Résumés
Résumé
Cet article met en perspective la dualisation des fonctions entre amateurs et professionnels au sein de la population des élus municipaux français et son traitement inadéquat en matière statutaire. La première partie met l’accent sur le caractère chronophage et exigeant des fonctions électives, particulièrement pour les élus communaux titulaires d’un mandat exécutif qui aboutit pour certains d’entre eux à rendre l’exercice d’un mandat incompatible avec une activité professionnelle. La seconde partie montre que les évolutions statutaires mises en place par la récente loi Engagement et proximité ne répondent pas ou mal à des attentes différenciées mal appréhendées par le texte.
Mots-clés :
- France,
- décentralisation,
- communes,
- élus municipaux,
- statut de l’élu
Abstract
This article puts into perspective the dualization of functions between amateurs and professionals within the population of French municipal elected officials and its inappropriate treatment in statutory matters. The first part emphasizes the time-consuming and demanding nature of elective functions, especially for elected municipal representatives holding an executive mandate which results for some of them in making the exercise of a mandate incompatible with a professional activity. The second part shows that the statutory changes introduced by the recent “Engagement et proximité” bill do not, or poorly meet the differentiated expectations which are poorly understood by the text.
Keywords:
- France,
- decentralization,
- communes,
- municipal elected officials,
- status of local elected representatives
Corps de l’article
Le débat autour du statut des élus municipaux en France est récurrent. Toutefois, si des avancées législatives réelles ont été mises en oeuvre en la matière, il n’existe pas plus dans l’Hexagone qu’en Europe de réel statut qui traite des trois « moments » du mandat (accès, exercice, fin) (Kerrouche et Lavignotte 2006). L’étude comparée des modifications apportées tant au régime indemnitaire des élus locaux qu’à leurs conditions de travail met cependant en lumière que certains titulaires de mandats locaux en Europe s’inscrivent désormais dans une logique professionnelle, même si celle-ci est souvent niée et incomplètement codifiée (Kerrouche et Lavignotte 2000). Pour le formuler différemment, les mesures prises tendent à l’émergence d’un quasi-statut professionnel de certains élus sans que celui-ci ne soit forcément assumé jusqu’au bout. Cette remarque est tout particulièrement vérifiée dans le cas français.
La question de la professionnalisation des élus demeure cependant une thématique confuse dans la mesure où ce qu’elle recouvre est difficile à circonscrire s’agissant des activités électives. Le risque est d’ailleurs d’utiliser le terme de professionnalisation de manière trop extensive (Wilensky 1964). Par ailleurs, la situation du personnel électif n’est en rien univoque, ni à un moment T, ni dans la durée. D’une part, la situation des élus municipaux est hétérogène. Le cas d’un conseiller municipal, pour qui le mandat est une activité annexe, n’est pas comparable avec celui d’un adjoint, et encore moins à celui d’un maire. Dans les deux derniers cas, mais plus sûrement en ce qui concerne les maires, le mandat n’est plus forcément compatible avec une autre activité. L’adjoint, lui, peut se retrouver dans une situation intermédiaire parfois difficile à assumer (Lefebvre 2020). Mais, là encore, il faut faire une distinction en fonction de la strate démographique, les exécutifs des plus grandes communes étant plus concernés que les autres. D’autre part, la situation des élus se transforme au cours du temps sans assurance d’un parcours linéaire (dans la mesure même où celui-ci serait désiré) (Demazière 2020).
