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Les débats et les controverses qu’ont suscités les tentatives de féminisation de la langue française à partir des années 1980 attestent des résistances, souvent passionnées, sur la question. Si pour certain·e·s cet enjeu ne vaut pas la peine d’être traité tant il serait futile, d’autres s’insurgent au contraire contre cette tentative progressiste. En témoignent les vives oppositions à l’écriture dite « inclusive » à la fin de 2017 en France.

L’écriture inclusive existe pourtant depuis près de quarante ans : son utilisation a été promue par des groupes progressistes, des universités, et le Québec l’a déjà officialisée par l’entremise de l’Office québécois de la langue française (Lessard et Zaccour 2017). Également appelée écriture épicène, égalitaire, non sexiste, dégenrée, non genrée, etc., l’écriture inclusive vise à utiliser un langage non discriminant envers les personnes de genre féminin ou les personnes non binaires (Abbou et al. 2018). En France, la controverse sur l’écriture inclusive est déclenchée en octobre 2017, après la parution en mars 2017 du manuel des éditions Hatier « Magellan et Galilée – Questionner le monde », qui utilise l’écriture inclusive, c’est-à-dire qu’il ne donne plus préséance au masculin dit « générique » et accorde au féminin les fonctions, les titres et les métiers[2]. Ce faisant, il suit les recommandations préconisées par le Haut Conseil à l’égalité entre les femmes et les hommes[3]. Le guide prône « l’usage du masculin et du féminin dans les messages adressés à tous et toutes », le justifiant ainsi : « pour que les femmes comme les hommes soient inclus.e.s, se sentent représenté.e.s et s’identifient[4] ». À l’écrit, le guide préconise l’usage du point ou du « point médian » pour inclure le féminin, en composant le mot selon la règle : racine du mot+suffixe masculin+point+suffixe féminin. C’est cette dernière règle qui occasionnera le plus d’attaques.

Les études sur l’antiféminisme ont démontré que les progrès et les avancées féministes sont régulièrement suivies d’un backlash antiféministe, opérant dans une logique de mouvement/contre-mouvement souvent qualifiée de « couple » ou de « tango conflictuel » (Sommier 2009). Ainsi, à la suite de la parution du manuel, des enseignant·e·s, puis des intellectuel·le·s dénoncent cette pratique qu’il·elle·s jugent trop compliquée ou absurde, voire dénoncent un complot féministe. Le débat sur l’écriture inclusive prend alors les allures d’un duel où les coups seront échangés par pétition et déclarations interposées. Toutefois, les échanges ne se font pas dans les mêmes termes : si les partisan·e·s de la féminisation se concentrent sur la règle grammaticale du « masculin qui l’emporte sur le féminin » (Tribune de 314 enseignant·e·s 2017), le combat des opposant·e·s visera davantage l’écriture inclusive et le point médian. Ainsi, dans une circulaire datant du 21 novembre 2017, le premier ministre Édouard Philippe déclare : « Dans les textes réglementaires, le masculin est une forme neutre qu’il convient d’utiliser pour les termes susceptibles de s’adresser aussi bien aux femmes qu’aux hommes. Je vous invite, en particulier pour les textes destinés à être publiés au Journal officiel de la République française, à ne pas faire usage de l’écriture dite inclusive. » (Le Monde 2017) Cette déclaration fait toutefois abstraction des pratiques, étant donné que des déclarations officielles faisaient déjà usage du doublet, à l’instar du « Françaises, Français » du général Charles de Gaulle, tandis que de nombreux textes de loi comme les annonces d’emplois avaient déjà été déjà rédigés en écriture inclusive.

Dans cette étude, nous proposons une analyse des rhétoriques antiféministes des opposant·e·s à l’écriture inclusive. Après avoir retracé les contours de l’antiféminisme dans son aspect conservateur, nous examinerons les arguments invoqués par les principaux adversaires de l’écriture dite « inclusive », soit : l’Académie française, des politicien·ne·s, des enseignant·e·s et intellectuel·le·s et l’organisation conservatrice « La Manif pour Tous ». Nous situerons ces arguments antiféministes dans le cadre des thèses sur les rhétoriques réactionnaires d’Albert Hirschman (1991) pour en dégager la logique argumentative conservatrice.

Antiféminisme et conservatisme

Le backlash antiféministe

Jane Mansbridge et Shauna L. Shames (2012) ont analysé la notion de backlash ; selon elles, celui-ci se définit comme une « réaction conservatrice à un mouvement social et politique progressiste[5] » et se décline en trois éléments : c’est une réaction (1), il comporte un élément de coercition (2) et il est exercé par des groupes qui voient leur pouvoir et leurs privilèges menacés (3).

Lorsque les groupes sont désavantagés par le statu quo et se mobilisent pour modifier leur situation, il y a réaction de la part de ceux en position de pouvoir, ce qui produit le backlash, soit « la réaction d’un groupe conscient d’être en train de perdre le pouvoir » (ibid., 153). Le backlash est ainsi défini comme la « réaction à une redistribution du pouvoir (capacité) » (ibid.). Il est dynamique puisqu’il se réactualise dans le temps en fonction des rapports sociaux existants. Le backlash peut prendre des formes coercitives : la ridiculisation, la réduction au silence ou la stigmatisation ; ou des formes violentes : assassinats, viols, coups. La forme prise est conditionnée aux rapports entre le groupe dominant et le groupe dominé et au contexte de la controverse. Dans le cas de l’écriture inclusive, la controverse porte sur un enjeu symbolique, la langue ; il sera alors plus probable que le backlash s’exprime par des formes coercitives, plus subtiles que les formes violentes qui s’avéreraient peu efficaces dans ce cas de figure.

