ; le corps n’existe jamais indépendamment de sa localisation spatiale, il est fait de liaisons et de connexions qui apprennent et qui nous immunisent par leurs contacts avec l’extérieur. La vulnérabilité ou l’immunité dépendent à coup sûr de la relation à l’environnement social et l’entourage matériel (Joseph 2013b, 254) ; nous sommes livrés à l’immensité d’un réservoir de stimuli qui nous submergent et nous devons filtrer ce qui nous est nécessaire. Cela signifie du reste que « la résilience n’est pas seulement un modèle réactif qui enseigne aux gens comment “rebondir”, mais agit tout autant comme un moyen de créer des sujets adaptables aptes à s’adapter pour exploiter les situations d’incertitudes radicales » (ibid., 40). Voici ce qui n’est pas très éloigné de ce qu’on pourrait envisager comme la capacité biopolitique à produire de l’asservissement :

L’ontologie sous-jacente de la résilience est donc en réalité la vulnérabilité. Pour devenir résilient, il faut commencer par accepter le fait que la vulnérabilité est une condition pré-individuelle qui est imposée au sujet résilient. La vulnérabilité devient une épreuve de survivabilité pure aux extrêmes de l’existence, une simple non-mort qui est une lutte permanente pour s’adapter à un monde dangereux […] La précarité montre que la vie est blessure. Elle souligne la finitude de la vie, le fait que « sa vie est toujours en quelque sorte entre les mains d’autrui » […] L’exposition et la dépendance constituent des obligations envers les autres, que nous ne pouvons pas nommer et que nous ne pouvons pas connaître […] la précarité de la vie est comme un point de départ qui soutient qu’il n’y a pas de vie sans blessures ou mortalité.

Schott 2013, 215 ; nous soulignons

On observe dans la littérature portant sur la résilience néolibérale le même principe stoïcien de fusion avec la nature, si bien que l’être humain appartient là encore à un environnement qui est constitué de la même matière – à l’échelle moléculaire, l’information génétique ou atomique ne fait aucun discernement entre humain et non-humain – que lui (Latour 2004 ; Morton 2019). Le danger et le risque de perturbations originaires du dehors sont également trop multiples pour être compris et gérés par les collectifs : « le grand paradoxe de la compréhension moderne du monde est que plus nous sommes incertains au fur et à mesure que nous approchons la plus grande image (globale), plus nous devons compter sur le petit détail de la petite image » (Juncos 2017, 6). La biopolitique de la sécurité néolibérale centrée sur la résilience ne s’intéresse du coup qu’à la survie du vivant, pas aux circonstances historiques ni aux conditions matérielles qui l’endommagent, ce qui veut dire :

Capable d’exister à la limite de la survivabilité, adaptée à l’incertitude et à la surprise ; une vie qui a abandonné l’idée de connaître l’avenir et l’attitude de prudence qui y est associée. Au lieu d’offrir l’autonomie face aux pathologies sociales de la vie quotidienne par le biais, par exemple, de régimes normatifs d’assurance sociale intergénérationnelle, la résilience est plus conforme à une éthique néolibérale permettant d’embrasser la contingence comme l’essence même de la prévoyance et de l’entreprise… La résilience traite de la violation constante des limites, de l’impossibilité à rester tout seul pendant longtemps et de la révolution permanente qu’elle provoque dans la vie sociale et institutionnelle. La vie est spécifiée en fonction de l’utilité, de l’insignifiance ou de la menace qu’elle représente pour les systèmes infrastructurels et biosphériques nécessaires à l’élargissement des cycles de reproduction, de consommation et d’accumulation du capitalisme.

