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La généralisation du recours à l’ingénierie participative, qui se traduit par la diffusion des principes et des outils de la participation publique dans la majorité des sphères de la gouvernance politique, est une tendance constatée par de nombreux chercheurs. Elle questionne la construction d’un « standard participatif mondial » (Mazeaud et Nojon 2016, 121). Corollairement, elle amène aussi à s’interroger sur les effets de ces dispositifs, dont l’influence réelle est difficile à mesurer (Mazeaud, Sa Vilas Boas et Berthomé 2012). À partir d’une étude de cas, cet article vise à appréhender ces deux dimensions que sont la diffusion des dispositifs participatifs et leur évaluation, à l’échelle d’une ville française, en l’occurrence Brest, dans le domaine d’une politique publique particulière, celle dédiée au sport.

En 2020, la Direction des sports et du nautisme (DSN) de Brest crée un observatoire de la pratique sportive, dont le rôle est de fournir des données actualisées annuellement, par exemple les modalités préférentielles de pratique, le taux de pratique féminine ou encore les principales motivations et attentes des habitants en matière de sports. Se concrétise ainsi un processus de démocratie participative engagé dix ans auparavant. En 2010, les Assises du sport visaient en effet à poser un diagnostic local de la pratique sportive et à déclencher une co-construction, entre pouvoirs publics, acteurs du mouvement sportif (clubs, associations) et citoyens (pratiquants auto-organisés, etc.), d’un Projet sportif territorial (PST). Au coeur de celui-ci, la mise sur pied d’un observatoire pérenne permettant d’ajuster la politique sportive au plus près des tendances de pratique était un objectif prioritaire.

L’objectif de cette contribution est d’analyser la manière dont la mise en place de ce Projet sportif territorial a entraîné la transformation progressive des positions et des conceptions des acteurs du mouvement sportif et de la municipalité, de même que des représentations des habitants quant à la pratique. Bâti sur des formes diverses de participation citoyenne (enquête d’opinion, de besoins, réunions, conseils), ce dispositif semble avoir permis un nouveau dialogue entre ces entités, influençant à la fois la politique sportive mais aussi les initiatives associatives et privées ainsi que les pratiques individuelles. En ce sens, le PST de Brest paraît avoir contribué à étendre la capacité politique de la municipalité par une redéfinition des formes de sa gouvernance, de même qu’il a provoqué une restructuration du mouvement associatif et incité à une modification des usages de la pratique sportive par les individus, selon des orientations construites collectivement. En d’autres termes, nous cherchons à montrer que, dépassant l’instrumentalisation politique inhérente à ce type de dispositif (Blondiaux 2008 ; Bherer 2011 ; Salais 2014), la collectivité a fait de ce processus de participation démocratique un levier d’évolution de la pratique sportive. Par la mise sur pied de nouvelles transactions sociales aboutissant à la construction, bien que partielle, d’une « citoyenneté active » (Blanc 1999, 189-191), c’est ici à une transformation des formes de l’échange à l’échelle d’une ville, à propos de projets et de raisons censés conduire à une adaptation de la décision politique (Pourtois 2013), que nous assistons.

Le choix de porter la focale sur Brest, commune de l’Ouest de la France de 140 064 habitants (et 209 722 pour la communauté urbaine) selon le recensement de 2017, en vue d’éclairer ce que les instruments participatifs peuvent apporter en termes de retombées sociales et politiques à une plus large échelle, n’est pas neutre. Dans cette ville labellisée depuis 2019 « Ville active et sportive[1] », la présence du plus ancien Office municipal des sports de France (créé en 1930), tout comme le renouvellement, depuis 2008, d’une équipe municipale socialiste portant un intérêt manifeste au sport, donnent aux questions liées à la gouvernance du sport une résonance particulière. Sportive, Brest est aussi une cité nautique, une métropole maritime qui se caractérise par la présence d’une rade exceptionnelle (l’une des plus grandes du monde avec 180 kilomètres carrés de superficie, reliée à l’océan Atlantique), et dont l’histoire est très marquée par l’industrie de la pêche et la présence de la marine militaire. Aujourd’hui, la ville est l’une des plus importantes places du nautisme en France, comme le signale la présence du pôle France de voile de haut niveau ou encore l’existence du plus grand club de voile de France, le Brest Bretagne Nautisme (2800 adhérents en 2020).

Mais ce choix s’inscrit aussi dans un contexte national et international. Conçus comme des instruments d’action publique au service de davantage de démocratie, les dispositifs de participation du public aux processus décisionnels sont aujourd’hui au coeur des appareils politiques ; ils sont même le signe d’une « des mutations les plus profondes de l’époque contemporaine » (Schiffino, Garon et Cantelli 2013, 129) à l’échelle des pays développés, en tant que laboratoires expérimentaux de prise en compte de l’opinion. En France, la loi du 2 février 1995, dite loi Barnier[2], officialise les dispositifs participatifs. Ceux-ci existent dans l’ensemble des domaines, notamment sportif. Les premiers États généraux du sport, en 2002, ont marqué la volonté de construire une meilleure articulation des compétences entre l’État, les collectivités locales et le mouvement sportif, étant donné l’importance de l’intervention des pouvoirs publics dans le système français, les administrations agissant dans ce pays tant en matière « de contrôle, de promotion, de gestion que d’encadrement des activités physiques dans l’intérêt général » (Barget et Vailleau 2008, 84-85)[3].

S’est ainsi bâtie en France une volonté d’ajuster l’offre publique sportive à la demande, se traduisant classiquement par le subventionnement des associations sportives ou encore la mise à disposition d’installations sportives. Depuis une trentaine d’années, nombre de collectivités ont, du fait de l’augmentation progressive de leurs compétences inhérentes à la décentralisation, ainsi que de l’évolution importante des modalités de pratiques (montée des activités de loisir et auto-organisées notamment), cherché à dépasser cette forme d’intervention pour en créer d’autres, à visée de long terme et offrant aux acteurs sportifs (associations notamment, mais pratiquants ordinaires également) de se mettre au service du développement local (Haschar-Noé 2004). En ce sens, s’est constitué ici un réseau d’action publique sportive, résultat de « la coopération plus ou moins stable, non hiérarchique, entre des organisations qui se connaissent et se reconnaissent, négocient, échangent des ressources et peuvent partager des normes et des intérêts » (Le Galès et Thatcher 1995, 14).