À la suite de ces définitions du backlash, l’antiféminisme peut être qualifié de « mouvement d’opposition au féminisme, qui s’en prend à ce dernier en tant que mouvement social et aux féministes comme porteuses de ce mouvement » (Lamoureux 2019, 54). L’antiféminisme peut également être vu comme une « réaction par anticipation », par laquelle les antiféministes réagissent par crainte des changements qui pourraient avoir lieu plutôt qu’aux événements qui se sont déjà produits, comme l’a démontré l’historienne Christine Bard (1999 ; 2019).

Le biais androcentré de la langue française

Suivant cette dimension de « réaction par anticipation » de l’antiféminisme, il est possible de retracer la motivation des hommes à inscrire leurs privilèges dans la langue à partir de leur peur de perdre ces privilèges et le pouvoir qui sont associés à leur sexe. Dans cette perspective, il est intéressant de retracer le processus de masculinisation de la langue française à partir du XVIIe siècle.

À partir des XVIIe et XVIIIe siècles, des hommes ont délibérément assigné au genre masculin une fonction plus noble que le genre féminin, en lui attribuant une connotation de globalité, d’universalité, ce que traduit le masculin dit « générique ». Les suffixes en -esse des termes désignant des professions comme peintresse, poétesse, philosophesse ont été supprimés, effaçant du même mouvement la visibilité des femmes dans ces milieux (Lessard et Zaccour 2017). De plus, la règle de l’accord de proximité a été pratiquée jusqu’au XVIIe siècle, où l’ordre des mots dans la phrase (et non la « primauté » du masculin) (Bureau de la traduction 2019) déterminait l’accord de l’adjectif ou du nom.

En France, le biais androcentré dans la langue a été institutionnalisé par l’Académie française, qui a toujours fait usage de son prestige et de son autorité pour légitimer l’infériorisation linguistique (et sociale) du sexe féminin[6]. Ainsi le problème du sexisme dans la langue n’émanerait pas tant de la langue elle-même que des intellectuels et des institutions qui, dans un « long effort pour masculiniser la langue, [se sont évertués à] maintenir ou accentuer des rapports de force » (Viennot 2014 : 9). Les résistances à la féminisation de la langue sont alors idéologiques et politiques plus que linguistiques :

[S]i l’on dénonce fréquemment la dimension politique de la féminisation, qui « dénaturerait » la langue au nom de l’émancipation des femmes, il faut savoir que sa masculinisation a été – et demeure – tout autant un projet politique. On peut ainsi remercier une poignée d’antiféministes qui se sont donnés corps et âme non seulement pour dépouiller le français de sa « féminité », mais aussi pour présenter ce carnage comme une évidence naturelle.

Lessard et Zaccour 2017, 9

Les spécialistes précisent que plutôt que de parler de « féminiser » la langue, il s’agit de la « démasculiniser » (Rouch 2018). Ainsi, apprendre à « féminiser » la langue revient à « désapprendre la langue androcentrique » (Lessard et Zaccour 2017, 16).

Le socle conservateur de l’antiféminisme

Les études sur l’antiféminisme ont mis au jour le socle conservateur ou réactionnaire sur lequel repose l’antiféminisme (Lamoureux et Dupuis-Déri 2015). Pour la politiste Diane Lamoureux (2015), il est possible de situer l’analyse des « nouveaux visages de l’antiféminisme » dans le cadre de la pensée conservatrice/réactionnaire[7]. Le conservatisme s’exprime dans la réticence à la remise en question du statu quo, défini comme « les structures particulières du pouvoir existant à un moment et dans un lieu donnés » (Mansbridge et Shames 2012, 152), et à un changement brusque des choses, cette vision étant inspirée par le traditionalisme et une vision pessimiste de la perfectibilité humaine (Lamoureux 2019, 57). Cette vision conservatrice expliquerait la réticence face au féminisme, dont les changements apportés depuis les années 1970 se sont voulus radicaux dans une optique révolutionnaire.

Dans l’ouvrage Deux siècles de rhétoriques réactionnaires (1991), Hirschman analyse les discours d’opposition aux réformes progressistes liés à la Révolution française, la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, le suffrage universel et la création de l’État-providence au XXe siècle. À partir de ces analyses, il élabore trois thèses sur les « rhétoriques réactionnaires » : la mise en péril, l’inanité et l’effet pervers (jeopardy, futility, perversity). Ces thèses se prêtent bien à l’analyse de la pensée conservatrice qui sous-tend la logique argumentative de l’antiféminisme (Lamoureux 2015 ; Lamoureux et Dupuis-Déri 2015) et du mouvement anti-genre, très actif en France dans la dernière décennie.

La mise en péril

La thèse de la mise en péril fait écho à la notion de backlash de Mansbridge et Shames puisqu’elle met en jeu la perte de privilèges acquis dans un système qui vise à préserver le statu quo. Hirschman souligne que « le progrès dans les sociétés humaines est si problématique que tout nouveau “pas en avant” porte gravement atteinte à une ou plusieurs conquêtes (droits, libertés, garanties) antérieures » (1991, 141). Il cite comme exemple les penseurs du néolibéralisme comme Friedrich Hayek, pour qui la démocratie et la liberté seraient menacées par l’État-providence, l’intervention de l’État et le projet du « socialisme ».