Dans les faits, l’idée de professionnalisation englobe de multiples facettes, mais trois apparaissent déterminantes : la dimension juridique et financière, celle de la carrière et, enfin, une définition par les savoir-faire et l’ethos (Michon et Ollion 2018)[1]. Juridiquement, la professionnalisation fait référence au processus de codification législatif visant l’encadrement des fonctions électives, ce que l’on nomme souvent le statut, qui est beaucoup moins étudié que la question, certes centrale, de la rémunération. La carrière est une autre façon d’aborder la problématique en mettant l’accent sur les types de carrière et/ou sur la longévité dans le champ politique (Garraud 1989 ; Marrel et Payre 2006). Enfin, dans certaines études, la professionnalisation est abordée dans sa dimension sociologique, comme processus conduisant à l’émergence du métier d’élu local[2]. Cette approche est intéressante, mais, sans entrer dans les débats qui structurent la sociologie des professions, il faut préciser que tout métier n’accède pas nécessairement au rang de profession (Charrier, Dubar et Tripier 1988). C’est ce qui a pu amener à dire de l’activité politique qu’elle était parfois revendiquée comme un art, largement perçue comme un métier, mais ne possédant que partiellement les propriétés d’une véritable profession (Lehingue 1999). Au mieux pourrait-on parler d’une profession en phase de structuration, comme l’ont été d’autres avant elle (Chapoulie 1973), mais dont le modèle d’identité professionnelle reste à définir en raison même de la spécificité de la fonction exercée.
Historiquement enfin, le débat ne fait que refléter une tension ancienne, inhérente au système représentatif : celle d’une disqualification de ceux qui, pour reprendre Max Weber, vivent de la politique (Garrigou 1992). Dans la théorie démocratique représentative traditionnelle, le suffrage universel confère une légitimité qui ne permet pas la remise en cause des capacités pour exercer les fonctions auxquelles les élus accèdent. Cette représentation entretient la mythologie démocratique qui veut que chacun puisse être élu, quelles que soient sa condition et sa situation. De ce fait, le qualificatif de « professionnel » sonne de façon péjorative dès lors qu’il s’applique à un élu. Ainsi, surtout au niveau local, la représentation dominante articulée autour de la notion d’amateur est toujours fortement valorisée : l’élu reste un individu comme les autres qui « donne » une partie de son temps pour la gestion de la communauté locale et dont les fonctions sont bénévoles. « La fonction élective étant un honneur, elle constitue pour l’élu un engagement qui n’appelle de ce fait, en théorie, aucune rétribution […] puisqu’il est motivé par le bien public et son dévouement légitimé par la vertu civique et le service de la République » (Mabileau 1992). Cette vision entre en contradiction avec les perspectives de professionnalisation qui se dessinent depuis la fin du XIXe siècle pour les parlementaires (Best et Cotta 2000) et depuis la seconde partie du XXe siècle pour les élus locaux. Ce contexte explique d’ailleurs en grande partie les tentatives « d’invisibilisation » des débats qui portent sur les indemnités électives, singulièrement au niveau local (Le Saout 2020).
Enfin la question du statut relève ainsi de la capacité de mobilisation des élus municipaux et de leurs associations à imposer les problématiques statutaires qui les concernent sur l’agenda législatif. Le processus est incrémental et son rythme est en partie déterminé par l’actualité législative en matière de décentralisation. Depuis 1982, ce processus n’est ni linéaire, ni homogène : à des périodes d’intenses prises de positionnement répondent des périodes de creux durant lesquelles le sujet semble disparaître de l’agenda politique (Kerrouche et Lavignotte 2020). En outre, et de manière plus structurelle, la construction statutaire se heurte de plus en plus à l’hétérogénéité des attentes des élus municipaux qui dépendent non seulement du rôle qu’ils jouent, mais également des caractéristiques de la commune dans laquelle ils sont élus.