Nous cherchons à comprendre comment ce réseau d’action publique sportive s’est constitué à Brest. Il s’agit d’appréhender les effets d’une transformation des échanges dans le cadre du dispositif participatif qu’est le PST. Nous avons mis en place une méthodologie qualitative et hybride, reposant notamment sur des observations de terrain, un recueil de données dans la presse locale, un travail sur des archives institutionnelles ainsi que des entretiens semi-directifs. Nous préciserons cette méthodologie après avoir, dans un premier temps, exposé le cadre théorique de l’approche par les instruments dans laquelle nous inscrivons cette étude. Nous présenterons ensuite les modalités de la mise en place du PST brestois entre 2010 et 2020. Nous déclinerons enfin la manière dont l’instrument d’action publique que constitue ce dispositif permet, même de manière relative et malgré d’indéniables obstacles, de faire évoluer positivement l’écosystème sportif local. Nous définissons cette notion comme l’ensemble des acteurs publics et privés du mouvement sportif (institutions sportives, clubs, mais également structures socio-éducatives ou culturelles proposant de l’activité sportive, et instances municipales dédiées) qui interagissent et atteignent un état d’équilibre relatif, au sein d’un milieu (espace urbain) dans lequel des équipements spécifiques existent (gymnases, stades, centres nautiques, etc.) pour permettre la pratique sportive de l’ensemble des citoyens. En d’autres termes, nous cherchons à appréhender les effets structurants du PST, au-delà de ses limites. Il s’agira de montrer dans quelle mesure ce dispositif, bien que controversé, est susceptible de générer des effets positifs, à plus ou moins long terme, tant en matière d’offre associative, de politique municipale que d’organisation des pratiques sportives institutionnalisées et libres sur le territoire, tout en renforçant la place des acteurs du mouvement sportif comme des habitants dans celui-ci. Cette perspective peut ainsi donner l’occasion d’un éclairage sur l’efficacité controversée des dispositifs de participation citoyenne dans leur ensemble, à l’échelle locale, nationale ou internationale.

Cadrage théorique : le Projet sportif territorial de Brest, un instrument de gouvernement favorisant la transformation de l’écosystème sportif local

Depuis les années 2000, partout en France – régions, départements, métropoles, communautés de communes et villes –, des dispositifs participatifs sont mis en place sous la forme d’États généraux, d’Assises du sport, etc. (Morales et Gasparini 2014), en faisant écho à la tendance internationale d’une association des individus à la construction des politiques de développement sportif du fait notamment de l’évolution rapide des aspirations et des usages sportifs (Bloyce et Smith 2009). La rédaction d’un projet sportif (qui peut prendre le nom de « Projet sportif local », de « Projet sportif territorial », etc.) représente une étape, un espace d’échange, de production de connaissances et de co-construction de stratégies souhaitées au niveau des collectivités locales et des associations sportives. Deux processus semblent être à l’origine de ces évolutions : d’une part, la montée en puissance d’une conception du monde où l’environnement est décrit en termes d’évolution et d’incertitudes à maîtriser, d’opportunités ou de potentialités à saisir ; d’autre part, le développement de « dispositifs non contraignants, incitatifs, balisant des opportunités que chacun saisira ou non, participant ainsi à la potentialisation de l’environnement » (Genard 2013, 53).

Cette démarche examine les relations qui se construisent entre les collectivités locales et le mouvement sportif. Comment celles-ci voient-elles leur place aux côtés de ce mouvement aujourd’hui ? Se pensent-elles comme décideuses, initiatrices ou accompagnatrices de son développement ? Sont-elles dans leur rôle quand elles cherchent à impulser des évolutions en son sein ? La croissance des projets sportifs locaux laisse à penser que les collectivités valorisent de plus en plus une logique d’écoute, d’échange et de concertation avec le mouvement sportif tout en cherchant à prendre en compte les aspirations des citoyens, qu’ils soient ou non sportifs, cherchant ainsi à éviter d’apparaître comme des instances étanches aux évolutions.

Les possibilités des acteurs des collectivités, élus et fonctionnaires, dépendent, tout comme l’engagement des citoyens appelés à participer, des qualités nécessaires à cette participation. Cette construction collective de l’action publique représente en effet « le produit d’interactions […] qu’il est possible de comprendre à partir des ressources, des représentations et des intérêts des différents acteurs impliqués » (Hassenteufel 2011, 155). Ainsi, la participation à ces interactions n’est pas égalitaire entre élus ou fonctionnaires responsables des politiques sportives locales, responsables d’associations ou d’institutions sportives et individus ordinaires, ce qui peut avoir pour résultat, sinon pour finalité, de « maintenir en place les logiques et les structures de domination politique traditionnelles » (Blondiaux 2008, 11). William Gasparini (2008) fustige l’instrumentalisation des projets sportifs locaux par la mise en scène de la prise en compte de la parole des habitants, quand des enquêtes menées dans d’autres pays ou à l’échelle internationale montrent que la participation active des membres d’une organisation sportive peut être déviée par ses dirigeants et détériorer la légitimité de l’organisation (Enjolras et Waldahl, 2010).

Toutefois, la mise en place des dispositifs participatifs peut également offrir d’indéniables perspectives d’évolutions politiques et sociétales en tant qu’outils en mesure de relever les défis relatifs à l’inclusion démocratique (Ganuza et Francés 2015). L’ingénierie participative, en effet, paraît susceptible d’agir favorablement dans l’activité décisionnelle des exécutifs publics (Aldrin et Hube 2016), ces dispositifs soutenus par une conception contemporaine de la régulation étant porteurs d’une conception concrète du rapport politique/société (Lascoumes et Le Galès 2005). Aussi, la mise en place d’un projet sportif peut, selon la manière dont il est construit et le contexte socio-politique dans lequel il s’insère, être une méthode initiatrice de mutations profondes au sein d’un écosystème sportif local. Notre enquête s’inscrit dans cette perspective.

Nous considérons qu’un dispositif comme le PST de Brest représente un instrument de gouvernement mêlant, selon la typologie classique de Christopher C. Hood (1983 ; 2007), une dimension detector (permettant la collecte de l’information, en l’occurrence ici le recueil des attentes des citoyens et des acteurs du mouvement sportif), et une dimension effector (permettant de transformer l’écosystème local), dont les effets peuvent être d’influencer et de modifier les comportements des différents acteurs pour atteindre un objectif de politique publique. Notre intention est ainsi d’appréhender, dans une approche fonctionnaliste des instruments, la relation entre la mise en place d’un outil d’action publique tel que le PST à l’échelle d’une ville comme Brest, et la reconfiguration des modalités de la gouvernance locale et de l’écosystème sportif. En d’autres termes, notre enquête vise à comprendre comment, à travers la mise en place d’un dispositif de démocratie participative, les acteurs du tissu associatif, les élus et les administrateurs locaux du sport, les citoyens, contribuent à faire évoluer un écosystème sportif local.

