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Dans Canada and the Ethics of Constitutionalism, Samuel V. LaSelva rassemble de riches analyses sur l’univers politique et constitutionnel du Canada, tout en étant attentif et respectueux des revendications qui émanent des communautés nationales constitutives. Précisément, le professeur de l’Université de la Colombie-Britannique propose une série de réflexions ayant pour objectif d’étudier l’évolution du constitutionnalisme canadien et plus spécifiquement les tenants et aboutissants de ce qu’il nomme « l’intention constitutionnelle » (constitutional faith). En bref, par intention constitutionnelle, l’auteur fait référence aux représentations sociales du constitutionnalisme et à leur impact sur la manière dont une société donnée en vient à organiser sa vie politique et à ériger son architecture institutionnelle. À ce chapitre, il affirme que le Canada est digne de l’attention des chercheurs, puisque sa trajectoire contribue de manière originale au développement du constitutionnalisme moderne (p. ix). Selon LaSelva, le Canada représente « une nouvelle expérience » remettant en cause une certaine « orthodoxie constitutionnelle » et qui, ce faisant, « dessine les contours d’une nouvelle visée constitutionnelle[1] » (p. xii).

L’intention constitutionnelle au Canada se caractériserait, selon LaSelva, par trois éléments : un pluralisme inspiré de l’image d’une mosaïque multiculturelle et multinationale ; une préoccupation pour « les droits des autres » – les divers groupes minoritaires ; et, par conséquent, une propension des acteurs politiques à négocier et à accepter des compromis (p. 227). Ce sont ces spécificités qui font de l’expérience canadienne un modèle sui generis, distinct dans ses fondements et ses repères des modèles tant américain que britannique. L’originalité du propos de l’auteur, et sans doute la principale contribution à la littérature qu’offre Canada and the Ethics of Constitutionalism, vient de la démarche « montesquieuienne » qui est présentée dans la préface du livre.

En bref, à l’image de l’approche qu’a fait sienne le célèbre auteur de De l’esprit des lois, une démarche montesquieuienne « met l’accent sur l’importance d’examiner les différents aspects des constitutions […] en tant que phénomènes historique et culturel », sans postuler l’existence ou la pertinence « d’un modèle formel ou universel de constitutionnalisme » (p. xiii). Ce faisant, une telle démarche propose « d’analyser les institutions en tenant compte des contextes historiques et culturels » dans lesquels elles prennent forme (p. xiii). Au final,

Une analyse montesquieuienne révèle qu’en adoptant la Charte [des droits et libertés], le Canada ne s’est pas simplement rapproché des États-Unis et par conséquent éloigné de la Grande-Bretagne. Plutôt, la proposition initiale de la Charte de [Pierre Elliot] Trudeau, qui combinait une théorie abstraite des droits inaliénables et une conception moniste de la citoyenneté canadienne, a dû être considérablement adaptée par le fait du pluralisme du Canada, de sorte que la Charte de 1982 reflète ultimement l’image d’une mosaïque canadienne. Qui plus est, en contribuant à un constitutionnalisme distinct, la Charte n’a finalement ni établi l’unité nationale ni défini l’identité canadienne. Son incapacité à réaliser tout ce que Trudeau avait promis ne devrait pas être tout à fait surprenante, car la Charte n’est qu’une partie de la constitution pluraliste du Canada, et non la totalité de celle-ci.

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Afin de défendre cette thèse, LaSelva entreprend de comparer les constitutionnalismes et les intentions constitutionnelles canadienne, américaine et britannique par rapport à un ensemble de thématiques : la clause « nonobstant » (chap. 3), la théorie du « dialogue de la Charte » entre la cour et le pouvoir législatif (chap. 4), l’enjeu de la liberté d’expression (chap. 5), le type de pluralisme (mosaïque ou creuset) pour aménager la diversité (chap. 6), la question de la sécession et des identités (chap. 7) et leur équivalence par rapport à l’autodétermination des peuples autochtones (chap. 8). Le premier chapitre est quant à lui consacré à la présentation de trois « visions constitutionnelles » qui ont été articulées au Canada : 1) la vision Trudeau, entièrement tournée vers la modernité et le rationalisme (ou fonctionnalisme), 2) la vision conservatrice de George Grant, mettant de l’avant une critique de l’américanité comme rouleau compresseur des spécificités socioculturelles, et 3) la vision The Spirit of Haida Gwaii qui, à l’image de la ceinture wampum à deux rangs, appelle à la coordination ainsi qu’au respect des différentes conceptions politiques et constitutionnelles inhérentes au fait de la diversité nationale profonde dans un même État souverain. L’auteur poursuit ces réflexions au chapitre 9, en dialoguant plus longuement avec les idées mises de l’avant par George Grant, Alan C. Cairns et John Borrows. Enfin, les chapitres 2 et 10 reviennent sur les similitudes et les spécificités des visées constitutionnelles canadienne (pluraliste), américaine (éloge du « feu sacré de la liberté ») et britannique (le whiggisme et la capacité d’adaptation), par ailleurs discutées ici et là dans les autres chapitres.