Evans et Reid 2014, 20

Chacun de nous est appelé à vivre dans ce monde dans sa totalité, avec la mondialisation, et ses effets ont des conséquences sur toute la planète et de façon simultanée, si bien qu’« il n’y a plus ni de centre, ni de périphérie » (Afeissa 2015, 48 ; souligné par l’auteur). Tel que l’affirme le sociologue John Urry, l’interdépendance est un foyer de fragilités autant physiques – tout ce qui relève de l’aspect matériel – que sociales – certaines personnes et certains groupes seront davantage susceptibles de subir des dommages. C’est l’effet combiné des chocs, des points de ruptures – écologiques (réchauffement climatique et ses impacts), politiques (montée des populismes), sanitaires (épidémies), sécuritaires (guerres et terrorismes) – qui produiront l’effet systémique : les systèmes écologiques et humains « existent en état de tension dynamique. Ils peuvent se répercuter l’un contre l’autre et générer des impacts en cascade. C’est la simultanéité des changements dans le système qui converge et qui crée des changements significatifs. De tels processus peuvent surcharger un ordre mondial fragile, créant la possibilité d’un échec en cascade. » (Urry 2017, 48)

Les sociétés de l’insécurité accélèrent « le passage d’une société de la protection (qui gère le risque de manière rétroactive) à une société de la précaution (qui gère le risque en s’orientant plus directement vers l’avenir) » (Afeissa 2015, 30 ; souligné par l’auteur). Les risques de ces sociétés placent les individus à la merci de nombreux périls et font ressembler leur vie à la traversée d’un champ de mines. Considérée ainsi, la résilience alimente une espèce de thanatomorphose, une énergie orientée dans l’attente du pire et paralysée par l’idée de mort de l’habitat terrestre à laquelle il faut s’accrocher, impuissants (Foessel 2012, 284). Elle préserve, en l’intensifiant massivement, un « imaginaire catastrophiste » (Afeissa 2015, 7) pour qui la catastrophe n’est plus qu’une question de degré de tolérance à l’exposition aux risques et à l’abaissement de la qualité de la vie. Quant aux sociétés, « plus ces dernières apparaissent vulnérables, et plus les effets dévastateurs […] seront dits “catastrophiques” […] C’est l’effondrement des protections culturelles qui constitue le désastre proprement dit. » (Ibid., 31 ; souligné par l’auteur) La résilience fait beaucoup de mal au futur en créant cet horizon d’attente aux formes pathologiques sans espoir, incapable d’envisager autre chose qu’un devenir commun insupportable (Foessel 2012, 210). C’est davantage ce futur désenchanté qui, justement, nous « permettra de nous connecter plus pleinement avec le monde » (Evans et Reid 2014, 95), tant et si bien que nous vivons tous dans un délai nous séparant d’un demain sans victoires qui ne sera jamais mieux que ce que nous avons sous les yeux aujourd’hui :

La catastrophe est d’abord un phénomène d’ordre modal qui incite à envisager l’impossible comme nécessaire afin de mieux lutter contre lui. Selon [Jean-Pierre] Dupuy, l’hypothèse du pire transforme le doute en faute puisque rien n’est plus dangereux que de suspendre son jugement au moment où tout menace de disparaître. En faisant comme si la catastrophe était un destin, on se donne en revanche les moyens de croire en ce que nous savons : la destruction absolue constitue désormais et pour toujours une composante essentielle de l’agir humain […] Dès lors qu’on l’envisage comme certain, l’avenir agit déjà sur le présent. Bien plus, c’est lui qui doit nous faire agir.

Afeissa 2015, 17-18 ; souligné par l’auteur

En engageant toutes les questions de l’autonomie et de la responsabilité individuelle « avec la capacité d’adaptation, c’est plus facile d’encourager de petits changements progressifs le long d’un chemin de développement préconçu plutôt que de plaider en faveur de changements structurels et systématiques significatifs » (Cretney 2014, 632). Par la résilience, « les individus sont les ultimes responsables de leurs succès ou de leurs échecs, convertis en résultats de leur propre résilience » (Mavelli 2017, 489-495). Supposer que la résilience est une responsabilité individuelle, c’est admettre en même temps le pouvoir révolutionnaire des choix individuels cumulés par chacun. Bien qu’échelonnés sur des années, ces choix forment néanmoins de redoutables incubateurs qui finissent par accoucher d’une réalité sociale « que la plupart des gens n’auraient sans doute pas choisie si [elle] leur avait été présenté[e] en gros […] Les révolutions les plus sûres sont celles que les gens font par eux-mêmes au cours du temps. » (Chamayou 2018, 249-254)

L’évolution, c’est l’information, ou Quand le corps devient une surface d’inscription