Plus précisément, nous nous référons également aux travaux de Pierre Lascoumes (2007), pour qui cinq grands modèles d’instruments existent en fonction du type de rapport politique qu’ils contiennent et du type de légitimité sur lesquels ils reposent. Mécanismes employés pour coordonner l’action collective, ceux-ci peuvent être de nature informative et communicationnelle (en vue de la recherche d’une explicitation des décisions aux acteurs), traditionnelle et incitative (pour rechercher un engagement direct), législative et réglementaire (afin d’imposer un intérêt général par des représentants mandatés), ou passer par les leviers économiques et fiscaux (pour la recherche d’une utilité collective, d’une efficacité sociale et économique). S’ajoute un dernier modèle qui renvoie aux best practices (visant des ajustements au sein de la société civile, reposant sur une légitimité à la fois scientifico-technique et démocratiquement négociée). L’analyse du PST de Brest nous semble intéressante en ce qu’elle condense le recours à ces cinq types d’instruments. S’il est principalement construit comme un instrument informatif et communicationnel (rendre la politique sportive cohérente et visible pour tous), le PST est aussi un instrument traditionnel et incitatif dans le sens où il vise un engagement des associations dans le dispositif, de même qu’il déclenche par sa nature une nouvelle gestion de la gouvernance sportive locale, négociée entre collectivité et acteurs du mouvement sportif et citoyens. Secondairement, le dispositif est aussi un instrument réglementaire dans la mesure où il positionne explicitement l’intérêt du sport pour l’ensemble des habitants et du territoire brestois comme une finalité première, dépassant les intérêts particuliers des acteurs sportifs eux-mêmes, tout en étant un instrument économique et fiscal dans le sens où il contient par exemple la possibilité d’un ciblage des subventionnements publics vers les acteurs du monde sportif en fonction de l’inscription de ceux-ci dans le dispositif.

Cherchant à dépasser l’analyse des seuls effets d’un point de vue politique et institutionnel, il s’agit donc de sonder dans cette enquête ce qui, de manière parfois sous-jacente, se transforme dans le quotidien des associations et des habitants qui pratiquent le sport à Brest grâce à ce dispositif municipal qui, en retour, agit aussi sur la production toujours plus complexe de l’action publique, dont les usages et les effets peuvent être autant attendus qu’inattendus. Nous pensons qu’il est utile de retourner, dix ans après sa mise en place, sur un dispositif singulier issu de l’initiative politique, certes controversé, mais néanmoins appréhendé par les acteurs du mouvement sportif et les habitants, et d’en mesurer l’impact en termes de portée sociale mais aussi de production de l’action publique. Nous serons ainsi amenés à alimenter l’idée que les dispositifs participatifs, au-delà de leurs composantes politiques et idéologiques et de la limite de leur portée, peuvent agir comme des outils au service d’une évolution palpable du réseau d’acteurs locaux et de la configuration des dispositifs et des pratiques.

Méthodologie et terrain

Nous avons, pour mener à bien cette étude, mis en place une méthodologie hybride, attentive aux modalités de la mise en place du PST, aux modifications des interactions entre acteurs et aux effets concrets de celui-ci. La réalisation de cette enquête a d’abord nécessité une veille attentive de l’actualité sportive de la ville de Brest. Entre 2010 et 2020, une revue de la presse locale (journal Le Télégramme, en particulier) relevant les articles portant sur les évolutions structurelles (équipements), sociales (initiatives marquantes des acteurs sportifs) ou politiques (mesures prises en faveur du sport, soutien aux projets sportifs, etc.) a été entreprise. Complétée d’une vingtaine d’entretiens informels avec des responsables d’associations et des pratiquants menés entre 2012 et 2015, celle-ci nous a permis d’acquérir une connaissance de la culture sportive, du contexte et des enjeux locaux. Plus précisément, nous avons examiné les outils de communication de la DSN (en particulier sa page Internet, les réseaux sociaux qu’elle a créés et les brochures Soyons sport ! qu’elle publie[4]), en mettant en perspective les projets annoncés et leur réalisation concrète. Nous avons aussi relevé les types d’interactions entre acteurs publics et privés (existence de conventionnements, nature et modalités des financements, etc.).

Mais les données principales de l’enquête proviennent surtout de la réalisation d’entretiens menés avec des acteurs clés de l’écosystème sportif local entre 2015 et 2018. Au total, vingt et un entretiens semi-directifs ont été conduits : deux avec l’élu brestois en charge du sport, neuf avec le personnel de la DSN (dont le directeur, la personne chargée de développement, celle chargée de mission PST, celle chargée de mission de la gestion des équipements, le responsable du service nautisme et le responsable du schéma directeur des installations et espaces sportifs), un avec le médecin du Centre médico-sportif municipal, deux avec les responsables de l’Office des sports de la ville et sept avec des dirigeants de clubs sportifs locaux impliqués et concernés par le PST de Brest et ayant des intérêts plus ou moins marqués dans celui-ci. Les thèmes abordés lors de ces entretiens avaient pour objectif de saisir les raisons et les modalités de l’élaboration du PST, les caractéristiques de sa mise en oeuvre, ses intérêts et ses limites. Mais ils visaient aussi à appréhender la perception de chacun de ces acteurs quant au rôle de la municipalité en matière de politique sportive et d’association des clubs et des pratiquants à cette politique, à la prise en compte du rôle des clubs dans la vie sportive, culturelle et éducative de la cité ou encore aux enjeux de développement de nouveaux principes de gouvernance sportive.

Genèse, contenu d’un dispositif et intentions des acteurs publics locaux (2010-2020)

Nous présentons ici la manière dont le PST de Brest a été pensé et est mis en place depuis une dizaine d’années à Brest afin, notamment, d’éclairer les intentions politiques qui le sous-tendent. Issu d’un diagnostic approfondi de la pratique sportive sur le territoire, le PST entend être imprégné des attentes de la population, que celle-ci pratique le sport de manière auto-organisée, soit membre d’associations ou participante à des dispositifs municipaux. Il se donne alors pour objectif de fixer des lignes directrices d’évolution de l’offre sportive municipale et associative.

Les origines d’une réflexion municipale sur la place du sport à Brest datent du début des années 1990. En 1991, une première enquête a été réalisée pour établir les usages sportifs des Brestois et des associations locales, mais sans que celle-ci n’aboutisse à la définition d’une orientation stratégique significative. À partir de 2008, cette démarche a encore une fois été utilisée avec l’arrivée d’une équipe municipale socialiste renouvelée et dont l’adjoint au sport entendait construire une politique « au plus près des attentes sociales »[5]. Au même moment, la volonté de rationaliser l’action des services et des directions municipales de Brest était manifeste. L’objectif était alors d’inscrire la DSN « dans un mode projet pour la dynamiser » et pour gagner en « pertinence sociale »[6]. En d’autres termes, l’intention était de faire évoluer ce service vers un nouveau modèle, tant en matière de gouvernance interne que d’échanges et de partenariats avec l’Office des sports de la ville et les associations ou encore d’activités à destination de la population. En 2009, une directrice-adjointe a été recrutée au sein de la DSN en vue de mettre en place un plan de développement sportif allant dans ce sens.

La première des actions entreprises a été la réalisation, en 2010, d’un diagnostic territorial approfondi de la pratique sportive (premier instrument detector au sens de Hood). Cette étude visait à saisir les contours du mouvement sportif brestois, et en particulier des 225 associations sportives et des 23 structures de quartiers (maisons pour tous, centres sociaux, etc.) proposant de l’activité sportive[7]. Elle cherchait également, de manière plus ambitieuse, à cerner l’avis de la population brestoise en matière d’offre sportive. Pour cela, un questionnaire intitulé « Brest, le sport… et vous ? », mêlant approches quantitative et qualitative, a été diffusé auprès d’un panel représentatif de 1016 Brestois et Brestoises[8]. Ce diagnostic a permis à la fois de mettre au jour des données factuelles (modalités préférentielles de pratique, usages des équipements, répartition sociologique des pratiquants, répartition territoriale des structures, structuration des associations, etc.) tout en relevant des tendances en matière de rapport au sport (connaissance de l’offre municipale et du tissu associatif, degré d’auto-organisation, habitudes de pratique, etc.), de représentations (image du sport à Brest, perception de la place des femmes dans le sport local, du sport de haut-niveau, etc.) et de motivations (finalités de pratique, attentes, etc.).

