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En démocratie, les mandats électifs ont très tôt soulevé la question des conditions matérielles de leur exercice. L’une des solutions retenues, certes différemment selon les États, a consisté à indemniser les activités électives (Le Saout 2019). Cette pratique désormais ancienne continue cependant de susciter des discussions, mieux encore, d’émettre des réserves. En effet, les critiques n’ont jamais véritablement cessé à l’égard de la condition rémunérée du personnel politique. Elles pèsent lourdement sur les difficultés rencontrées par les législateurs à énoncer l’objet même des réformes qu’ils engagent, tant ils redoutent, en légiférant sur l’attribution de moyens financiers, de s’exposer à des réprobations ou à des accusations populaires (Damamme 1999). Toutefois, en tant qu’occupation rémunérée et susceptible d’être exercée à plein temps, l’activité politique peut être considérée comme une activité professionnelle ordinaire même si elle occupe une position singulière dans la division sociale du travail. S’intéresser au financement de cette activité revient à s’intéresser aux possibilités de s’y engager et de s’y maintenir. En effet, ce marché est profondément sélectif et très inégalitaire du point de vue des gratifications matérielles. Sélectif dans le sens où pour des raisons matérielles certaines catégories d’agents sociaux peuvent moins que d’autres s’y engager. Inégalitaire dans la mesure où certains mandats sont plus lucratifs que d’autres et que l’indemnisation permet à des individus, parce qu’ils peuvent entièrement se consacrer à leur fonction élective, de capitaliser un ensemble de ressources (savoir-faire, maîtrise des codes de l’institution, entretien de réseaux, etc.) (Lagroye 1994), ce qui leur accorde un avantage pour se maintenir dans le champ politique et rend tendanciellement tout retour à leur situation antérieure quasi impossible à réaliser. Autrement dit, les rétributions matérielles contribuent à leur manière à la clôture de l’espace politique (Gaxie 1996). Cette logique affleure dans les travaux qui s’intéressent à la sélection sociale des élus en compétition pour la conquête des mandats, sans pour autant être précisément étudiée (Dogan 1967 ; Garraud 1989 ; Costa et Kerrouche 2007 ; Mévellec et Tremblay 2016).

Dans la littérature francophone, les publications sur le sujet qui relèvent de la science politique ou de la sociologie politique sont effectivement rares (Demazière et Le Saout 2021). Quand elles existent, la plupart d’entre elles portent principalement sur le travail législatif de codification des indemnités, qu’il s’agisse de s’intéresser aux scandales provoqués par l’augmentation de l’indemnité des députés français au début du XXe siècle (Garrigou 1992), aux difficultés pour réglementer la rémunération des parlementaires helvétiques (Mazzoleni 2006), à l’amélioration des conditions de travail des députés français en leur allouant un crédit pour recruter des collaborateurs (Phélippeau 2005), ou encore d’insister sur l’« incrémentalisme » qui caractérise le projet réformateur d’indemnisation des mandats locaux (Lehingue 1999 ; Payre 2007). À l’écart de ces recherches centrées sur la réglementation de la professionnalisation politique, la rémunération des élus fait parfois l’objet de brèves incursions de la part de chercheurs engagés dans l’analyse d’autres questions, comme le renforcement de l’intercommunalité dans les espaces ruraux et ses effets sur les parcours politiques (Vignon 2010), le déroulement des carrières de femmes élues et les propriétés de leur socialisation professionnelle (Navarre, 2015), les trajectoires militantes et politiques, mais aussi électives des auxiliaires du politique (Lefebvre 2017), le renouvellement des circuits d’accès à la députation (Boelaert, Michon et Ollion 2017), la contribution des conjointes d’élus professionnalisés et la part non rémunérée du travail de ces élus (Gris 2016), ou encore le désengagement et le retrait de la vie politique (Dalibert 2016). De sorte que, sans être ignorée, la rémunération des élus est généralement abordée de manière latérale.