De même, cette thèse soutient l’idée que le projet progressiste du féminisme sape les fondements de la société, menace l’ordre divin, l’ordre naturel, la nation, la famille, les hommes ou les jeunes (Lamoureux et Dupuis-Déri 2015, 15). À ces divers éléments, nous proposons d’ajouter la langue. En effet, l’Académie française, qui se veut « défenseur de la langue française », a été créée dans le dessein de protéger l’unification du royaume à travers la langue[8]. La langue française est ainsi vue comme une institution nationale dont la remise en cause porterait atteinte aux fondements de la société.

L’inanité

Également à teneur conservatrice, la thèse de l’inanité soutient que les changements apportés par les progressistes ne pourront en rien changer l’ordre des choses ou le statu quo. La thèse de l’inanité fait écho à l’argumentaire classique de l’antiféminisme qui valorise une conception naturaliste de la différence sexuée pour justifier les inégalités sociales. Bard (2019) souligne que « l’antiféminisme s’appuie toujours sur une vision normative des identités et des rôles sexuels : il défend le respect de cette norme sur un plan concret – législatif par exemple, mais aussi symbolique – contre l’écriture inclusive, par exemple. C’est l’ordre genré du monde qui est en jeu. »

Le mouvement anti-genre en France

Les thèses de la mise en péril et de l’inanité se retrouvent dans les discours des militant·e·s du mouvement anti-genre et en particulier de l’organisation catholique conservatrice La Manif pour Tous, qui s’est constituée en 2012 en réponse à la proposition de loi dite du « mariage pour tous » par le gouvernement de François Hollande, soit le mariage pour les couples de même sexe.

La Manif pour Tous regroupe des mouvements catholiques traditionalistes, dont certains, comme Civitas, sont proches de mouvements d’extrême-droite : Front national, Alliance royaliste, Bloc identitaire. Elle bénéficie du soutien du groupe masculiniste les Hommen et du collectif de parents d’élèves Vigi Gender, créé en 2013 pour contester « l’ABCD de l’égalité[9] » et « promouvoir une École respectueuse de l’identité et de l’intimité des enfants, donc sans idéologie du genre[10] ».

Entre 2012 et 2014, les manifestations de La Manif pour Tous rassemblent des milliers de personnes, mobilisées pour défendre « la famille traditionnelle » et militer à l’encontre des droits des personnes homosexuelles au mariage et à l’adoption. Les mobilisations s’étendent ensuite à la procréation médicalement assistée (PMA), à la gestation pour autrui (GPA), et à « la théorie du genre » ou « l’idéologie du genre », qu’ils imaginent enseignées à l’école[11].

L’opposition au genre est inspirée par le Vatican qui y voit un rejet des normes binaires et une indifférenciation sexuelle. Le mouvement anti-genre témoigne ainsi d’une offensive réactionnaire, antiféministe (Garbagnoli 2019) ; le concept de genre s’est vu détourné par ses adversaires, construit discursivement comme le « gender » (le maintien du terme en anglais étant délibéré), « la théorie du genre » ou encore « l’idéologie du genre » (Garbagnoli 2019, 260). En effet, le gender est vu comme le symptôme de l’individualisme néolibéral né en « Amérique », qui « dans l’imaginaire incarne l’avant-garde de la décadence de l’Occident » (Carnac 2014, 135), tout en étant une « arme de manipulation des consciences des plus faibles et de destruction du monde social » (Garbagnoli 2019, 259). Ces déformations du concept de genre auraient plusieurs visées, dont celles de « créer un ennemi unique et épouvantable, de fédérer un front de mobilisation qui n’existait pas auparavant et d’alimenter une vague de panique morale » (ibid.). Cette « vague de panique morale » qui s’est effectivement manifestée dans les mobilisations récurrentes depuis 2013 contre le « Mariage pour tous », puis contre « l’imposition de la théorie du genre », a créé un contexte propice à la diffusion des idées antiféministes en France.

L’effet pervers et l’antiféminisme ordinaire

Plus subtile que l’antiféminisme conservateur militant de La Manif pour Tous, la thèse de l’effet pervers (perversity) consiste en une stratégie rhétorique qui permet aux conservateurs d’approuver, voire de louer les vertus des réformes progressistes tout en dénonçant leurs effets nocifs. « L’effet pervers » avance que tout changement révolutionnaire produit l’effet inverse des progrès escomptés, ici l’idée que le féminisme se retournerait contre les femmes elles-mêmes (Lamoureux et Dupuis-Déri 2015, 15) : si les avancées féministes ont permis aux femmes de s’extraire du foyer, celles-ci vivraient désormais des inégalités économiques et auraient de la difficulté à concilier le travail et la vie de famille. C’est le féminisme qui est mis en cause, et non le manque d’investissement des hommes dans la sphère privée ou les structures de l’emploi qui valorisent le temps plein et le manque de structures de garde d’enfants (Cardoso 2014).

Ainsi, le discours sur l’effet pervers s’imbrique avec ce que la sociologue Francine Descarries (2005, 142) nommait « l’antiféminisme ordinaire », soit

les discours et les pratiques qui, sans nécessairement recourir à des interprétations fallacieuses, extrémistes ou moralisantes, s’opposent, implicitement ou explicitement, aux projets portés par le féminisme et font obstacle aux avancées des femmes dans les différents domaines de la vie sociale, ces avancées vers l’égalité étant perçues comme menaçantes pour un ordre social dont l’équilibre est fondé sur la hiérarchie sexuelle et la domination masculine.

Par « ordinaire », Descarries entendait ainsi démontrer que les discours antiféministes qui se font plus discrets ou subtils que les attaques frontales aux féministes sont potentiellement plus efficaces, les injures frontales envers les féministes étant désormais moins recevables et audibles que par le passé. L’antiféminisme se fait « plus discret et se déguise en discours égalitariste ou en rectitude politique » (ibid., 141) et peut ainsi avancer masqué en revêtant les habits du progressisme, voire, et c’est plus paradoxal, du féminisme, pour mieux en saper les fondements.