En avril 2011, la DSN a décidé, afin de valoriser ces résultats et de créer du débat, d’organiser les premières Assises du sport, en invitant l’ensemble des acteurs locaux du monde sportif, et en ouvrant ces assises au grand public. Présentés sous forme schématisée et illustrés par des cas concrets et des films, les résultats jugés les plus révélateurs ont été mis en avant. À cette occasion, trois axes forts de développement de la pratique sportive à Brest ont été proposés aux participants.

Les 3 axes du Projet sportif territorial de Brest

Les 3 axes du Projet sportif territorial de Brest

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La démarche mise en place à l’issue de ces assises se voulait participative. Des citoyens volontaires, issus majoritairement du monde sportif, ont intégré des commissions de travail (dites « comités techniques ») animées par des responsables de la collectivité qui, pendant un an et demi environ, ont été chargées de déterminer précisément les attentes locales pour chacun de ces axes. Pour ne donner qu’un exemple, une question comme « les rives de la Penfeld (fleuve qui sépare la ville en deux) doivent-elles être davantage aménagées pour la pratique sportive ? » a été discutée au sein de la commission responsable de l’axe 2. Le Projet sportif territorial s’est ainsi échafaudé jusqu’à la fin de l’année 2012 autour du recensement des actions déjà existantes et de propositions nouvelles. Une deuxième étape des Assises du sport a été organisée en mai 2013 afin d’expliciter les axes de développement de la politique sportive et la manière dont ceux-ci avaient été élaborés par les comités techniques. Le PST a alors aussi, à ce moment-là, été finalisé par l’équipe municipale.

Depuis 2013, le PST de Brest est un dispositif (deuxième instrument detector au sens de Hood) qui se décline sous plusieurs formes : un document de cadrage fixant des « orientations stratégiques », des « objectifs opérationnels » et des « actions concrètes » formalisés par des fiches-actions ; des publications (dont la plaquette « Soyons sport ! » qui met en lumière les actions phares de chacun des axes) ; un poste de « correspondant PST » dédié au sein de la DSN afin de coordonner la mise en oeuvre des actions, d’en initier de nouvelles ; ainsi que la formalisation, de manière intégrée au PST, de six « projets structurants » pour la collectivité, sortes d’objectifs à moyen terme renvoyant chacun aux trois axes[9].

Une fonction première de communication : les limites d’un dispositif vu par les acteurs du mouvement sportif

Nous présentons ici les éléments qui permettent de comprendre que le PST de Brest est affublé, par les acteurs du mouvement sportif comme par les citoyens, d’un certain nombre de critiques importantes, dont celle de l’instrumentalisation politique du dispositif. Le PST apparaît en effet aux yeux d’un certain nombre d’acteurs sportifs interrogés, en particulier des présidents d’associations locales, d’abord comme un outil de communication. Selon la presse locale, il constitue un facteur de « valorisation du sport de la ville[10] ». Bâti sur une rhétorique qui lui est propre, il est un élément central du discours politique sur le sport brestois aujourd’hui. S’exprime ici le fait que les dispositifs de démocratie participative sont davantage appréhendés par les spécialistes de la communication publique plutôt que par ceux de la politique de la ville (Biland 2006). La ville de Brest cherche à construire une identité propre et se positionne, à travers le PST, dans le contexte d’une concurrence exacerbée entre collectivités, avec une singularité revendiquée en regard des collectivités qui l’environnent, notamment les villes de Rennes et de Nantes, mais aussi les intercommunalités proches et les communes voisines (Quimper, Landerneau, Morlaix), qui ont chacune mis en place un Projet sportif local. Le discours politique est d’ailleurs explicite : « Brest est un territoire tourné vers le sport. Loin devant Rennes et bien au-dessus du niveau national, d’où la nécessité de se structurer pour poursuivre cette dynamique[11]. » La détermination de priorités locales concernant la pratique sportive est censée conférer à chaque collectivité un visage singulier.

Cette fonction de communication du PST tend à accentuer l’image d’un dispositif politiquement instrumentalisé. « Mariage d’exception » (Alexandre-Bourhis et Rouvrais-Charron 2005), l’union entre collectivités territoriales et marketing joue ici en faveur d’une décrédibilisation, par les acteurs de terrain du mouvement sportif, de l’outil. La mise en place du PST fonctionne en effet sur un paradoxe. Déclinant l’illusion participative, il sert pour partie des orientations déjà infléchies, voire des décisions déjà prises. S’il n’est pas illégitime, pour une collectivité, de suivre un certain nombre de principes (aider le sport de masse plutôt que celui d’élite ou choisir d’associer la ville à un sport en particulier, par exemple), même bâtis en amont d’un sondage des attentes de la population, cette prééminence de décisions politiques antérieures pose problème. La définition des trois axes prioritaires du PST de Brest offre une bonne occasion de comprendre cette ambivalence. Ces axes ont été proposés aux participants des Assises du sport de 2011, sur la base de l’enquête préliminaire, avant que la démarche participative proprement dite ne débute. Or, cette définition des axes aurait également pu se nourrir du débat public et collectif. Cela confirme l’idée que les procédures ne sont pas neutres, façonnent le public appelé à participer et conditionnent en partie les usages possibles (Mazeaud 2012), renforçant au passage le rôle central des élus.

L’intérêt initial du mouvement sportif et des habitants pour la construction du PST était, en 2011, important. Le taux de réponse aux questionnaires des associations (63 %) et des structures de quartier (86 %), la facilité à obtenir des réponses complètes de la part de plus de 1000 habitants dans le cadre du sondage à la population, ainsi que la participation active des responsables associatifs aux premières phases du diagnostic (consultation, assises, comités techniques) ont témoigné d’un intérêt pour la démarche. Alors que jusqu’à la fin des années 2000, l’action sportive municipale se concentrait sur l’accompagnement des associations, l’ambition affichée d’infléchir les orientations de la pratique du sport à Brest paraissait mobilisatrice. Les témoignages recueillis auprès des responsables associatifs soulignent la modernité perçue de l’initiative à l’époque et l’attente initiale engendrée par la démarche. Pour le président et la coordinatrice de l’Office des sports, la mise en place du PST représentait une vraie opportunité : « on voulait avoir la possibilité de s’exprimer, de faire part de nos spécificités, de trouver une place dans le projet général de la collectivité[12] ». Les responsables associatifs voyaient ainsi dans le PST la possibilité de s’ériger en co-décideurs de l’action publique locale (Honta 2004). Les instruments d’action publique mobilisés ont ainsi permis de rassembler des acteurs aux intérêts pluriels autour d’une philosophie de l’écoute. Cette énergie créée a permis la mobilisation des acteurs historiques du mouvement sportif, mais aussi des citoyens ordinaires ou des acteurs a priori plus éloignés du monde sportif (maisons de quartier, associations de retraités).