Avec la complexité, la biologie moléculaire intervertit la logique sécuritaire traditionnelle, passant de la protection à l’exposition, prétextant davantage que l’absence de menaces ne produit pas automatiquement la sécurité. Place au sujet plastique : « l’organisme perméable pose le problème de tout ce qui, en le traversant, peut le dégrader, l’altérer (aliments, médicaments, atmosphère), risque accru par la mondialisation des échanges, les interconnexions généralisées qui ont rendu le monde moins étanche » (Gros 2012, 176). Le sujet ne peut faire l’économie de reconnaître et de sélectionner les bons flux de stimuli et d’information en tentant autant que possible d’éviter les flux nuisibles :

Vivre, c’est être une chose qui peut et doit mourir ; une chose qui ne peut que lutter pour survivre et qui est en compétition avec d’autres systèmes vivants pour le temps fini dont elle est capable de durer. Au mieux, donc, en prospérant par la résilience, au milieu de ses vulnérabilités et à la décomposition, la vie peut s’adapter de façon innovatrice aux conditions environnementales auxquelles elle est exposée et dont elle dépend pour un bref moment dans le temps.

Evan et Reid 2014, 40

Aux yeux de la théorie cybernétique, l’interconnectivité est une capacité incorporée, puisque le corps prend les allures d’une infrastructure d’émission, une machine à faire circuler l’information qui communique intérieurement d’un organe à un autre et dont l’interactivité avec le dehors ne serait que le prolongement extériorisé (Lafontaine 2004, 47 ; Dillon et Reid 2009, 58 ; Evans et Reid 2014, 51). Dorénavant, le sujet existe sans intériorité, n’étant que la quantité d’informations accumulées et transmises, et sa liberté se construit « non en termes d’autonomie par rapport aux autres, mais par la capacité de se connecter aux autres » (Chandler et Reid 2016, 111). L’information – son échange et sa circulation – représente la source de l’énergie et de l’évolution, à la fois pour l’individu et pour la société (Breton 1992, 19 ; Grove 2015, 240). La néguentropie apportée par l’échange d’informations s’oppose en rempart à la dégénérescence programmée, à l’usure des structures organiques, jusqu’à la suspension des fonctions vitales associées à l’entropie (Lafontaine 2004, 127). C’est bien l’idée de la « cognition étendue », ou l’esprit est agrandi par un réseau de soutien qui dépasse les limites physiques du cerveau en se faisant le porteur d’un extérieur intégré à ses processus cognitifs pour les amplifier (Ingold 2013, 21-24 ; Grove et Chandler 2017, 81).

Nous considérons dans ce cas l’épigénétique comme un prolongement de la cybernétique. À présent, le corps se transforme en « surface d’impression » (Meloni 2019) incorporant diverses expériences du vécu : alimentation, socialisation, traumatisme, désordre métabolique et historique familial, entre autres. L’environnement joue un rôle de premier plan ici, étant initiateur des changements (Meloni 2017b, 11). De son côté, c’est le vivant qui subit, seul, le fardeau de « l’initiative de l’effort qu’il fait pour n’être pas lâché par son milieu. L’adaptation est donc un effort renouvelé de la vie pour continuer à “coller” à un milieu indifférent » (Canguilhem 1992, 136). À l’intérieur de ce cadre « lamarckien », « le milieu est ici vraiment extérieur au sens propre du terme, il est étranger, il ne fait rien pour la vie » (ibid.). Chez Jean-Baptiste de Lamarck, c’est l’environnement qui « changeait en premier », les organismes ne faisaient que le suivre en le « métabolisant » (Lamarck, cité dans Canguilhem, 1992, 14). La conséquence est qu’il devient pratiquement impossible d’échapper à son environnement : « les gens n’ont pas vraiment de créativité ou d’imagination ; toutes les idées viennent de la nature, avec pour conséquence que la transcendance du monde matériel est impossible » (Meloni 2017b, 13 ; nous soulignons). Autrement dit, sur un mode de pensée semblable à celui du stoïcisme antique, le monde commande la soumission, puisque l’« humain est réduit, au mieux, à suivre les instructions données par le monde » (Grove et Chandler 2017, 85 ; nous soulignons).