Cet article fait suite à de nombreuses recherches sur la France et l’Europe qui portent sur l’évolution des rôles au sein des assemblées municipales entre simples conseillers et titulaires d’un mandat exécutif (Kerrouche et Lavignotte 2008 ; Egner, Klok et Sweeting 2013). Méthodologiquement, afin d’éviter les écueils que charrie le terme de professionnalisation, l’article utilise des indicateurs qui rendent compte de manière indirecte du processus de professionnalisation en tant que tel. Il vient ainsi compléter les travaux disponibles en actualisant les connaissances sur les élus municipaux français. Il permet en outre de montrer que la césure entre amateurs et professionnels ne se superpose qu’imparfaitement à la dichotomie simple conseiller/titulaire d’un exécutif ; la ligne de démarcation se situe avant tout chez les titulaires de rôle exécutif. Surtout l’étude permet de montrer que, en raison de cette stratification des élus municipaux, les mesures statutaires prises en leur faveur, y compris les plus récentes[3], ne répondent qu’imparfaitement ou mal à cette différenciation des rôles et au sein même des rôles. La première partie de l’article traite de l’implication dans le mandat, qui est au principe de la stratification des rôles locaux, et de la difficulté pour les exécutifs d’exercer celui-ci. La seconde partie met l’accent sur l’inadéquation des ajustements statutaires intervenus en France en montrant que ceux-ci ne peuvent satisfaire les différents types d’élus.
Sur le plan de la méthodologie, cet article s’appuie notamment sur les résultats d’une consultation en ligne des élus locaux français portant sur leur statut et leurs attentes réalisée à l’initiative de la Délégation aux collectivités territoriales et à la décentralisation du Sénat français. Ainsi, 17 500 contributions ont été complétées en ligne, dont 7300 entièrement de la première à la dernière question. Cette consultation a été laissée en ligne pendant six semaines.
L’intérêt de ces données, eu égard au volume des réponses, est de pouvoir faire émerger et quantifier des tendances qui ne seraient que peu ou pas visibles sinon. Néanmoins il faut garder à l’esprit les limites inhérentes à cette consultation dans l’utilisation des résultats. La première est de rappeler que puisqu’il s’agit d’une consultation et non d’une enquête, les réponses sont celles de volontaires qui ont saisi l’occasion qui leur était offerte. La seconde est liée à la première : puisqu’il s’agit d’une consultation libre organisée par le Sénat – qui agit ici comme porte-parole des territoires –, certaines réponses peuvent avoir un aspect « revendicatif ». Enfin, du fait même de sa nature, la consultation ne peut être parfaitement représentative de la population des élus municipaux français. Si ces limites ne remettent pas en cause l’intérêt des observations et des tendances qui se dégagent, d’autres données d’enquêtes portant sur les élus municipaux français ont également été mises à contribution lorsque cela était nécessaire.
Élus locaux : d’une vie à l’autre
Être élu aujourd’hui n’a plus le même sens qu’il y a trente ans en termes de responsabilités, de condition sociale, de ressources institutionnelles ou d’accroissement de la complexité et de la technicité de la gouvernance locale (Denters et Rose 2005). Par ailleurs, en France, le mouvement de décentralisation initié depuis 1982 a eu pour conséquence de transformer fortement les rôles électifs, surtout au niveau municipal en donnant beaucoup plus de capacité d’agir et de moyens aux élus de cette strate, tout particulièrement aux maires (Kerrouche et Aubelle 2021). La conjonction de l’ensemble de ces évolutions a des conséquences de plus en plus fortes sur l’exercice des mandats locaux, aussi bien dans le temps qu’ils peuvent requérir que dans les difficultés qu’ils peuvent impliquer.
Une contrainte globale…
De nombreux travaux montrent le changement de rythme qu’impose la vie élective, souvent analysée comme une vie par excès en raison de l’engagement qu’elle demande (Lefebvre 2014). L’activité élective se diffuse dans l’ensemble des compartiments de la vie des élus, débordant allègrement sur les sphères professionnelle et familiale ; cette dernière devient d’ailleurs souvent la variable d’ajustement. Même si certaines fonctions électives municipales sont plus compatibles que d’autres avec le temps personnel ou professionnel, par exemple le fait d’être « simple conseiller », l’impact du mandat n’est que rarement neutre. Fait révélateur, dans la consultation sénatoriale, les deux facteurs les plus cités pour expliquer un éventuel renoncement au mandat électif étaient la difficile conciliation d’un mandat électif, d’une part avec la vie professionnelle (88,7 %), d’autre part avec la vie personnelle (78,9 %).