Néanmoins, dès 2013, des critiques ont émergé. Dans la mesure où le PST ne pouvait être simplement une compilation des actions et des projets de chacun, certains acteurs s’y retrouvaient davantage que d’autres. En l’occurrence, ceux dont l’activité pouvait aisément être intégrée dans l’un des trois axes du dispositif (les associations proposant du sport pour tous, par exemple, plus que celles proposant une finalité exclusivement compétitive) pouvaient y obtenir une place privilégiée. En ce sens, l’imposition des axes du PST par la collectivité paraît bien ici avoir été un frein à l’engagement de certaines structures.

Une autre limite vient de l’absence d’effets concrets et immédiats du PST. En effet, ceux-ci ne pouvaient être envisagés, au mieux, qu’à moyen terme, et cela n’a pas tardé à démobiliser les acteurs, comme l’illustre notamment l’essoufflement des comités techniques au fur et à mesure de leur fonctionnement. Au cours des deuxièmes Assises du sport, ce sentiment s’est encore plus propagé, la place laissée à la parole des acteurs du mouvement sportif et au débat public ayant été réduite au strict minimum par rapport aux présentations des responsables de la DSN, à des expertises scientifiques et professionnelles (interventions d’universitaires spécialistes des politiques publiques du sport et de conseillers), ainsi qu’à des expérimentations entrant pleinement en phase avec les axes du PST de certaines associations repérées en amont (association favorisant par exemple le sport des personnes en situation de handicap dans le cadre de clubs de « valides[13] »). Difficile dans de telles conditions d’évoquer une réelle démocratie participative, les citoyens devenant de plus en plus « invisibles » (Gardesse 2012). L’offre de participation a ainsi été critiquée sur sa forme administrative et par le caractère antidémocratique de l’expertise bureaucratique (Bherer 2011).

Dès 2013, la participation n’a donc plus été convoquée par les concepteurs au même titre qu’elle l’était initialement : les attentes des participants étaient désormais prises en compte à l’aune du dispositif construit et venaient éventuellement l’alimenter, mais pas le remettre en question. En d’autres termes, le dispositif participatif a été valorisé pour le cadre formel d’expression d’opinions qu’il représentait, plus que pour les débats et le contenu des controverses qu’il aurait pourtant dû porter ; ce faisant, il a perdu de sa fonction de réflexivité et de sa dimension démocratique (Salais 2014). La défiance d’une part importante d’associations brestoises, suspicieuses à l’égard d’un dispositif qui visait dans une certaine mesure à les concurrencer, s’explique dans ce contexte : « ce que proposait le PST, on le faisait déjà », observe le président d’une importante association d’athlétisme[14]. Le PST a fait naître des concurrences et des luttes relatives aux places de chacun dans l’écosystème local. Les responsables d’associations se sont ainsi engagés, quelquefois malgré eux, dans un « apprentissage politique » (Dehousse 2004, 333) en se confrontant avec le fonctionnement du politique.

Une fois le PST formalisé et diffusé sous la forme à la fois d’un document général de cadrage, d’une page Facebook dédiée et des brochures et des infolettres (newsletters) régulières, le défi était de taille pour la DSN : pour que celui-ci puisse demeurer légitime tout en étant d’emblée critiqué, il devait au moins tenir ses engagements envers certains pans du dispositif. À titre d’exemple, la rédaction à partir de 2014 d’une Charte du nautisme, sorte de déclinaison nautique du PST, a eu pour conséquences d’accentuer le rôle de la voile scolaire ou encore de favoriser l’excellence locale en matière d’événementiel nautique, dont on a compris le caractère crucial pour Brest en termes d’image et de profits symboliques. D’un point de vue des réalisations concrètes, la création d’un espace Santé active (en lien avec la Caisse primaire d’assurance maladie) ou encore de l’espace Spot Iroise (aire de stockage de matériel nautique de 230 emplacements pour les particuliers), représente des aménagements urbains utiles et plébiscités par les usagers.

Néanmoins, les acteurs du mouvement sportif (dirigeants d’associations, responsables de l’Office des sports, notamment) sont nombreux à nuancer les effets du dispositif depuis 2013. À leurs yeux, il apparaît par exemple évident que si l’axe 1 (sport-santé et sport pour tous) a été le plus travaillé par la DSN, les axes 2 (installations et espaces sportifs) et 3 (communication, attractivité), eux, en restent dans une certaine mesure au stade des intentions. Plus largement, le PST semble de prime abord peu affecter leur organisation ou leurs objectifs, et les dirigeants de clubs perçoivent aujourd’hui le PST plutôt comme un dispositif municipal presque extérieur, peu différent d’une offre municipale traditionnelle, alors même que le dispositif vise à faire converger l’ensemble des parties prenantes : « ils [la DSN] voulaient une révolution… en fait tout le dispositif n’est pas vraiment partagé[15] ».

Finalement, le sentiment d’une frustration vis-à-vis du décalage entre le temps passé à participer à l’élaboration du dispositif, les espoirs de changement et les effets perçus, est patent. Cela fait dire à certains que la mise en place du PST par la collectivité « manque d’ambition »[16]. Un exemple illustre bien ce dernier point : si le développement du sport-santé et du sport pour tous (personnes en situation de handicap, aînés, scolaires, etc.) est valorisé par la DSN dans le cadre de l’axe 1, cette intention est en manque d’un réel projet structurant. Les représentants d’associations d’arts martiaux, de gymnastique volontaire, de pratiques douces pensent que la construction d’un lieu dédié aux activités de bien-être, mutualisé et partagé par les associations concernées, serait une réalisation utile et qui montrerait le volontarisme politique en la matière[17]. Mais ce projet, bien qu’annoncé un temps par la municipalité comme une conséquence de la mise en place du PST, est freiné dans son application pour des raisons principalement économiques.