Dans ce cas, toute tentative de prévention ou d’anticipation du malheur, de l’imprévu, apparaît futile ; l’accident, l’action et le mouvement sont des occasions à saisir pour apprendre et s’exposer, c’est même le tremplin pour se propulser vers l’avenir, vers l’amélioration, l’augmentation de ses capacités : l’insécurité apportée par la résilience est une occasion d’évoluer (Wrangel 2014, 188). Sans cette présence familière du danger, sans cette connexion mentale aux risques, la vie ne peut « pas évoluer, et ceux qui tentent de se déconnecter de leurs dangers perdront le contact avec leurs propres forces de propagation, dans la mesure où ils finiront par dépérir et mourir » (Chandler et Reid 2016, 101). Il est de beaucoup préférable de s’adapter aux souffrances plutôt que de leur résister et d’y répondre d’une manière dépolitisée, au point de se rendre amnésique au pouvoir émancipateur de la résistance (Evans et Reid 2014, 81). En fin de compte, la mutation en cours de la sécurité en résilience, que certains n’hésitent pas à annoncer (Pospisil et Gruber 2016, 210), conduit à une nouvelle « transvaluation des valeurs » à la Nietzsche : « Le mode de pensée résilient peut se comprendre comme la transvaluation des valeurs modernistes d’une manière nihiliste, célébrant l’incapacité sur la capacité, l’incertitude sur la connaissance et l’échec sur le succès. » (Chandler 2014, 53 ; nous soulignons)

L’individu est littéralement bombardé de flux d’informations, « il les combine et les recombine dans de nouvelles façons de produire de nouvelles formes » (Dillon et Reid 2009, 76) corporelles plus adaptées : « noeud en perpétuelle recomposition dynamique. Le global ainsi définit un jeu d’interactions généralisées, de sollicitations réciproques […] Il faut se montrer immédiatement réactif, indéfiniment flexible. Au fil de l’eau : épouser les mouvements des flux, réagir aux contre-courants, anticiper les reflux. » (Gros 2012, 209) Rien d’étonnant dans ce cas à ce que le concept de résilience tire son origine de la physique et de l’écologie. Dans le secteur de l’ingénierie, la résilience renvoie à la capacité d’un matériau à maintenir son équilibre interne, un statu quo considéré comme un idéal indépassable qui pourra traverser la perturbation sans ne rien perdre ni de son fonctionnement, ni de son intégrité, ni de ses propriétés qui lui sont névralgiques (Cretney 2014, 628 ; Joseph 2016, 373). Dans le cas de l’écologie, les perturbations qui percutent une entité « ne sont pas simplement inévitables ; [elles] sont nécessaires à la créativité d’un système complexe organisé » (Schott 2013, 212). Entendez, la résilience se définit davantage par le vocabulaire de la réorganisation et de l’auto-transformation qui

se réfère aux « capacités tampons » des systèmes vivants ; leur capacité à « absorber les perturbations » ou gérer l’ampleur de la perturbation qui peut être absorbée avant qu’un système vivant n’altère sa structure complètement, en changeant simplement les variables et les processus qui contrôlent le comportement […] L’exposition aux menaces est un processus constitutif du développement des systèmes vivants. Le problème n’est donc pas de savoir comment se mettre en sécurité, mais plutôt de savoir comment s’adapter.

Chandler et Reid 2016, 61-62

Le sujet résilient ne remet pas en question le monde, ni sa validité, ni sa valeur, pas plus qu’il n’en imagine une quelconque alternative. Pour protéger la vie et la faire prospérer en régime néolibérale, il faut protéger le marché d’abord, « condition de possibilité de la vie » (Mavelli 2017, 500). La pensée politique de la résilience fait qu’il devient absolument difficile de séparer l’individu de son environnement immédiat, tellement qu’il n’est « plus un “dehors” à conquérir, qu’il n’y a plus d’“environnement”, pas plus qu’il existe encore une “nature” : la philosophie politique se trouve brusquement confrontée à l’obligation d’intérioriser l’environnement qu’elle considérait jusqu’à présent comme un autre monde » (Chandler 2014, 183). Penser le monde guidé par le concept de résilience, c’est inciter une inclinaison culturelle à fonctionner « naturellement » au sens où l’entend la biologie (Rosenow 2012, 540-541). Plus que jamais, la résilience[9] se colle à la naturalisation de l’existence et nous ramène à notre proposition de départ, voulant que l’organisme soit une incarnation de son environnement, si bien que la vie en elle-même ne l’est jamais vraiment (Bhandar et Goldberg-Hiller 2015, 24). On retrouve bien là une mécanique déterministe si fondamentale dans la sagesse stoïcienne, quand il est affirmé que