Dès lors, Descarries (2005) soulignait l’émergence d’un « féminisme de façade » : en dépit de l’autoproclamation féministe des politiciens, les revendications féministes apparaissent comme secondaires ou comme de moindre importance dans l’élaboration des programmes publics, les stratégies des féministes étant trop souvent présentées comme contraires aux intérêts « supérieurs » de la nation. Ainsi les antiféministes encouragent les oppositions binaires en les situant dans un rapport asymétrique, valorisant le premier terme par rapport au deuxième : « la liberté à la censure, la cohésion familiale à l’individualisme, la beauté de la langue française à la féminisation du langage, le jeu de la concurrence au programme d’accès à l’égalité, l’importance de la fonction maternelle au désir d’autonomie, de réalisation des femmes, la rectitude politique à l’action positive » (Bard 1999, 301).

Les thèses des « rhétoriques réactionnaires » de la mise en péril et de l’inanité se prêtent bien à l’analyse de la logique conservatrice qui sous-tend l’antiféminisme, tandis que la thèse de l’effet pervers met au jour la version « ordinaire » de l’antiféminisme qui veut dissimuler son fond conservateur par un discours égalitaire, avançant ainsi « masqué ». Dans la section suivante, après avoir exposé la méthode de collecte de données adoptée, nous analyserons les arguments des opposant·e·s à l’écriture inclusive à la lumière de ces thèses.

Méthode de collecte des données

Pour réaliser cette étude, nous avons effectué une collecte de données des arguments invoqués par les opposant·e·s à l’écriture inclusive, susceptibles d’éclairer leur dimension antiféministe et conservatrice. Pour ce faire, nous avons parcouru les articles de presse traitant de l’écriture inclusive parus au mois de novembre 2017 en France, date à laquelle les débats et les controverses ont été les plus saillants dans la presse. Les sujets que nous avons retenus pour l’analyse sont les auteur·e·s des déclarations et des pétitions contre l’écriture inclusive, visibles dans la presse et audibles dans les médias français dominants : Le Monde, Le Figaro, France Inter, Europe 1, Les Échos.

Nous avons opté pour l’analyse de quatre acteurs principaux pour deux raisons. D’une part, parce qu’ils représentent les archétypes des « gardien·ne·s de la civilisation », porteur·euse·s d’une autorité symbolique perçue comme légitime et incontestable en ce qui concerne la formation des lois, des normes et des règles à respecter en société. Ces acteur·rice·s et instances sont : l’Académie française, des gens de lettres (enseignant·e·s de français et philosophes), des politicien·ne·s et le journal traditionnellement associé à la droite française, Le Figaro. À ces entités, nous avons ajouté l’organisation la Manif pour Tous, parce que la vision du genre qu’elle a transmise pendant la controverse sur l’écriture inclusive reflète une vision traditionaliste conservatrice désormais répandue en France depuis les débats sur « le Mariage pour tous » de 2012. D’autre part, ces figures ont produit des discours publics, ce qui les rend plus accessibles et plus aisés à étudier de manière systématique dans le cadre d’une analyse de contenu. Nous avons donc sélectionné les déclarations et les pétitions en fonction de leur traitement dans les médias. Outre l’Académie française, La Manif pour Tous et Le Figaro, nous avons analysé les auteur·e·s individuel·le·s suivant·e·s : le ministre de l’Éducation Jean-Michel Blanquer, les professeures de français Cécile Philippe de l’Institut économique Molinari et Emmanuelle Fontenit et les philosophes et professeurs de philosophie Gaspard Koenig et Raphaël Enthoven. Nous avons également analysé les déclarations des « Républicains », groupe parlementaire de la droite française qui a proposé une résolution à l’Assemblée nationale contre l’écriture inclusive[12]. Nous précisons d’emblée que notre démarche ne vise pas à prouver que les auteur·e·s étudié·e·s sont conservateur·rice·s ou réactionnaires, mais à analyser et à élucider les mécanismes du backlash antiféministe conservateur (Mansbridge et Shames 2012, Lamoureux 2015 ; 2019 ; Garbagnoli, 2019) et ordinaire (Descarries 2005).

Discussion

Le backlash coercitif qui répond à la remise en cause du statu quo incarnée par l’écriture inclusive trouve écho dans les thèses de la mise en péril, de l’inanité et, de façon plus subtile, dans l’effet pervers. Voyons ce que ces thèses révèlent au regard de l’antiféminisme conservateur.

L’antiféminisme conservateur – la mise en péril

Premièrement, la « mise en péril » s’incarne dans l’idée que l’écriture inclusive pourrait ébranler les bases de la société ou de la civilisation. Ainsi, le philosophe et chroniqueur radio Raphaël Enthoven (2017) ironise : « L’écriture inclusive est une agression de la syntaxe par l’égalitarisme, un peu comme une lacération de la Joconde mais avec un couteau issu du commerce équitable […] ça donne des mots illisibles : uni·es, motivé·es, vigilent·es[13] […] ce pauvre “e”, qui se mêle au mot sans s’y mélanger […] c’est le contraire d’une victoire, on dirait Ève congelée dans la côte d’Adam ». Dans cette citation profondément politique, qui combine références iconographiques (la Joconde), références bibliques (Ève, Adam) et actes de violence (agression, lacération, couteau), Enthoven compare l’écriture inclusive à une guerre contre la civilisation. L’auteur discrédite le féminisme en le ridiculisant : c’est un « couteau issu du commerce équitable », c’est « Ève congelée dans la côte d’Adam », en le réduisant à de « l’égalitarisme » et en le mettant en cause car il s’attaquerait au patrimoine culturel (représenté ici par la Joconde) et religieux (références à la Bible) de la nation. Le champ sémantique de la violence fait écho au discrédit des féministes et aux injures dont elles sont la cible (harpies, mégères, furies, hystériques, etc.). Ces arguments illustrent le backlash coercitif décrit en première partie.