Le PST de Brest, un instrument structurant pour l’écosystème sportif local

Que le PST vu en tant que relais d’une intention politique soit critiqué, que ses effets ne soient jugés, par les acteurs du monde sportif interrogés, qu’à l’aune d’une visée à court terme et que sa fonction de communication soit pointée du doigt, ne rendent pas l’instrument inefficace. Au sens de Hood (2007), les émetteurs du dispositif (ici, les services de la collectivité) ont à la fois le privilège d’être au centre des réseaux d’information (nodality – ils sont incontournables pour les acteurs associatifs), disposent de ressources financières (treasure – ils ont une capacité de subventionnement des associations et des projets locaux), possèdent un pouvoir officiel et légal (authority – ils ont une mission d’organisation du sport sur le territoire) et un capital humain compétent avec une capacité d’action directe (organization – la DSN est structurée autour de responsables du développement des différents projets et missions, mais aussi de relais sur le terrain : éducateurs, agents sportifs, etc.). Dans ce contexte où la collectivité s’impose comme un acteur incontournable de l’écosystème sportif local, nous suivons Loïc Blondiaux (2008, 94), pour qui « l’introduction d’une dose, même limitée, de participation dans l’action publique a toutes chances de produire des effets ». Notre enquête montre effectivement que le PST est, depuis 2010, un véritable facteur de changement. La conception de cet instrument, mais aussi sa mise en oeuvre et son appropriation par les publics (Le Bourhis et Lascoumes 2011), au-delà de l’instrumentalisation politique dont elle est l’objet, ont en effet des impacts non négligeables sur les interactions entre les différents acteurs, qui contribuent à faire muter cet écosystème : entre conséquences directes et indirectes, immédiates ou différées, prévues ou inattendues et d’envergure locale ou globale, le PST influence indéniablement l’univers sportif brestois. Ce sont ces impacts que nous présentons maintenant.

Les effets du PST de Brest sur l’équilibre et sur l’évolution de l’écosystème sportif local se repèrent à différentes échelles et temporalités, en l’occurrence surtout à moyen ou long terme. Ils peuvent être déterminés par rapport à quatre dimensions prioritaires. D’abord, on observe que le dispositif entraîne indirectement une dynamisation du tissu des acteurs sportifs et encourage leur mise en réseau progressive. De manière corollaire, le PST influe sur le quotidien des associations sportives, à la fois par la mise à disposition de ressources au service de celles-ci et par la valorisation des compétences développées par chacune de ces associations. Ensuite, en tant qu’instrument politique, le PST joue en faveur d’une recomposition de la gouvernance interne des politiques sportives à Brest, au service d’une offre ouverte au plus grand nombre. Enfin, c’est sur le plan de la prise en compte des attentes et des besoins contemporains des pratiquants et des citoyens ordinaires par les différents acteurs, publics ou privés, du mouvement sportif, que le PST joue un rôle significatif.

Une dynamisation du tissu sportif : le PST comme instrument incitatif

Nos résultats amènent d’abord à distinguer trois domaines dans lesquels l’impact du PST sur les acteurs publics (services de la collectivité) et sur le mouvement sportif (clubs en particulier) est tangible bien qu’indirect. Celui de l’offre sportive locale brestoise en premier lieu : l’existence du dispositif amène en effet peu à peu les acteurs municipaux à repenser l’offre municipale et sa structuration territoriale de manière à la situer en complémentarité avec celles des associations. Là où le service « Sport et quartiers » par exemple intervenait avant la formalisation du PST dans les quartiers sensibles de la ville sans nécessairement avoir une vue de l’activité des autres associations présentes sur cet espace, son action se pense désormais en lien avec ces structures : projets communs, partage de créneaux d’activités, etc. Celui du fonctionnement des associations ensuite : le PST amène effectivement de nombreux clubs à formaliser leur projet associatif, de manière à gagner en cohérence avec les lignes de développement prioritaires fixées par le dispositif (santé, sport pour tous, etc.). La prise de conscience, dans diverses structures, de l’absence d’une offre à destination des populations en situation de handicap au sein de leur activité, est par exemple un corollaire de la réflexion suscitée par la mise en place du dispositif. Celui du lien social enfin : l’un des principaux résultats du PST est la structuration d’un réseau distinctif de partenaires (clubs et associations, institutions socio-éducatives, etc.) en vue de définir des actions efficaces, réseau animé par la DSN, grâce notamment à l’animation de réseaux sociaux dédiés.

On observe donc que le PST aujourd’hui assure une dynamisation des acteurs sportifs et du territoire, une mise en réseau ainsi qu’une création d’interactions. Il n’a pour autant pas vocation à financer directement des actions, dans la mesure où il ne dispose pas de budget spécifique. Le PST brestois est en revanche pensé pour faire évoluer à la fois les politiques publiques et les actions des clubs vers davantage de prise en compte des besoins des habitants, des pratiquants, comme vers la recherche d’une plus grande cohérence entre les différentes offres sportives du territoire. La prise de recul temporelle, les interactions créées entre responsables d’associations et l’apparition de nouveaux projets, événements liés au PST dans la ville (dont Brest Culture Sport, organisé en septembre 2018[18]), jouent ici comme autant de facteurs d’une meilleure acceptabilité sociale du dispositif. Le PST symbolise d’ailleurs parfois une forme de force collective, qui donne au champ sportif local un poids non négligeable auprès des décideurs politiques, sportifs ou non. Signalons par exemple que les acteurs locaux (la collectivité, le Centre municipal de médecine du sport, les inspecteurs de la Jeunesse et des Sports, les élus régionaux et les responsables du Campus de l’excellence sportive de Bretagne[19], ainsi que certaines associations sportives) ont pu défendre avec succès auprès de l’État et de la Région, grâce à la légitimité politique que conférait l’existence du PST à l’initiative, le projet de construction d’un internat dédié à l’accueil des sportifs de haut niveau à Brest.

Un instrument permettant la mise en avant des compétences du mouvement sportif

L’une des fonctions les plus importantes du PST est, on le comprend, de souligner le travail des associations sportives sur le territoire. Par l’intermédiaire des brochures Soyons sport !, de la page Facebook dédiée, d’une communication régulière dans la presse locale, la DSN s’attelle à montrer les réalisations marquantes. En rendant explicites des événements et des actions, identifiés comme participant à tel ou tel axe, cette activité opère une forme de reconnaissance de ce que ces associations et leurs bénévoles donnent à la ville, ainsi que de leurs compétences : « C’est vrai que le PST, on ne le soupçonnait pas, mais il a forcé les associations à voir ce qu’elles apportaient à la cité[20]. » En d’autres termes, mettre en avant que chaque association est susceptible de répondre à un enjeu social les inscrit comme des rouages essentiels de la cité et favorise ainsi leur intégration (Blondiaux 2008). On observe en effet que la présence de la chargée de mission de la Ville auprès des différents clubs pour les faire adhérer à la philosophie du PST et l’intérêt permanent porté au dispositif dans le discours de l’adjoint au maire en charge des sports ont peu à peu familiarisé les acteurs associatifs au dispositif, et les ont convaincus de l’intérêt de s’inscrire à leur manière dans ce dernier. Le service – offert par la DSN – d’accompagnement au montage de certains projets de subvention, nationaux ou européens, jugés comme étant en phase avec les axes du PST, est ici un exemple clé de la transformation graduelle des rapports entre DSN et monde associatif.