Alors que dans la littérature francophone, et notamment française, la dimension financière de la professionnalisation politique a peu été prise en compte en tant qu’objet d’investigation, à l’échelle internationale la rétribution monétaire des mandats a suscité un plus grand nombre de recherches. Ces publications se distribuent selon trois axes plus ou moins imbriqués. Le premier s’intéresse à la question de la détermination de la rémunération des élus, essentiellement celle des parlementaires d’ailleurs. Si certains auteurs abordent le sujet d’un point de vue historique (Baimbridge et Darcy 1999), la plupart des travaux s’inscrivent dans une perspective normative selon laquelle il convient soit de repérer les critères qui participent à définir une « bonne » rétribution (Judge 1984), soit d’apprécier les effets de cette dernière comme dispositif d’incitation au travail politique (Besley 2004 ; Messner et Polborn 2004 ; Braendle 2015). Le second axe porte sur les rapports subjectifs à la rémunération. Suivant cette perspective, il s’agit d’évaluer dans quelle mesure les élus considèrent que leur rémunération est suffisante ou au contraire estiment qu’ils devraient gagner davantage (Mause 2014 ; Fisman et al. 2015). Enfin, la troisième perspective de recherche qui, assurément, est la plus explorée examine les relations entre rétribution financière et fonctionnement des systèmes démocratiques. Plus précisément, il s’agit ici de rendre compte des enjeux et des exigences multiples qu’engage la rémunération des fonctions électives et de considérer comment cette pratique peut affecter la confiance que les citoyens nourrissent envers leurs personnels politiques (Hibbing et Theiss-Morse 2002 ; Carnes et Hansen 2016) ou comment elle peut orienter les ambitions et les stratégies de carrière des élus (Kotakorpi et Poutvaara 2011). Dans le prolongement de ces questionnements, la littérature anglo-saxonne s’intéresse pour sa part aux aspects déontologique et éthique de la rémunération des représentants. Elle étudie les potentiels effets des financements sur l’orientation de l’action publique (DeGregorio 1994), sur les pratiques de financement indirect des partis politiques par les élus (Bolleyer et Gauja 2015) ou sur l’enrichissement des bénéficiaires (Diermeier, Keane et Merlo 2005 ; Eggers et Hainmueller 2009). Cependant, en adoptant un point de vue relativement surplombant et prescriptif, cette littérature anglo-saxonne, largement dominée par des approches économétriques mobilisant le paradigme du choix rationnel, renseigne finalement peu les processus sociaux qui participent à définir les usages des rémunérations politiques et laisse à ce jour peu de place à une sociologie politique de la rémunération des élus.

Ce numéro thématique de Politique et Sociétés a pour objet d’enrichir les analyses sur la professionnalisation politique en portant précisément l’attention sur les modalités de rémunération et de rétributions matérielles associées au travail politique et ainsi d’alimenter « au concret » la thèse de Max Weber (1959). Plus précisément, nous voulons montrer que pour vivre de la politique, il faut pouvoir en vivre. Cette possibilité, loin d’être évidente et également distribuée, relève d’un ensemble de jeux de tensions qui s’articule avec des réglementations existantes, d’autres activités rémunératrices et des conceptions différenciées de l’action politique. C’est notamment pour saisir la complexité de ces articulations et l’hétérogénéité des modalités de rémunération des mandats politiques que l’attention des contributeurs du numéro est surtout focalisée sur des formes de professionnalisation plus ou moins abouties qui sont celles le plus souvent associées aux mandats locaux. Les situations les plus sécurisées, celles qui permettent assez aisément de « pouvoir vivre de la politique », ne sont pas ici centralement abordées. Les enquêtes portent prioritairement sur des positions et des situations plus diversifiées dans le champ politique, mais qui sont aussi les plus courantes et les plus nombreuses. De sorte que dans ces larges zones de l’espace politique, les possibilités de vivre de la politique sont variables et contrastées.

Les trois premiers textes du numéro abordent chacun sous un angle spécifique l’hétérogénéité des possibilités offertes en France et au Canada de vivre de la politique. À partir d’une large étude menée par le Sénat français, Éric Kerrouche brosse un tableau de la situation des élus municipaux, dont la rémunération reste aujourd’hui fondée sur le principe de la gratuité des mandats. L’indemnité n’est pas un salaire, mais une compensation pour la perte potentielle d’autres revenus. L’auteur met en lumière des degrés hétérogènes de professionnalisation liés à la fois à la taille des collectivités et au type de fonction politique. Malgré de récentes modifications législatives, son enquête souligne qu’il est toujours difficile pour la plupart de ces élus de vivre de leur mandat.

Loin d’être une spécificité française, l’hétérogénéité des situations est également présente dans le contexte québécois, exploré par Anne Mévellec, Guy Chiasson et Jérôme Couture. Dans leur article, ils s’attardent à la modification de la Loi sur le traitement des élus municipaux de 2017 qui a mené à la libéralisation de la rémunération des élus locaux, désormais sous la seule responsabilité des municipalités. L’examen des registres argumentatifs des deux principales associations municipales montre bien comment le principe de gratuité des mandats est considéré comme caduc face aux enjeux contemporains d’attractivité et de complexité du travail politique. Ce discours prend également son sens au moment où les municipalités québécoises tendent à être reconnues comme un palier gouvernemental à part entière. Toutefois, alors que la taille démographique est unanimement considérée comme un critère insuffisant pour fixer la rémunération, dans la pratique, le seuil de 20 000 habitants révèle encore le clivage entre des petites municipalités contraintes de maintenir la figure de l’élu amateur et des plus grandes qui peuvent accorder à leurs élus les moyens de vivre de la politique.