[l]e sujet résilient est un sujet qui doit lutter de façon permanente pour s’accommoder au monde. Ce n’est pas un sujet qui puisse concevoir de changer le monde, sa structure et ses conditions de possibilités, mais un sujet qui accepte le désastre du monde dans lequel il vit comme préalable pour participer à ce monde ; qui ne remettra pas en question les raisons pour lesquelles il souffre, mais qui accepte la nécessité de l’injonction de se mettre en adéquation avec la souffrance maintenant présupposée comme endémique.

Chandler et Reid 2016, 68

Enfin, la meilleure métaphore du mode de régulation résilient est le système immunitaire, par lequel « l’extérieur inconnu est rendu explicitement à l’intérieur, il est absorbé et accepté […] Nous apprenons par contact [à] l’égal des anticorps » (Wrangel 2014, 184). Il faut repousser la dégradation irréversible, distiller la mort par l’inoculation de petites violences destinées à augmenter son endurance plus tard (Cavanagh 2017, 115) ; oui, l’immunité est obtenue par le fait que « le corps met en déroute le poison non pas en l’expulsant hors de l’organisme, mais en faisant de lui une composante du corps […] Il peut prolonger la vie, mais seulement en lui donnant continuellement une petite dose de mort. » (Esposito 2011, 8-9) Pour l’essentiel, la répétition des dommages et l’habitude ont des propriétés régénératives sur les tissus :

Ce qui est essentiellement une blessure mineure (une microdéchirure dans le tissu musculaire) provoque un processus de guérison et de croissance qui non seulement répare les dommages induits, mais augmente sa force ou sa capacité au-delà d’une ligne préexistante. De même que la capacité à tirer parti des dommages est très dépendante des doses absorbées – trop, et les résultats pourraient être, de diverses manières, une défaillance cataclysmique, une blessure invalidante ou même la mort. Les effets sont également temporaires plutôt que durables, nécessitant une répétition pour que leurs effets positifs soient durables.

Cavanagh 2017, 115-116

En outre, l’épigénétique nouvelle amène à repenser la résilience dans les paramètres de la biopolitique accompagnant l’âge post-génomique, à savoir ce qui suit chronologiquement le séquençage du génome humain et la découverte de mécanismes opérant « au-delà du génome » (Meloni 2014, 732 ; 2016). Le mécanisme de l’hérédité épigénétique rend le génome de l’individu poreux, sensible à la réception des signaux environnementaux (Jablonka et Raz, 2009, 131). Cette avancée en biologie moléculaire formule l’étonnante possibilité de la formation d’une « mémoire biologique » (Meloni 2014, 4 ; 2017a, 398) accumulant l’information des expériences sociales de même que l’exposition environnementale acquise dans le passé et qui se greffe au génome de l’individu. Techniquement, il s’agit de « changements héréditaires dans l’expression des gènes qui se produisent en l’absence de changement à la séquence d’ADN elle-même […] La nature unidirectionnelle du flux d’information de l’ADN à la protéine est de plus en plus contestée, au motif que l’information génétique peut aussi aller dans le sens inverse » (Meloni 2014, 126).

Voici posée l’invitation à repenser l’échine héréditaire assimilant implacablement les conditions matérielles et le contexte social dans sa constitution ; « comme les processus de reconstruction du développement qui lient les ancêtres et les descendants et qui conduisent à la similitude entre eux » (Jablonka et Raz, 2009, 168). La peau n’est plus ce mur infranchissable qu’elle était jadis face à l’extérieur ; elle s’inscrit de nos jours dans une porosité, un échange continu qui s’impose d’emblée avec le milieu (ibid., 137). Partant de là, l’épigénome fait du corps une véritable archive moléculaire : « cela synchronise la biologie humaine à une micro-histoire très particulière faite d’événements locaux et extrêmement récents, tels que l’alimentation (famine, obésité), l’habitude (tabac, alcool) et le mode de vie général de nos ancêtres les plus directs (parents, grands-parents), ou même notre propre position sociale (et les variations de celle-ci au cours de la vie), l’exposition au stress ou les traumatismes psychologiques (Meloni 2017a, 393).