Cet ouvrage gagnera à être utilisé dans les séminaires en études canadiennes, notamment parce qu’il est construit de telle sorte que la plupart des chapitres sont autonomes par rapport aux autres. À l’inverse, le lecteur pourra lire quelques redites, puisque l’auteur a d’abord rédigé plusieurs des chapitres comme des textes indépendants et n’a pas cru pertinent de faire un travail d’élagage. Mais au-delà de cette critique au sujet de la forme, trois principales critiques de fond, plus importantes, doivent être soulevées.

Premièrement, rappelons que la démarche de LaSelva a pour objectif de souligner le caractère sui generis du constitutionnalisme canadien, en montrant pourquoi et comment il est loin de n’être qu’une pâle copie du modèle britannique et qu’il s’en éloigne au fur et à mesure qu’il s’américanise. Il est contre-intuitif que l’auteur ne recourt à la méthode comparatiste qu’au moyen de va-et-vient avec les cas étatsunien et britannique. À tout le moins, la démarche montesquieuienne aurait pu inciter LaSelva à comparer la trajectoire de la fédération canadienne avec des cas plus inusités, tels ceux de la Belgique et de l’Italie, pour mieux faire ressortir les spécificités du pluralisme constitutionnel à la canadienne.

Ainsi, en limitant ses observations à ces deux seuls cas, LaSelva en vient à comparer des phénomènes qui ont peu en commun. À titre d’exemple, il tente de situer le sécessionnisme québécois par rapport au mouvement américain sudiste de la deuxième moitié du XIXe siècle, pour en venir à une conclusion pour le moins étonnante, notamment en raison du décalage historique des phénomènes comparés : « Les Américains ont mené une guerre civile pour régler la question de l’esclavage. Au Canada, un conflit violent semble moins probable, en partie parce qu’une décision novatrice de la Cour suprême a défini une procédure constitutionnelle afin de faire sécession. » (p. 137) Au temps présent, cette affirmation n’est pas fausse ; il importe tout de même de rappeler que ladite décision de la Cour, le Renvoi relatif à la sécession, n’est rendue qu’en 1998, c’est-à-dire après les deux points d’apogée du souverainisme québécois. Faut-il comprendre que dans le Canada d’avant 1998 un conflit violent aurait été davantage probable ?

Deuxièmement, l’ouvrage n’adopte pas de cadre théorique et conceptuel précis. Plusieurs notions (identité, multiculturalisme, mosaïque, nation, peuple, fédéralisme, multinationalisme, etc.) sont mobilisées au fil des chapitres, mais sans qu’on sache exactement à quelles fins précises. Ce flou conceptuel est notamment accentué lorsque LaSelva s’intéresse au fait de la diversité constitutive du Canada, plus précisément à cette « mosaïque ». Terme ambigu, généralement associé à la diversité ethnoculturelle, l’auteur l’emploie parfois pour mettre dans un même panier les revendications des peuples autochtones, des Québécois, des Acadiens, des Canadiens d’origine japonaise, etc. (p. 163-164). De même, LaSelva avance des conclusions qu’il ne démontre pas (du moins pas au sens fort du terme). Par exemple, il suggère que « la multinationalité est une orthodoxie canadienne aux fondements constitutionnels profonds » (p. 174). Alors même que la vision plurinationale de l’esprit de Haida Gwaii est une critique forte du constitutionnalisme canadien et que LaSelva semble ultimement la préférer aux visions constitutionnelles de Trudeau et de Grant, on peine à saisir le sens profond de cette affirmation.

Troisièmement, il semble que la démarche montesquieuienne aurait commandé une démonstration empirique. Si LaSelva fait montre d’une connaissance hors pair des débats universitaires et de la doctrine constitutionnelle au Canada, aux États-Unis et au Royaume-Uni, il ne se préoccupe guère de valider empiriquement les tendances qu’il dégage de cette littérature. Il précise tout de même que « la visée constitutionnelle […] n’est jamais seulement ce qu’en disent les juges » (p. 209). Or, il aurait été pertinent d’observer, au moyen de données de sondage, par exemple, si les Canadiens ont une opinion différente des Américains sur x ou y, plutôt que de le tenir pour acquis.

De même, bien qu’on sente clairement la volonté Samuel V. LaSelva de prendre au sérieux les revendications des différents groupes minoritaires, notamment en ce qui concerne les enjeux de nature constitutionnelle, il mobilise une littérature quasi exclusivement anglophone. En outre, alors que les Québécois ont produit une littérature foisonnante sur la thématique du constitutionnalisme, moins de 6 % des références du livre proviennent d’auteurs qui évoluent dans la francosphère canadienne et on n’y trouve aucune source en langue française. Ce chiffre tombe à environ 3 % si l’on exclut les 16 références aux travaux et discours de Pierre Elliott Trudeau.