Au-delà de ces portraits génériques sur les situations française et québécoise, Didier Demazière et Rémy Le Saout explorent les tensions associées à la rémunération en examinant les arbitrages que les élus sont appelés à faire entre vivre exclusivement de leur(s) mandat(s) ou maintenir une activité professionnelle. Ce questionnement est sous-tendu par une conception plus fluide de la rémunération politique, qui est moins liée aux montants proprement dits qu’à leur signification dans des parcours de vie professionnels et familiaux. Ainsi, le caractère « suffisant » pour pouvoir vivre de la politique est variable et relatif. Sa définition doit être mise en lien avec les activités antérieures des élus, les perspectives professionnelles post-mandat ou encore les arbitrages internes au ménage.

Les deux articles suivants, ceux de Sandra Breux et de Karim Lasseb, abordent, dans des contextes fort différents, respectivement le Canada et la Suisse, l’enjeu de la rémunération sous l’angle de son institutionnalisation. Dans cette perspective, à partir d’une enquête pancanadienne, Sandra Breux s’attarde aux conditions matérielles (rémunération et temps consacré) dans lesquelles 119 maires canadiens exercent leur mandat et la manière dont ils se représentent leur rémunération selon leurs revenus antérieurs ou en les comparant avec les indemnités accordées par des municipalités similaires. Un portrait en deux tons se dégage. Les maires à temps plein évoquent une baisse de leurs revenus, bien que leur niveau d’indemnisation se situe dans la moyenne des municipalités. Les maires à temps partiel, pour qui l’indemnité politique s’ajoute à un revenu d’emploi, considèrent leurs revenus supérieurs à leur situation antérieure alors qu’ils sont globalement inférieurs à la moyenne des municipalités similaires. Cette dyade ne saurait masquer la présence d’une certaine homogénéité des caractéristiques sociodémographiques et sociales des maires canadiens, ainsi que du nombre d’heures consacrées au mandat.

Karim Lasseb propose une étude longitudinale sur trois villes suisses (Zurich, Lausanne et Lucerne) qui permet de retracer sur le temps long la professionnalisation des élus municipaux. Dans ces villes, le principe de la rémunération, et par conséquent de la professionnalisation des exécutifs municipaux, existe depuis la fin du XIXe siècle. Pour autant, les débats perdurent et portent principalement sur les effets de sélection sociale que suppose tel ou tel niveau de rémunération. Finalement, la recherche montre qu’à long terme, même si les indemnités des élus suisses ont augmenté, leur position dans la hiérarchie salariale a décliné, témoignant d’une certaine dévalorisation de la fonction.

Les deux derniers textes décentrent le regard sur le sujet en analysant des formes discrètes de possibilités offertes aux élus de vivre de la politique : la détention de patrimoine et le contrôle des pratiques financières des élus. Dans une enquête exploratoire, Nordin Lazreg, Alejandro Angel et Denis Saint-Martin montrent comment à l’homogénéité sociale qui caractérise nombre de parlements (par les professions représentées) doit être ajoutée une certaine homogénéité des patrimoines (capital économique personnel). L’Amérique latine (Argentine, Bolivie, Brésil, Chili, Pérou et République dominicaine) offre à ce titre un terrain particulièrement intéressant qui permet, grâce aux nouvelles exigences nationales de divulgation des patrimoines des parlementaires, de tester l’hypothèse de l’homogénéisation sociale des élites politiques. Les auteurs y documentent la présence de tendances lourdes (comme le produit intérieur brut, le genre, le type de Chambre – haute ou basse) somme toute prévisibles, mais jamais documentées de façon synchronique et comparative dans ces six pays. Leur analyse permet de préciser les spécificités de chacun des pays en la matière. Elle met conjointement en lumière une relation plus surprenante entre la possession de patrimoine économique et la position occupée dans le champ partisan : si tendanciellement les parlementaires des partis de droite sont mieux dotés en capitaux économiques que ceux de gauche, les partis centristes ne respectent pas systématiquement cette distribution linéaire.

À partir d’une étude de cas dans une commune française, Stéphane Cadiou déconstruit les ressorts et les registres mobilisés par des opposants pour mettre en cause la probité du maire en place, accusé d’une série de malversations. L’analyse des discours des accusateurs comme du défendeur amène à voir ce qui est jugé problématique (ou non) dans l’usage des fonds publics, les types d’arguments associés à la dénonciation, notamment les registres de l’intégrité politique, de la responsabilité comportementale et de la disponibilité politique. Cet ensemble de perceptions et d’énonciations se révèle à son tour être en lien avec la position et les ressources des acteurs et reflète leur rapport au métier politique. En outre, l’approche monographique menée sur plusieurs années permet à l’auteur de suivre ce conflit sur le moyen terme et d’analyser la circularité des arguments lorsque les acteurs changent de place à la faveur d’une alternance électorale.