De fait, le personnel électif connaît de multiples sollicitations en matière d’emploi du temps (Kerrouche et Lavignotte 2020). Si la présence au conseil municipal vient immédiatement à l’esprit (il doit se réunir au moins une fois par trimestre, rythme qui est en général plus accentué), il ne faut pas négliger ce qui se passe en amont de celui-ci : réunions de la ou des commissions auxquelles appartiennent les élus puis, en fonction de la situation et de la taille de la commune, celles qui sont plus informelles mais régulières, par exemple avec les membres du groupe majoritaire (ou minoritaire). Ce rythme peut être « dupliqué » à l’échelon intercommunal pour ceux qui sont également conseillers communautaires. Ces moments sont, pour la plupart, programmés en fin d’après-midi ou en soirée et empiètent sur le temps personnel ou familial. Si l’on ajoute les rencontres locales (citoyens, associations, entreprises, syndicats…) et le fait que la présence aux « représentations » du week-end (inaugurations, événements, assemblées générales d’associations…) est souvent requise, la pression du mandat électif sur le temps personnel est bien réelle. En outre, certaines réunions thématiques et/ou qui nécessitent la présence des services de la commune ou de l’intercommunalité se déroulent nécessairement en journée. Par ailleurs, les temporalités sont différentes en fonction des délégations, notamment pour les adjoints (ou les vice-présidents d’intercommunalité) : l’occupation d’un adjoint aux finances se différencie par exemple de celle d’un adjoint aux associations ou à la culture. L’exercice d’un mandat amène un changement de vie et de rythme de vie plus ou moins marqué.
Cette charge n’est pas répartie uniformément sur l’ensemble du personnel électif municipal. Individuellement d’abord, tous les élus ne sont pas égaux devant le mandat : de manière générale, et sans surprise, dans la consultation du Sénat, les actifs peuvent lui consacrer moins de temps (moins de 15 heures pour 40,5 % d’entre eux). Seul un tiers des actifs – ce qui est déjà beaucoup – déclarent passer plus de 25 heures par semaine à exercer les fonctions électives. Ce pourcentage est doublé (68,9 %) chez ceux qui n’ont pas d’activité professionnelle – qui sont le plus souvent ceux qui vivent uniquement de leur indemnité. Cela signifie pour les actifs de nécessaires arbitrages, parfois délicats, entre profession et mandat (Lefebvre 2020). En outre, les actifs ne constituent pas en eux-mêmes un groupe homogène : dans les faits, ceux issus du public peuvent consacrer plus de temps à leur mandat que ceux issus du privé, marquant à nouveau le fait que certaines professions (statuts) sont plus compatibles avec une activité politique que d’autres (Jacob 1962).
La démographie joue ensuite un rôle non négligeable : les plus grandes collectivités nécessitent, de manière assez compréhensible, plus d’implication que les autres, notamment au regard des larges compétences qui sont les leurs et du nombre de politiques publiques mises en oeuvre. Ainsi, alors que 29 % des élus des communes de moins de 1000 habitants déclarent consacrer moins de 15 heures à leur mandat, c’est l’inverse qui se dessine dans celles de plus de 10 000 habitants : près d’un tiers des répondants de cette catégorie (30,6 %) disent dédier plus de 35 heures à leur(s) fonction(s) élective(s). Cet effet de démographie se lit également dans l’utilisation des dispositifs périphériques prévus par la loi pour tenter d’assurer la conciliation entre mandat et profession, à savoir, en France, les autorisations d’absence et les crédits d’heures[4] : dans la consultation du Sénat, 37 % des élus qui avaient une activité parallèlement à leur mandat avaient recours aux autorisations d’absence (36 % de ceux élus dans des collectivités de moins de 1000 habitants, mais 41 % de celles de plus de 100 000 habitants). En outre, la sollicitation individuelle pesant sur chaque élu – par exemple pour les représentations de toutes sortes – est proportionnellement plus importante dans les communes les plus peuplées au regard de l’effectif des conseils municipaux. Si l’on excepte les cas particuliers de Paris (163 élus), de Lyon (73) et de Marseille (101), le nombre maximal de conseillers municipaux pour une commune de plus de 300 000 habitants est de 69, alors qu’il est de 7 pour une commune de moins de 500 habitants. Cela ne sous-entend pas que la sujétion s’exerçant sur les élus des plus petites entités doive pour autant être négligée : si le travail des maires et des adjoints urbains est démultiplié par tout un personnel à leur disposition, leurs homologues ruraux n’ont que peu d’appui en raison de la rareté des ressources financières dont ils disposent. Dans leur cas, l’effet subjectif de la charge mentale des responsabilités n’est donc pas à négliger (Rouban 2020).