Les Républicains de l’Assemblée nationale, qui citent le ministre de l’Éducation Jean-Michel Blanquer comme pour augmenter leur légitimité par une figure qui ferait autorité en la matière, assènent quant à eux que l’école ne doit pas se départir de son unique objectif, qui est de « lire, écrire, compter et respecter autrui », et qu’il « ne s’agit en aucun cas d’inculquer un discours politique sous couvert d’égalitarisme » (Les Républicains 2017). On peut ici s’interroger sur ce que représente « respecter autrui » si cette éthique est coupée de sa dimension politique, au sens de conception d’une société juste et égalitaire dont se revendiquent les promoteur·e·s de l’écriture inclusive. L’organisation La Manif pour Tous, quant à elle, craint que l’écriture inclusive engendre l’indifférenciation sexuelle dans « un monde où hommes et femmes seraient à la fois différenciés et indifférenciés », tandis que [le féminisme] exagère et « se perd dans les détails à force de voir de l’inégalité partout, y compris quand un homme fait preuve d’attentions en société envers une femme » (La Manif pour Tous 2017). En revanche, en rompant avec l’exigence de binarité et de complémentarité des sexes incarnée dans la famille traditionnelle, La Manif pour Tous considère que les féministes mettent en oeuvre la « guerre des sexes » : « C’est faire fi de la spécificité des relations hommes–femmes, moins violentes et plus harmonieuses en France qu’outre-Atlantique. N’est-ce pas d’abord cela qu’il convient de préserver et de faire évoluer comme il se doit, sans diktat, tout en continuant d’éduquer les hommes ? » (La Manif pour Tous 2017). Le féminisme fait figure de tyran, qui impose des règles avec diktat. Il est intéressant de constater que La Manif pour Tous qualifie les relations de couples hétérosexuels et les rapports de séduction d’« harmonieux » et de « non violents » dans un contexte où, en France, une femme sur trois est victime de violences physiques ou sexuelles par son partenaire ou ex-partenaire et où une femme meurt tous les trois jours sous les coups de son conjoint (Secrétariat d’État chargé de l’égalité entre les femmes et les hommes 2019). Dans cette idylle, on peut alors légitimement se demander ce que signifie, pour La Manif pour Tous, « continuer d’éduquer les hommes ».

Pour cette organisation, les réformes issues du féminisme mettent également en péril la nation française : l’opposition à l’écriture inclusive se révèle être l’opposition à une influence néfaste venue de l’Amérique, rhétorique classique du mouvement anti-genre en France : « En provenance des États-Unis, ce mouvement est le reflet d’une société nord-américaine qui n’est pas la nôtre. » (La Manif pour Tous 2017). L’effort de féminisation est discrédité au prétexte que « la mode » vient d’Amérique et que tout ce qui vient de « l’Amérique » est forcément néfaste. Cet anti-américanisme sert de construction rhétorique à but nationaliste, où le genre est mobilisé pour protéger le « Nous » du « Eux » qui menacent la nation[14]. De pareilles craintes avaient déjà été exprimées par un des membres de l’Académie française, Maurice Druon, en 1998 : « Où a commencé cette mode de féminiser le langage ? Aux États-Unis. » (Druon dans Viennot 2016, 60). Éliane Viennot (2016, 97) ajoute à cela que cet anti-américanisme vise du même coup à nier aux femmes françaises la possibilité de penser par elles-mêmes : « L’idée leur est forcément venue d’ailleurs. »

Corrélativement, Le Figaro suggère que l’unité de la nation est mise en danger : « Comment être une nation “une” si la langue nous divise jusqu’au coeur de sa graphie ? » (Pech 2017a) ; tandis qu’Enthoven (2017) croit que l’héritage historique de la France est menacé : « L’écriture inclusive est un attentat contre la mémoire elle-même » ; « L’écriture inclusive est un négationnisme vertueux, un lifting du langage qui croit abolir les injustices du passé en supprimant leur trace. » Par l’usage de l’oxymore « négationnisme vertueux », l’auteur renverse le schéma oppresseur/opprimé, en faisant apparaître sous un jour sombre les féministes, qu’il décrit comme étant « vertueuses » dans la société (en raison de la diffusion des idéaux féministes).