Le mécanisme de transmission transgénérationnelle épigénétique accentue l’intériorisation de l’extérieur, en indiquant comment les traces du contexte matériel et les empreintes des interactions sociales peuvent s’incorporer, « se diversifier dans les tissus biologiques » (Pontarotti 2016). Tout se passe comme si l’épigénétique disait au corps, pour paraphraser une formulation fameuse de Judith Butler (2002, 69) : « sois mon corps et porte-le à ma place, mais sans dire que ce corps est le mien ». En d’autres termes, l’être humain peut maintenant être investigué à la lumière d’un vécu qu’il n’a pas vécu, mais qui entre sous sa peau, puisqu’il est lui-même le produit du « vécu de ses ancêtres » (Pontarotti 2016). Des durées variables de vitalité et de vulnérabilité s’accumulent dans l’individu, dans son énergie, son intensité et ses organes de manière à former un « capital de résilience incorporé » qui le traverse et circule d’une génération à l’autre, reproduisant les avantages ou les désavantages d’une biologie sensible aux impressions de l’environnement. Cela pourrait définitivement conduire à revisiter le concept d’« habitus » de Pierre Bourdieu, pour le réorganiser sous l’appellation de « biohabitus » :

Un corps incorporé, c’est-à-dire un corps fortement imprégné par son propre passé et par l’environnement social et matériel dans lequel il vit. C’est un corps qui est imprégné par le temps de l’évolution et de la transmission transgénérationnelle, par le « début de la vie » et un corps qui est très sensible aux changements dans son environnement social et matériel. Ce sont des corps ouverts et émergents, où l’action s’exprime à travers une série de boucles, d’organes, de flux, d’énergies, de substances corporelles, d’événements incorporels, d’intensités et de durées […] Les corps sont intégrés dans des aménagements spatio-temporels de matérialité et d’histoire. L’habitus crée un système de dispositions – un passé qui survit au présent et tend à se perpétuer dans le futur en se rendant présent dans les pratiques. L’extension de l’habitus au biohabitus nous permet de comprendre la nature située et contingente des corps à travers le temps.

Ulijaszek et al. 2015, 67-69

Conclusion

Dans cet article, nous avons recouru à la méthode généalogique pour repérer des similarités entre l’éthique stoïcienne et la résilience néolibérale, deux technologies d’adaptation voyant dans le monde un riche réservoir en fortifiants pour augmenter sa sécurité et son endurance. Nous avons d’abord voyagé dans l’Antiquité dans le but d’éclairer comment la philosophie stoïcienne traçait un rapport de servitude au monde extérieur par l’habitude et la répétition de l’épreuve ainsi que par la tolérance aux événements, grâce à la maîtrise des représentations. Nous avons ensuite distingué un même inconscient esclave et une même pensée de l’impuissance dans la résilience du sujet néolibéral, qui intériorise la dangerosité d’un monde interdépendant, en se changeant lui-même de façon à correspondre aux périls qu’il affronte et renvoyant la sécurité à l’état de rêve. Les instabilités et l’imprévisibilité de la complexité ne sont ni des blocages, ni des dangers, mais des potentialités pour évoluer, des capacités pour le corps à devenir un peu plus l’élément de ce qui l’entoure. Elles laissent cependant place à un sujet apolitique incapable d’imaginer une alternative à la réalité qui lui est donnée, si bien que la moindre ouverture pour transformer le monde lui échappe complètement et le fige dans l’obéissance (Chandler et Reid 2016, 173), sans opposer de résistance à l’habitude. Voici qu’il est plus facile maintenant d’imaginer des scénarios apocalyptiques de fin du monde que de se projeter au-delà du capitalisme (Michéa 2017). Comme le disait fameusement François Furet, « nous voici condamnés à vivre dans le monde où nous vivons » (Furet, cité dans Audier 2015, 562).