Institutionnellement enfin, même si cela est lié à la démographie, plus l’échelon local a de prérogatives plus les élus sont mécaniquement engagés dans leur mission. Cette différence est particulièrement visible au niveau intercommunal : les élus des communautés de communes déclaraient consacrer globalement moins de temps à leur mandat – même si un tiers d’entre eux indiquaient travailler plus de 35 heures pour leur établissement public de coopération intercommunale (EPCI) – que ceux des communautés urbaines et des métropoles : 44,7 % de ces derniers consacraient plus de 35 heures à leur mission élective ; les élus des communautés d’agglomération étaient dans une situation intermédiaire. Ainsi l’accroissement de la complexité de la gouvernance locale dans les agglomérations les plus importantes a, en retour, des conséquences sur le niveau d’engagement des élus responsables des différents secteurs (Gabriel et Hoffmann-Martinot 1999).
Il va sans dire que ces différents facteurs peuvent se combiner entre eux.
…mais qui concerne avant tout certains exécutifs locaux…
La division du travail électif s’opère de plus en plus au profit des exécutifs et au détriment des « simples » conseillers, les premiers concentrant à la fois entre leurs mains la prise de décision et la plupart des prérogatives (Mouritzen et Svara 2002), ce qui se traduit dans la disponibilité nécessaire. Les adjoints, notamment urbains, se retrouvent quant à eux souvent dans une situation intermédiaire inconfortable. Une enquête réalisée en 2011 sur les élus municipaux urbains français avait déjà mis en lumière une gradation de l’investissement horaire en fonction du rôle joué : les conseillers municipaux s’investissaient moins dans les réunions locales que les conseillers municipaux qui, eux, s’investissaient moins que les adjoints (Kerrouche et Behm 2013). Les données issues de la consultation sénatoriale s’inscrivent dans la même logique.
Il est bien entendu nécessaire d’appréhender ces données avec précaution. La conception même du temps consacré au mandat peut varier selon les individus. Par ailleurs, le caractère déclaratif des réponses recueillies peut donner lieu à des surévaluations, voire des sous-évaluations du temps passé dans le mandat en l’absence d’un suivi qualitatif des élus concernés. Elles sont néanmoins les seules à permettre la mise en lumière de tendances générales. En l’espèce, surtout, elles sont comparables à celles que l’on retrouve dans d’autres enquêtes[5]. La figure 1 illustre la dichotomie au sein des fonctions électives locales : si l’implication des élus est variable selon les trois facteurs indiqués plus haut, la vraie différence se situe dans la mission qu’ils exercent (Kerrouche et Lavignotte 2006). Si l’on oppose simples conseillers municipaux et maires, presque la moitié de ces derniers (48,9 %) disent s’investir plus de 35 heures par semaine dans leur mandat contre 14 % des premiers. Ce pourcentage reste d’ailleurs en soi assez important. Une précision s’impose ici : la consultation ne détaillait pas le statut des « simples » conseillers municipaux. Or, cette catégorie n’est pas homogène. D’une part, une – faible – proportion de conseillers municipaux peut se voir attribuer une délégation spécifique qui n’est pas déjà exercée par un adjoint ; ils agissent ainsi comme conseillers délégués. Ils sont placés dans un statut intermédiaire entre simple conseiller et adjoint, ce qui nécessite en général qu’ils s’impliquent plus que les premiers mais moins que les seconds. D’autre part, une autre ligne de démarcation existe, à savoir celle qui départage les conseillers municipaux de la majorité de ceux de l’opposition. Ces derniers, dont le nombre est (très) restreint en raison du mode de scrutin – singulièrement dans les communes de plus de 1000 habitants – disposent de (très) peu de ressources institutionnelles et doivent se démultiplier pour assister aussi bien aux réunions officielles qu’aux diverses représentations locales[6]. Enfin, si 28 % des conseillers municipaux déclaraient un temps de travail lié au mandat inférieur à 5 heures par semaine, cette possibilité ne concernait quasiment aucun maire. Les adjoints se situaient quant à eux entre ces deux positions.
