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Dans Les inégalités contre la démocratie, le professeur de science politique de l’Université Laval Jean-Pierre Derriennic se penche sur la croissance des inégalités économiques et leur conséquence sur la détérioration de la démocratie. La réflexion qu’il propose s’approfondit d’une analyse des inégalités de représentation engendrées par les différents modes de scrutin au sein même des régimes démocratiques. Nourrie par de nombreux exemples au sein et à l’extérieur du Canada, la réflexion de Derriennic est très bien arrimée aux contextes québécois et canadien dont il analyse et déplore une des conséquences les plus importantes du mode de scrutin, le fait de favoriser la création de gouvernement élu par une petite minorité de la population. Ainsi, si plusieurs politologues apprécient la propension du mode de scrutin uninominal à un tour à créer des gouvernements stables, le politologue de l’Université Laval rappelle, chiffres à l’appui, que le revers de cette médaille est que les préférences d’un très grand nombre d’électeurs ne sont pas prises en compte par ce mode de scrutin. Il en résulte que du point de vue stratégique le vote des uns dans un petit nombre de circonscriptions ciblées acquiert une importance beaucoup plus grande que le vote des autres dans des circonscriptions acquises et que la politique devient ainsi plus une question de marketing stratégique dans les premières circonscriptions qu’une traduction des préférences du plus grand nombre.
L’ouvrage est composé de cinq chapitres à travers lesquels s’opère le mouvement général de l’argument. Il débute par une discussion sur l’état des inégalités économiques pour se déplacer vers la discussion sur l’influence des modes de scrutin en démocratie sur les inégalités de représentation. Le premier chapitre aborde les dynamiques et les conséquences des inégalités économiques. Derriennic y distingue différents outils de mesure de ces inégalités : inégalités de revenus, inégalités de fortune, coefficient de Gini, ainsi que les effets économiques et sociaux de ces inégalités.
Le second chapitre s’intitule « L’importance de l’égalité ». Derriennic ne s’encombre pas longtemps de l’argument libertarien selon lequel on pourrait avoir une substantielle égalité devant la loi, si elle n’est pas accompagnée de politiques substantielles pour niveler les inégalités économiques. Ce chapitre met en relief des mécanismes qui ont permis une croissance importance des inégalités durant les dernières décennies et des mécanismes qui permettraient de s’y attaquer, l’impôt sur les successions notamment, dont la diminution des dernières décennies n’a profité qu’à une infime minorité. Il soutient de façon convaincante que la réduction des inégalités économiques n’est pas seulement importante en soi, mais qu’elle est aussi essentielle à la vitalité d’une société démocratique.
Le chapitre suivant porte précisément sur « L’égalité dans la démocratie ». Ce chapitre est celui dans lequel Derriennic se penche le plus clairement sur le fonctionnement effectif de la démocratie. Après avoir passé en revue les principes souvent invoqués par les philosophes pour appeler à redynamiser la démocratie – le pouvoir du peuple, la souveraineté, etc. –, le politologue invoque les sérieuses limites de ces seules notions pour expliquer et comprendre les enjeux par exemple d’inégalités de représentation ou d’inégalités dans le poids du vote qui minent le fonctionnement effectif de régimes démocratiques aujourd’hui. Une portion importante de l’argument porte ici sur ce que la décentralisation des prises de décision politique permet, mais aussi ne permet pas de faire en matière de pratiques démocratiques. Derriennic souligne notamment qu’une décentralisation fiscale peut avoir comme effet pervers d’accroître les inégalités économiques entre villes ou régions riches et pauvres. Il met donc de l’avant d’importantes réserves à l’égard d’une décentralisation dans ce domaine.
Au quatrième chapitre, « Des institutions démocratiques moins inégales », l’auteur analyse de façon très didactique les institutions et les mécanismes qui peuvent nuire au bon fonctionnement de la démocratie : l’influence politique des intérêts économiques, les règles de financement des partis et les inégalités électorales. Il expose par la suite le fonctionnement de différents modes de scrutin : le vote à préférences ordonnées, les représentations proportionnelles et la représentation intégrale, en montrant comment ils pourraient contribuer à diminuer les inégalités électorales et ainsi remédier au principal effet pervers de notre mode de scrutin, celui de traduire passablement mal les préférences de la majorité de la population.
Le livre se termine sur un chapitre intitulé « Par où commencer ? » où l’auteur propose un programme d’actions en mettant de l’avant des propositions en vue de la réduction des inégalités économiques et de la réforme du mode de scrutin. Il y ordonne ses propositions de réformes et de politiques en allant de celles qui lui apparaissent comme les plus faciles à adopter à celles qui risquent de rencontrer soit le plus d’opposition de la part des acteurs, soit le plus d’obstacles en raison de contraintes structurelles, par exemple la compétition internationale pour attirer des investissements.
Cet ouvrage de Jean-Pierre Derriennic est un tour de force. Il existe d’excellents ouvrages sur les inégalités sociales et économiques, tout comme il existe d’excellents ouvrages sur les effets des modes de scrutin. La force de son argument est non seulement d’aborder ces deux enjeux dans la même foulée, mais de montrer que les inégalités économiques ne reposent pas nécessairement sur les mêmes mécanismes que les inégalités dans l’importance des différents votes qui sont générés par les divers modes de scrutin. L’argument présenté est dense, mais extrêmement bien ficelé ; il est concis, mais sans raccourci ; enfin, il est clair autant sur le plan de l’argument théorique que du côté de la démonstration empirique illustrant le raisonnement. Même si l’ouvrage tient en 145 pages, il n’est jamais à court d’exemples saisissants qui illustrent bien des enjeux parfois assez techniques, comme les déformations ou les inégalités du vote qui découlent des différents modes de scrutin. Ces exemples oscillent entre les contextes québécois, canadien, états-unien, français, anglais et suisse, mais ne s’y limitent pas.
Les inégalités contre la démocratie est un ouvrage important autant pour les personnes qui s’intéressent à l’analyse des inégalités sociales que pour celles qui s’intéressent à la participation électorale et à la réforme des modes de scrutin au Québec et au Canada. Les chercheurs apprécieront la densité de l’argument de Derriennic, le grand public appréciera sa concision et sa clarté. Dans un contexte de croissance des inégalités sociales et de perte de confiance dans les institutions de la démocratie libérale, cet ouvrage du politologue de l’Université Laval pourrait difficilement tomber plus à point.