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Avec Utopies provisoires, le politologue de l’Université de Montréal Alain Noël offre une collection de ses chroniques publiées dans la revue Options politiques ainsi que quelques autres articles touchant aux politiques sociales. Réunis en 57 courts chapitres, ces articles sont groupés en dix sections, que Noël propose de survoler suivant cinq grands thèmes. La démocratie (section 1) démarre la réflexion. L’auteur y maintient une position réaliste, s’attardant à ce qui est faisable. Il discute notamment des modes de scrutin mais sans prendre position. Il souligne également l’importance de la concertation générale dans l’élaboration des politiques sociales.

Les trois sections suivantes traitent surtout de la pauvreté. Beaucoup d’attention est portée à la mesure de la pauvreté : doit-on établir le seuil de faible revenu à une fraction du revenu médian ou au coût d’un panier de consommation de base ? Le lecteur ressort convaincu de l’importance de ce qui peut sembler un détail technique ; c’est l’idée la mieux argumentée de tout l’ouvrage. Une autre notion essentielle, qui revient dans plusieurs chapitres, est la « prédistribution ». Si la distribution est le marché, alors que la redistribution concerne les corrections par l’État des failles du marché, la prédistribution établit les règles du marché. L’éducation et les services de garde en sont des exemples. Ce thème se termine par une critique du revenu minimum de base, que l’auteur juge irréaliste et trop coûteux.

Les sections 5 et 6 portent respectivement sur le Québec et le Canada. La plupart des chapitres ont été rédigés en réaction à des événements politiques précis et, en soi, deviennent moins pertinents aujourd’hui. Noël juge le Québec comme un État-providence assez bon dans l’ensemble, même s’il considère la période libérale récente comme un recul. Il s’inquiète de la nouvelle génération qui, bien qu’elle soit plus à gauche que ses aînés, est aussi moins portée vers la solidarité nationale. Le portrait du Canada est peu reluisant ; l’auteur souligne la piètre performance de ses programmes sociaux par rapport à la moyenne de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE). Il pointe du doigt la dépendance croissante aux revenus du pétrole et la montée de la droite.

Les réflexions sur la social-démocratie contemporaine alimentent les sections 7 à 9. Le débat fondamental, qui traverse implicitement de nombreux chapitres, oppose le sociologue allemand Wolfgang Streeck et l’économiste français Thomas Piketty. Le déclin de l’idéal social-démocrate est-il attribuable à des choix politiques, comme Streeck le propose, ou à des lois inéluctables du capitalisme, comme le théorise Piketty ? Noël penche pour le premier sans pour autant mettre au rencart le second. Cela lui permet d’affirmer que la mondialisation n’a pas rendu l’État impotent et que les citoyens peuvent toujours en réécrire les règles. On ne peut discuter social-démocratie sans mentionner la Scandinavie. Selon l’auteur, le modèle scandinave se résume à plus de services publics et des pensions plus généreuses, mais au coût d’impôts élevés et, étonnamment, peu progressifs. Ce modèle fait présentement face au danger du populisme ainsi qu’à une certaine trahison des partis de centre-gauche qui ont surfé sur la vague d’austérité européenne post-crise financière. D’autres exemples de social-démocratie sont observés au Brésil (le programme Bolsa Familia) et dans l’État indien du Kerala.

La dernière section, composée du chapitre dix et de la conclusion, porte sur la montée du populisme et du nationalisme. Il s’agit d’un phénomène surtout de droite, mais la gauche n’est pas tout à fait innocente. Le populisme émerge d’une réaction à la mondialisation ainsi que d’une opposition croissante à l’immigration. L’auteur propose, sans trop élaborer, une origine structurelle : le populisme prend racine là où la classe moyenne est en déclin et les inégalités sont importantes. C’est ce qui explique, selon lui, que le Québec s’en tire assez bien jusqu’à présent.

Que serait l’État-providence idéal, l’« utopie provisoire » d’Alain Noël ? L’exercice est un peu périlleux car l’ouvrage ne se veut pas analytique, mais on pourrait retenir en gros les éléments suivants. D’abord, un système redistributif qui ne néglige pas les aspects plus structurels de la « prédistribution ». Ensuite, des programmes universels et pragmatiques, ce qu’il nomme l’« universalisme ciblé » (chap. 38), soit la modulation des bénéfices en fonction des revenus. L’auteur s’oppose à la gestion de l’aide sociale ayant comme objectif de « rendre le travail payant » (chap. 12) par des pénalités aux prestataires aptes au travail et il démontre que les résultats sont alors pour le moins mitigés. Il s’oppose également aux baisses d’impôt, qui deviennent plus tard des prétextes pour couper les services publics. Et point final, pour Noël, « L’égalité […] n’est jamais un objectif de second ordre. Dans une société démocratique, qui pose l’égalité des citoyens comme prémisse fondamentale, elle constitue à la fois une condition de fonctionnement et un gage de succès. » (p. 296)

Le nationalisme est un sujet qui revient fréquemment dans l’ouvrage, mais le traitement demeure flou. L’auteur s’oppose catégoriquement à ce qu’il nomme le « nationalisme conservateur », soit la droite anti-immigration qui fourmille en Europe et en Amérique du Nord. Il établit par ailleurs, à plusieurs reprises, la nécessité d’un sentiment national, « se voir comme Québécois » (chap. 25), ou d’une « identité partagée » (chap. 47) aux fondements d’un État-providence fort. Dans ce dernier chapitre, il compare les États constitutifs de l’Inde et relève que ceux qui partagent une langue et une culture communes ont en général de meilleurs programmes sociaux. Est-ce à dire que le multiculturalisme nuit à la social-démocratie ? On peut faire la remarque que les pays scandinaves ont été assez homogènes pendant une longue période. Il n’y a pas d’intolérance à affirmer, en tant que politologue, que l’immigration provenant de cultures différentes puisse avoir des effets négatifs sur les programmes sociaux. L’auteur aurait pu préciser sa pensée là-dessus.

Alain Noël présente dans Utopies provisoires un portrait convainquant et particulièrement bien vulgarisé d’un État-providence réaliste. L’ouvrage a les allures d’une gauche modérée d’une autre époque, mais dont les préceptes demeurent valides. La jeune gauche d’aujourd’hui est ailleurs, l’auteur en convient lui-même, mais malgré la mondialisation sous toutes ses facettes, l’État sera toujours là et on en aura toujours besoin.