La situation des exécutifs dérive de leurs responsabilités propres. Ils s’impliquent dans de multiples dispositifs et réunions en raison des délégations qui sont les leurs. Cette césure, qui s’est accentuée avec le temps, résulte de la technicisation croissante des gouvernements locaux, en Europe comme en France, qui se traduit notamment par une inflation normative des règles de nature technique et réglementaire qui s’appliquent au niveau local[7]. L’Hexagone a par ailleurs connu un accroissement de sa complexité organisationnelle locale avec, au niveau communal, l’affirmation des intercommunalités qui nécessite dans de nombreux domaines toujours plus de régulations et d’ajustements entre les deux niveaux qui composent le bloc communal.
En outre, faut-il le préciser, le critère de la démographie évoqué plus haut est également opérant ici : si, pour 85 % des maires des communes de moins de 1000 habitants, le fait d’être élu n’est pas un obstacle à l’exercice d’une profession, ce taux tombe à un peu plus de 34 % pour ceux des communes de plus de 10 000 habitants. La figure 1 laissait penser qu’il est tout à fait possible pour la plupart des élus locaux de concilier vie professionnelle et mandat ; cette latitude apparaît beaucoup plus restreinte pour les maires, singulièrement pour ceux des communes de plus de 10 000 habitants, comme l’illustre la figure 2.
Les données de la figure 2 montrent que 81,3 % des maires des communes de plus de 10 000 habitants déclaraient dédier plus de 35 heures par semaine au mandat, contre moins d’un tiers (15 %) de ceux des communes de moins de 1000 habitants. Ces observations viennent corroborer d’autres résultats : dans l’enquête européenne sur les maires en Europe, les maires français des communes de plus de 10 000 habitants déclaraient consacrer en moyenne 52 heures à leur mandat (Dodeigne, Krukowska et Lazauskiene 2018). Une distribution comparable se dessine dans l’enquête menée par l’Association des maires de France (AMF) et le Centre de recherche politique de Sciences-Po (CEVIPOF) en novembre 2020 : les maires des communes dont la population est comprise entre 10 000 et 19 999 habitants disent dédier plus de 50 heures au mandat (ce chiffre montant à 60 heures pour les communes de plus de 20 000 habitants). Cette différence au sein de la population des maires se traduit également dans les choix professionnels que le mandat exige. S’agissant de l’exercice d’une activité, la figure 3 oppose, dans une perspective didactique, la situation des maires des communes de moins de 500 habitants à celle des maires des communes de plus de 9000 habitants.
La comparaison est parlante. Dans les communes de moins de 500 habitants, le travail à temps plein domine, le temps partiel est une option assez peu utilisée et l’arrêt de l’activité en raison du mandat est l’exception. Dans celles de plus de 9000 habitants, en revanche, l’arrêt de l’activité en raison du mandat domine, le travail à temps partiel est également utilisé et le travail à temps plein est l’exception.