Enfin, la postérité de la nation souffrirait de ce changement, crainte qu’exprime l’Académie française : « devant cette aberration “inclusive”, la langue française se trouve désormais en péril mortel, ce dont notre nation est dès aujourd’hui comptable devant les générations futures » (Pech 2017b). Au-delà de la nation, c’est la pensée qui serait détériorée : Enthoven et Les Républicains assimilent l’écriture inclusive à une tentative de « restreindre la pensée » (Les Républicains 2017), d’« appauvrir le langage, exactement comme le novlangue » (Enthoven 2017) imaginé par George Orwell dans 1984, et de « façonner les consciences » (Les Républicains 2017). Dans une opération de renversement victimaire, les oppresseurs deviennent des opprimés, victimes d’une « pensée unique, totalitaire et colonisatrice » (Garbagnoli 2019, 259). Le 10 novembre 2017, la professeure de français Emmanuelle Fontenit lance une pétition, adressée au ministre de l’Éducation Jean-Michel Blanquer, intitulée « Contre ces combats “féministes” qui abîment la langue française. » Les signataires disent représenter la « majorité silencieuse » : « Il est temps d’arrêter le massacre. Que la voix de la majorité silencieuse s’élève enfin pour soutenir un combat vraiment légitime : permettre à tout enfant de France d’acquérir les bases élémentaires de l’orthographe et de la grammaire. Et non pas leur bourrer le crâne d’insanités sous prétexte de “féminisme”. » (Fontenit 2017). Le 15 novembre 2017, une cinquantaine d’élu·e·s du groupe Les Républicains déposent une proposition de résolution s’opposant à l’écriture inclusive, la qualifiant d’« endoctrinement ». Il·elle·s citent également un extrait de 1984 d’Orwell : « Ne voyez-vous pas que le véritable but du Novlangue est de restreindre les limites de la pensée ? À la fin, nous rendrons littéralement impossible le crime par la pensée car il n’y aura plus de mots pour l’exprimer. C’est ainsi qu’Orwell avait prédit dans 1984 que l’altération de la langue constitue une étape fondamentale dans tout processus d’endoctrinement. » (Les Républicains 2017).

En somme, le changement progressiste linguistique et politique incarné par l’écriture inclusive risquerait de corrompre la langue française comme composante de la civilisation, de menacer les relations homme–femme, de mettre en danger l’unité de la Nation et de porter atteinte à la liberté d’expression et de pensée : c’est ainsi que l’Académie française évoque le « péril mortel » de la langue française que représente l’écriture inclusive.

L’antiféminisme conservateur – l’inanité

Suivant la thèse de l’inanité, les réfractaires à l’écriture inclusive affirment que la langue évolue « toute seule », avec les évolutions historiques, et qu’à cet égard il n’appartient à personne de la « contrôler ». La dimension politique de l’inclusion dans la langue est peu ou pas prise en compte. Ainsi, pour la Manif pour Tous (2017), « [réformer la langue] c’est faire fi de […] la richesse de notre langue, de sa subtilité, de ses évolutions continues (jadis le mot chance était du genre masculin…) ». Dans le même ordre d’idées, le ministre de l’Éducation s’interroge : « Est-ce que la langue est un outil à notre disposition, qu’on peut bouger comme on le veut ? » Pour lui, la réponse est non, car « la langue, c’est une histoire, c’est une charge, c’est nous-mêmes, c’est notre vie » (Entrevue sur le site de LCI 2017). La question de l’aspect genré de la langue française est ici dépouillée de tout contenu politique et le « nous » supposément inclusif ne semble inclure dans les propos de Blanquer que la gente masculine.

La dépolitisation se retrouve particulièrement dans l’argument esthétique, qui avance que la féminisation de la langue porte atteinte à la « clarté » et à la « musicalité » de la langue : La Manif pour Tous, par exemple, fait remarquer que l’on n’a « pas besoin d’être poète pour observer que cette “novlangue” heurte l’oeil et qu’elle est une injure à la clarté et à la musicalité indissociables de la langue française » (La Manif pour Tous 2017).

De la même manière, Gaspard Koenig (2017) met en garde contre la volonté de « mettre du politique » là où il n’aurait pas lieu d’être : « Quand le pouvoir politique se mêle du langage, il faut se tenir sur ses gardes. » Le philosophe perçoit en effet le masculin générique comme une marque de neutralité et non de suprématie masculine, ce dernier argument dénotant une exagération de la part des féministes : « Le masculin renvoie à tout sauf au mâle. » (Ibid.) Et à lui de poursuivre et de justifier « l’abstraction », en invoquant le temps où la langue était précisément féminisée : « Le meilleur exemple de cette faculté d’abstraction grammaticale, c’est que, en des siècles patriarcaux, les hommes de pouvoir se déclinaient… au féminin ! » (Ibid.). L’effort des féministes en vue de changer la langue représenterait alors une tentative « moraliste » de la part des féministes : « La langue devrait [préserver la neutralité des mots] naturellement, si nous avons le courage de résister à une pression morale déplacée dans sa méthode et erronée dans ses principes. » (Ibid.).

Ainsi, les opposant·e·s à l’écriture inclusive la tournent en dérision pour la discréditer : c’est notamment le cas du Figaro, pour qui « L’écriture inclusive est […] le nouveau cheval (nouvelle jument ? On ne sait plus) de bataille de militants ? » (Pech 2017c).

Enfin, une autre facette de la thèse de l’inanité met en avant l’idée que le changement de la langue serait trop difficile, incommode et irréalisable : « Cela rend l’écriture plus complexe, la lecture plus difficile. » (Philippe 2017). Cet argument est récurrent à travers l’histoire des controverses sur la langue (voir notamment Blauberg 1980). Or, plusieurs enseignant·e·s contredisent cet argument de complexité et utilisent déjà l’écriture inclusive dans leur enseignement : « J’utilise la méthode du point milieu pour les mots aux parents et j’accorde les noms de fonctions (exemple : directeur et directrice) à l’oral, avec les enfants. Ma première observation est que cette démarche est simple, c’est une question d’habitude. » (Cabat-Houssais 2017).