Les organisations, et surtout les dirigeants engagés dans ces changements, ont bien saisi l’importance d’être identifiés comme étant des membres actifs du réseau. Cette reconnaissance assure la maîtrise d’informations et de ressources (matérielles, juridiques, techniques) qui peuvent être cruciales pour la prévision de leur avenir. Le PST favorise en ce sens une rationalisation du fonctionnement de certaines associations. Leur engagement dans la vie de la cité se comprend ainsi comme la défense d’intérêts particuliers qui, ensemble, répondent à l’intérêt général porté par la collectivité : avoir « une position institutionnelle » paraît bien dans ce cadre être « une ressource en soi » (Hassenteufel 2011, 148). Une association d’athlétisme, dont le responsable était initialement assez indifférent au dispositif (en raison de la minimisation de la place de son association dans la politique brestoise passée), s’est ainsi transformée en une association clé du territoire, en organisant le Brest Urban Trail, événement de course à pied désormais incontournable. Cette association a su faire entrer son projet d’événement en résonnance avec les attentes du PST : construire une image sportive, démocratiser la pratique sportive en la rendant accessible à tous, etc.

Les associations, comme la DSN d’ailleurs, semblent en effet avoir pris la mesure de l’enjeu d’une ouverture de leur offre vers le secteur du handicap, du bien-être, du sport-loisir ou, pour le dire communément, du sport pour tous, axe prioritaire du PST. La démarche a, dans un premier temps, permis la structuration de partenariats entre le mouvement sportif et des acteurs avec lesquels celui-ci n’est en général que ponctuellement associé (mutuelles de santé, Caisse primaire d’assurance maladie, Centre hospitalier universitaire de Brest, Agence régionale de santé, associations de retraités, institutions de prise en charge de personnes handicapées, Ligue contre le cancer, etc.). Les conventions et les partenariats se sont développés dans nombre d’associations locales depuis 2010. Pour ne prendre qu’un exemple, l’Office des retraités de Brest est devenu un acteur presque incontournable pour le monde sportif comme pour la DSN. Aujourd’hui, il propose une offre diversifiée en lien avec divers clubs : athlétisme, natation, qi gong, yoga, golf, etc.

Parallèlement, du côté des associations, cette ouverture vers le sport-santé et le sport-loisir constitue une vraie opportunité de développement. Outre qu’elle a permis une évolution significative des effectifs de licenciés (par le biais d’une section de marche nordique pour un autre club d’athlétisme par exemple, dont la création est directement liée à l’élaboration du PST), elle a surtout entraîné une réflexion sur les missions du club, son intégration dans le paysage local et son lien aux clubs voisins. Aujourd’hui, la dimension compétitive, historiquement prioritaire, est envisagée dans sa complémentarité à l’offre de loisir et de santé : « Avec le PST, on a ouvert une section loisirs et ça nous a amené un nouveau public[21]. »

Les effets du PST sur l’offre sportive municipale et associative à Brest, finalement, paraissent influents sur le quotidien des clubs, par la mise à disposition de ressources, que celles-ci soient techniques ou administratives. La mise en réseau permet des échanges et une diffusion du savoir et des compétences. On notera par exemple l’inscription de divers entraîneurs dans des formations « sport-santé » proposées par la Ville en lien avec le Centre de médecine du sport. Autre exemple, la DSN devient pour les associations une ressource importante lorsqu’il s’agit de rédiger un dossier d’appel à projets, de mettre en place les conditions de stabilisation d’un emploi, de réfléchir à son projet associatif, etc. Dans de nombreux domaines, le PST a un effet structurant sur l’offre sportive locale, mais cet effet n’est pas nécessairement perceptible par les acteurs concernés.

Un impact sur le pilotage de la politique sportive

D’abord créé pour répondre aux attentes des habitants, le PST de Brest est aussi un élément déterminant de la gouvernance interne de l’organisation publique sportive locale. La construction du dispositif s’accompagne en effet au sein de la Direction des sports et du nautisme, tout au long de la décennie 2010, d’une réorganisation fonctionnelle et d’une réorientation des missions de celle-ci : création d’un poste de titulaire dédié à la coordination du dispositif, accentuation du rôle du service responsable de la gestion des équipements, intégration du développement du PST dans les fiches de postes (descriptions de tâches) de différents fonctionnaires, notamment. Conçu comme une ligne politique transversale aux services et aux objectifs de la DSN, le PST s’est imposé au sein de cette direction comme un point de repère officiel. Il n’est en effet aujourd’hui pas une réunion de service ou un projet municipal organisé sans que ne soit réfléchie sa place en lien avec le PST[22]. Le partage de ce référentiel commun est essentiel : au-delà de son aspect contractuel, le PST joue un rôle de courroie de transmission de valeurs et de sens entre services de la DSN (services « sport et quartiers », « nautisme », etc.) et mairies de quartier. Le diagnostic approfondi du territoire sur lequel s’est initialement basé le PST a par exemple mis en avant le déséquilibre de l’offre municipale entre des quartiers de Brest sur le volet des équipements sportifs comme sur celui des pratiques proposées. Par la consultation, la communication puis la contractualisation, des choix ont été faits, en accord avec les associations locales, en vue de mieux gérer les équipements, de proposer des activités moins cloisonnées, etc.

Cette démarche est cruciale dans certains domaines où les modalités de gouvernance et d’organisation sont peu interrogées et remises en question, comme l’est le secteur du nautisme à Brest. Arquées sur le modèle compétitif et de la pratique du haut niveau, qui place Brest parmi les villes les plus performantes en voile en France, les questions du nautisme pour tous ou de la voile scolaire tendent à y être délaissées. Loin d’être une évidence, la démocratisation du nautisme pour cette cité portuaire et maritime est pourtant un enjeu important (Chlous-Ducharme et Lacombe 2006), tant en termes d’image que d’usages du littoral et de la mer. L’élaboration de la Charte du nautisme a notamment eu pour fonctions de révéler cet enjeu et de faire évoluer les pratiques et les représentations, en vue d’une plus grande proximité des Brestois avec les activités praticables dans la rade de Brest[23]. L’une des conséquences indirectes du PST, sur ce point, est la fusion, concrétisée en 2019, de l’ensemble des clubs nautiques locaux dans une seule entité, le Brest Bretagne Nautisme, cohérente avec les orientations de la charte, et donc du PST, car plus susceptible de répondre aux enjeux de démocratisation de la pratique.

La mobilisation d’un instrument comme le PST participe enfin à la redéfinition des formes de la gouvernance. En pilotant le dispositif, la DSN se substitue également, dans une certaine mesure, à l’Office des sports, dont la mission est aussi d’accompagner les clubs dans leur développement. Avec le PST, la DSN prend la main sur la politique sportive et double, dans certains cas, cet office, le cantonnant de fait dans un rôle historique : conseil aux associations, répartition des subventions traditionnelles, information aux usagers. La situation n’est pas nécessairement bien vécue par les responsables de cette instance, qui sollicitent de la collectivité la possibilité de prendre en charge elle-même certaines missions. Elle paraît toutefois inéluctable à leurs yeux, tant le volontarisme municipal semble important sur cette question. Selon la collectivité, cet office est probablement trop proche des associations sportives elles-mêmes pour pouvoir réellement jouer un rôle moteur de transformation[24].