De surcroît, les auteur·e·s de la Grammaire non sexiste de la langue française, Michaël Lessard et Suzanne Zaccour (2017, 20), font remarquer que « la rédaction épicène permet de produire un texte sans que cela paraisse ». Ceux-ci replacent le débat en mettant l’accent sur le sexisme : « On peut choisir de ne pas se préoccuper d’“alourdir” le texte, parce que ce qui pèse le plus lourd, c’est bien le sexisme ordinaire d’une langue qui écrase les femmes. »

L’antiféminisme ordinaire – l’effet pervers

La thèse de l’effet pervers prend son sens ici dans la dénonciation de l’écriture inclusive au motif qu’elle se retourne contre l’enseignement de la langue française et qu’elle compromet les idéaux de diversité qu’elle tente pourtant de promouvoir. Selon cette thèse, il faudrait remettre de l’avant des combats plus importants à mener pour les droits des femmes et les droits des minorités que celui du changement linguistique.

Des professeur·e·s de français objectent ainsi que l’enseignement de l’écriture inclusive se ferait au détriment de celui des « fondamentaux », comme l’orthographe et la grammaire, considérés comme prioritaires dans l’enseignement du français. Philippe (2017) s’inquiète par exemple de ce que la réforme « rende l’écriture plus complexe, la lecture plus difficile ». L’écriture inclusive rendrait l’enseignement du français encore plus complexe qu’il ne l’est déjà, comme l’exprime Blanquer : « On doit revenir aux fondamentaux sur le vocabulaire et la grammaire, je trouve que ça ajoute une complexité qui n’est pas nécessaire » […] « Quand je vois toutes les difficultés qu’on a à consolider la lecture de façon simple et explicite… Ce n’est pas grotesque, mais c’est questionnable. » (Entrevue sur le site de LCI, 2017). De manière similaire, dans la pétition adressée au même ministre de l’Éducation, Fontenit (2017) estime que la réforme va à l’encontre de « notre » langue « déjà bien mise à mal par des pratiques pédagogiques débiles qui ont abîmé des générations d’écoliers, collégiens, lycéens. Ceux-ci ne savent plus écrire sans faire de fautes grossières. »

Plus subtil, l’antiféminisme dissimulé par la façade féministe est plus difficile à démasquer. Arguant qu’il y a des « combats bien réels à mener pour défendre les femmes » (La Manif pour Tous), il se pare du costume féministe pour mieux le rejeter, à l’instar de Blanquer, qui semble très préoccupé par les droits des femmes : « L’égalité homme-femme est un sujet beaucoup trop important pour qu’il soit abîmé par des polémiques totalement inutiles sur le langage. » (Blanquer, cité dans France Info 2017). Dans cette facette « ordinaire » de l’antiféminisme, les politicien·ne·s ne sont pas contre le féminisme, il·elle·s l’invoquent tout en considérant qu’il est secondaire, s’arrogeant même le droit de hiérarchiser les luttes à l’intérieur du féminisme. Ainsi, le ministre se dit sceptique quant à la réforme, ce qu’il justifie au nom du féminisme : « La cause des femmes est très importante, je suis très engagé là-dedans et je me considère comme un homme féministe. Il y a beaucoup à faire pour la cause des femmes mais il ne faut pas se tromper sur les outils […] Y’a vraiment beaucoup à faire pour la cause des femmes et je ne suis pas sûr que cela commence par le fait de créer des polémiques sur la langue. » (Entrevue sur le site de LCI 2017) Ici, on s’empresse de dénoncer les « excès » du féminisme, qui se retourneraient contre les femmes : « Ce combat va trop loin. Loin d’inclure, il divise sur des bases extrêmement floues et il est à craindre qu’il constitue une régression pour la cause des femmes. » (Philippe 2017) Dans la même perspective, La Manif pour Tous (2017) considère que cette réforme n’est pas prioritaire, qu’il y a d’autres luttes plus urgentes à mener pour les droits des femmes : « [Ce combat est] à côté de la plaque, il ne voit plus les combats bien réels à mener pour défendre les femmes, comme celui de la lutte nécessaire et urgente contre la pratique des mères porteuses ». Ce féminisme/antiféminisme est très sélectif dans sa conception de la lutte, puisque l’urgence concerne uniquement « la pratique des mères porteuses » (et non les violences, les agressions, le harcèlement, pour ne nommer que quelques exemples).

La réforme est également assimilée à une tentative de censure de la part des féministes, ce qui révèle une dépolitisation des inégalités : « Depuis plusieurs années, il y a une tendance à prohiber, à contrôler tout ce qui pourrait être le rappel d’un traumatisme ou d’une injustice. » (Philippe 2017) De la même manière, l’écriture inclusive est aujourd’hui discréditée au nom de son « militantisme » : une journaliste du Figaro, par exemple, met en garde contre « une nouvelle concession à un féminisme militant » (Pech 2017c). L’accusation de militantisme adressée aux féministes, les faisant passer pour les « vraies activistes » de la langue, sert alors un double objectif politique : dissimuler la dimension d’activisme des promoteur·rice·s de l’androcentrisme dans la langue et discréditer les tentatives des féministes de rendre visibles dans la langue les femmes et les personnes aux identités de genre multiples.

Ces rhétoriques sont fort anciennes : en 1980, aux États-Unis, Maija Blauberg mettait en évidence l’accusation de censure exprimée à l’encontre des promoteur·rice·s de la féminisation de la langue dans les années 1960. Les féministes étaient déjà perçues comme des « despotes » qui voulaient forcer les locuteurs à modifier leur usage de la langue, portant ainsi atteinte à leur liberté d’expression : « Les extrémistes du mouvement de la “libération” des femmes ont encore frappé […] sous un faux prétexte de traduction, un groupe de féministes en croisade réécrivent la Bible pour lui faire dire ce qu’elles veulent. Les gens sont manipulés sans vergogne et l’objectivité, la vérité, et la justice sont cyniquement sacrifiées[15]. » (Notre traduction ; Brown 1976, dans Blauberg 1980, 138-139).

En résumé, les arguments des opposant·e·s à l’écriture inclusive mettent en cause un supposé paradoxe de celle-ci, qui compromettrait la diversité qu’elle tente pourtant de promouvoir. Koenig (2017) soutient ainsi que les promoteur·rice·s de l’écriture inclusive « prennent le risque d’exclure de la langue les trans, asexuels et pansexuels, et que, pour accueillir la diversité, il est plus important que jamais de préserver la neutralité des mots ». Il avance que le neutre n’induit pas d’associations avec le genre masculin et qu’en ce sens, il est le mieux à même de représenter les groupes opprimés, dont il se prétend le défenseur. Ce n’est toutefois pas sans invisibiliser le fait que le « neutre », en tant qu’il est perçu comme générique, dissimule un point de vue androcentré, donc spécifique, mais qui s’octroie le statut d’universel.

Conclusion

Cette étude a mis en lumière les discours des militant·e·s anti-écriture inclusive au prisme de l’antiféminisme conservateur et de l’antiféminisme ordinaire, en particulier à travers les thèses sur les rhétoriques réactionnaires d’Albert Hirschman : mise en péril, inanité, effet pervers. Nous avons choisi d’analyser les discours des gens de lettres – philosophes, écrivain·e·s, professeur·e·s de français et l’Académie française – parce que ces acteur·rice·s sont producteur·rice·s d’un pouvoir symbolique ; ainsi que ceux des acteur·rice·s en position de pouvoir institutionnel – le ministre de l’Éducation et le groupe Les Républicains. Ces acteur·rice·s représentent un intérêt pour l’étude dans la mesure où il·elle·s sont les détenteur·rice·s d’une autorité perçue comme légitime et incontestable. Nous avons également inclus l’organisation La Manif pour Tous, dont les discours anti-genre – ainsi que ceux des groupes réactionnaires catholiques traditionalistes – ont été audibles dans les médias dominants en France. De la même façon, en 2017, les réfractaires de l’écriture inclusive ont trouvé la voix libre dans les médias suivants : Le Monde, Le Figaro, France Inter, Europe 1, Les Échos. La controverse sur l’écriture inclusive de 2017 s’inscrit en effet dans un contexte de backlash conservateur qui a marqué la France depuis la proposition de loi dite du « Mariage pour tous » en 2012, symbolisé par les mobilisations récurrentes de « La Manif pour Tous ».

L’étude a fait émerger une distinction entre deux types d’antiféminisme, qui mettent en scène des acteurs différents : antiféminisme conservateur, plus « militant », et antiféminisme « ordinaire ». L’antiféminisme conservateur s’exprime dans la réticence à la remise en question du statu quo et à un changement brusque des choses. Comme nous l’avons analysé, cet antiféminisme conservateur vise le « gender » ou la « théorie du genre », sorte de spectre qui viendrait perturber l’ordre social et l’unité de la nation. Les arguments sur « la mise en péril » et « l’inanité » réaffirment en effet la nécessité de la binarité et de la complémentarité des sexes, mettant en garde contre « la guerre des sexes » et « l’indifférenciation sexuelle » qu’amèneraient les combats féministes. Les instances perçues comme légitimes pour former les normes sociales se disent désormais victimes d’un féminisme totalitaire dont l’objectif serait de « censurer » et de « façonner les consciences » à la manière d’Orwell. En assimilant le masculin au neutre et en présentant le processus de masculinisation de la langue comme un fait naturel, les réfractaires de l’inclusion tentent de faire passer le point de vue masculin spécifique dans le domaine de « l’universel », de « la neutralité » et de « l’objectivité ». Ainsi, les féministes sont dépeint·e·s comme les vrai·e·s militant·e·s de la langue, commettant des exagérations et des excès. Ces discours sur la radicalité servent alors le double objectif politique de dissimuler la dimension d’activisme des promoteur·rice·s du biais androcentré dans la langue (1) et de délégitimer le mouvement féministe comme mouvement social (2). En outre, les arguments prétendant que le point médian « sonne faux » ou « n’est pas joli » démontrent une forte dépolitisation de l’enjeu de l’écriture inclusive qui participe également à la volonté de préservation du statu quo. Ce type d’antiféminisme semble ici davantage porté par l’Académie française, La Manif pour Tous et par les enseignant·e·s de français et les philosophes.

L’antiféminisme « ordinaire », en revanche, ne s’exprime désormais plus dans un dénigrement ostentatoire des femmes, il avance masqué en se parant des habits du féminisme, tout en considérant que celui-ci devrait être secondaire et de moindre importance dans les politiques publiques (Descarries 2005). Cette version de l’antiféminisme semble concerner davantage les politicien·ne·s (dans cette étude le ministre de l’Éducation en particulier) qui martèlent qu’il y a des combats féministes plus importants à mener que celui de l’écriture inclusive. En effet, s’auto-proclamer « féministes » leur permet de mieux remettre en cause les avancées : en hiérarchisant les luttes à l’intérieur du féminisme, ils distinguent et définissent ce qui est digne d’attention et ce qui ne l’est pas, portant ainsi hors d’atteinte les initiatives qui sont les plus à même de remettre en cause le statu quo qui garantit leurs privilèges patriarcaux.

En ce sens, le changement en faveur de l’inclusion des femmes et des personnes aux identités de genre multiples dans la langue et dans la société ne peut se faire « tout seul », « avec l’histoire », puisque les groupes en position de pouvoir auront toujours intérêt à faire perdurer les inégalités pour sécuriser leur position de dominants. Il ne peut donc que se réaliser grâce aux luttes féministes et aux politiques linguistiques progressistes, dans une optique de justice sociale.