Le PST permet également de renforcer la position de la DSN parmi les autres directions municipales. En donnant une vision de l’état initial et du changement escompté, il est un outil de management stratégique majeur permettant de reconnaître la question sportive au coeur des questions d’urbanisme, de voirie, d’entretien des espaces verts, de tourisme, etc. L’action de la DSN apparaissant désormais rationalisée et priorisée, en raison de l’existence du PST et d’une communication autour de ce projet au service du territoire, il lui est possible de peser dans des décisions dont elle était jusque-là exclue. Si elle travaille aujourd’hui de concert avec la Direction de l’action sociale et de la santé, elle est aussi davantage associée aux travaux, par exemple, des directions de l’écologie urbaine et de l’aménagement urbain, de même qu’elle est représentée dans certains conseils de quartier. Aujourd’hui, la consultation de la Direction des sports et du nautisme par la mission « grands projets » de la Ville en vue d’y intégrer avec pertinence une offre sportive, est l’illustration de ce rayonnement de la direction, facilité par le Projet sportif territorial. Le cas de l’important projet de réaménagement des rives de la Penfeld est intéressant : cet espace est aujourd’hui, dans sa plus grande partie, un site militaire, mais qui a vocation à être démantelé et réaménagé à moyen terme (nouveau quartier, activités commerciales, construction d’infrastructures nautiques, etc.). Il est crucial pour la DSN d’être régulièrement consultée par la mission des grands projets urbains pour faire en sorte que la pratique sportive, notamment auto-organisée, soit intégrée dans ce projet.

Une meilleure prise en compte des usages contemporains

La mise en place du PST pose enfin plus largement la question de la place des citoyens : le projet est-il pensé d’abord pour les clubs ou pour la population brestoise en général ? Aujourd’hui, la concrétisation de l’observatoire brestois du sport, dont on attend qu’il permette d’actualiser les évolutions des usages et des attentes des pratiquants et du milieu sportif, signale une centration de la DSN sur les pratiques des habitants, en particulier hors club. Par exemple, la question de l’aménagement des circuits de course à pied dans les parcs et les forêts de Brest, clairement spécifiée dans le diagnostic initial et défendue dans le PST, constitue une réponse à une demande de pratiquants auto-organisés, alors qu’elle paraît secondaire aux yeux des clubs d’athlétisme. En d’autres termes, la mise en place du PST provoque ici l’entrechoquement de deux visions de ce qu’est l’activité sportive, la DSN prenant en compte de manière centrale la pratique dite libre, quand nombre de clubs ne voient dans cette dernière que quelque chose qui ne les concerne pas. Le discours de l’adjoint au sport atteste de cette intention : « Aujourd’hui le sport est pluriel et l’activité free ou semi-organisée, loin d’être concurrentielle, se révèle être un tremplin pour mettre ou remettre le pied à l’étrier de publics qui n’iraient pas naturellement vers le sport, et vient alimenter le tissu de licenciés sportifs en réveillant de vraies passions[25]. »

L’exemple du projet de construction d’un réseau social sportif brestois, piloté par la DSN, éclaire bien les tensions qui se nouent. Destiné à favoriser la création de communautés de pratiquants, à diffuser la pratique sportive auprès de tous, ce nouveau dispositif n’est pas nécessairement perçu positivement par les responsables d’associations, dans la mesure où il contribue à inscrire la pratique auto-organisée dans une relation de concurrence avec les clubs. Néanmoins, ayant dorénavant conscience de la réalité du fait sportif, où la majorité des pratiquants développent une activité hors club, les acteurs fédéraux acceptent cette situation avec l’espoir d’une future institutionnalisation de ces pratiques.

Conclusion

Une politique sportive locale se construit à la convergence de deux processus : l’effort d’ajustement de la collectivité à la dynamique des pratiques sportives d’une part, l’adaptation des associations à ce phénomène de l’autre (Noé 1991). La construction du Projet sportif territorial de Brest condense ces deux tendances. Nous avons montré que cet outil, qui a été peu à peu accepté par la grande majorité des acteurs, est en effet un instrument de transformation de l’écosystème sportif local et de régulation de la gouvernance ; il sert d’élément en faveur d’un « renouvellement de l’action publique en matière de sport » (Rech 2021, 7). En ce sens, ce dispositif issu d’une méthode participative contribue à étendre la capacité politique de la collectivité, le recours à la participation s’affirmant comme un facteur de cette mutation davantage que comme une instrumentalisation politique. Il rejoint ici une intention plus globale de la ville de faire une place à la concertation citoyenne, comme en atteste l’existence, depuis 2019, d’un budget participatif municipal. Ce dispositif au succès médiatique, encore peu développé dans le champ sportif (ibid., 11), consiste à réserver un financement à des projets issus de la démocratie participative et visant l’intérêt général à l’échelle de la ville.

La mise en place d’un projet sportif local par une collectivité et sa réception par les acteurs sportifs dépendent des acteurs engagés, du sous-système de politique publique, des interactions développées entre eux, des ressources, représentations, compétences, capacités et intérêts présents dans l’écosystème. En fonction des intentions des élus, de la structuration de la direction municipale des sports, de la configuration du tissu sportif (rôle de l’Office des sports, histoire des clubs, par exemple), ainsi que des singularités locales en termes d’usages de la pratique sportive (modalités, équipements, etc.), l’organisation peut en effet prendre des colorations spécifiques. À l’échelle de Brest, la formalisation du PST apparaît à la fois comme un dispositif opérant, bien que controversé, et en même temps comme une démarche ambitieuse, dont la ville n’a d’ailleurs pas nécessairement les moyens financiers[26]. Notre enquête montre que ce type de dispositif fait malgré tout figure de processus structurant pour un territoire, c’est-à-dire qu’il génère des impacts positifs en matière d’offre associative, de politique municipale ou encore, plus largement, d’organisation des pratiques sportives auto-organisées.

Nous aimerions en conclusion soulever une question de nature critique, à propos de l’idée-même de la construction d’une stratégie publique et d’une logique de projet dans le domaine du sport au sein d’une collectivité. Malgré les succès du dispositif, les élus et les responsables de la DSN de Brest en regrettent parfois le manque d’entraînement, souhaiteraient qu’il fédère davantage, qu’il devienne encore plus une référence commune d’orientation des actions. Ils projettent ici une vision de l’action publique très institutionnelle, négligeant un certain nombre d’impensés. Celui d’abord que la pratique sportive n’appartient somme toute complètement ni à l’État, ni aux collectivités, ni aux associations qui l’organisent, et qu’en ce sens il serait illusoire de vouloir absolument la guider. Celui ensuite que la richesse du monde sportif se trouve dans son fonctionnement souvent spontané, et qu’il est ainsi logique qu’un certain nombre d’initiatives échappent aux dispositifs de mise en projet. Celui enfin que les associations, au statut sociojuridique privé, auraient nécessairement à envisager leur action dans un lien à la collectivité, quitte à délaisser leur histoire et leurs objectifs propres. Dispositif de développement indéniable, un projet sportif territorial ne peut prétendre s’imposer sans être modulé par une prise en compte des contingences locales. Sa légitimité tient d’abord au fait qu’il est pensé dans une perspective dynamique comme étant le résultat d’une construction historique et d’une configuration sociale évolutive, d’un environnement potentialisé.