L’image des maires confrontés au débordement, au manque de temps et à la dispersion est une réalité, notamment dans les plus grandes communes. Le système français personnalise fortement le rôle du maire, participant en quelque sorte d’une « démocratie de la présence physique ».
En France, le législateur a tenté de répondre à ces transformations par une adaptation du statut. Paradoxalement, ces évolutions récentes, faute de choix clairs, apparaissent inadaptées pour la plupart des catégories d’élus.
La double inadaptation statutaire
Reconnaissance initiale du rôle des élus, progression de leurs droits, modernisation des conditions d’exercice du mandat, affirmation de leurs obligations et de leurs devoirs, plusieurs phases ont caractérisé les mesures visant à encadrer le statut de l’élu local en France (Kerrouche et Lavignotte 2020). La Loi du 31 mars 2015 visant à faciliter l’exercice, par les élus locaux, de leur mandat mêlait ainsi des principes déontologiques (charte de l’élu local, prise en compte de l’assiduité dans le calcul du montant d’indemnisation [pour les élus départementaux et régionaux]) à quelques avancées en matière de formation. Si des mesures récentes ont été prises, elles semblent paradoxalement peu ajustées aux attentes des différentes catégories d’élus municipaux.
Des attentes statutaires différenciées
Le quinquennat d’Emmanuel Macron a été marqué par une nouvelle évolution du statut de l’élu. Cette dernière résulte de la conjonction de deux facteurs. D’abord une montée des demandes des élus locaux et de leurs associations. Celles-ci se sont appuyées sur la montée des incivilités évoquées plus haut, mais étaient également nourries par la défiance des élus municipaux vis-à-vis du gouvernement, cette dernière ayant été entretenue par une série de décisions et de polémiques (Kerrouche 2018). Le Sénat, caractérisé par le fait d’être très majoritairement dans l’opposition au gouvernement, s’est inscrit dans la même veine en produisant un rapport d’ampleur en six tomes sur le statut de l’élu[8]. Mais c’est paradoxalement une période de difficultés sociales qui a rendu possibles les évolutions. La crise des « Gilets jaunes » a accéléré le retour des maires dans le rôle de médiateurs politiques de proximité sur lesquels le chef de l’État français s’est appuyé pour trouver une sortie au conflit social[9]. Lors de ce dialogue avec les élus municipaux, singulièrement les maires, deux questions ont émergé : d’abord celle de la capacité d’action des maires au sein des grandes intercommunalités, ensuite celle du statut des élus de proximité, notamment ceux des plus petites communes. Comme lors d’autres périodes, ce contexte particulier a généré une fenêtre d’opportunité qui a rendu particulièrement audibles les demandes du monde local et a permis de placer ses revendications sur l’agenda politique. Le véhicule législatif retenu a été le texte dit « Engagement et Proximité » porté par le ministre responsable des Collectivités locales de l’époque, Sébastien Lecornu.
L’exercice était cependant difficile. En effet, eu égard à l’hétérogénéité déjà soulignée du personnel politique local, les attentes sont distinctes. Dans la consultation lancée par le Sénat, qui est intervenue en amont de l’élection municipale de 2020, un ensemble de motifs pouvant induire une crise des vocations avait été proposé aux élus municipaux. Les réponses aux principaux items mettent en lumière les différences selon la taille de la collectivité.
La lecture successive des quatre graphiques de la figure 4 montre que deux types d’attentes statutaires se distinguent sans toutefois totalement s’exclure. Les maires des communes rurales, qui sont moins concernés par le fait de vivre uniquement de leur mandat[10], attendent des réponses au manque de moyens humains et financiers chroniques qu’ils connaissent. Cela se traduit par une crainte plus marquée que chez leurs homologues urbains en matière juridique et/ou de mise en cause de leur responsabilité pénale vis-à-vis de laquelle ils éprouvent un très fort sentiment de vulnérabilité, qui reste néanmoins également marqué chez les maires des autres strates (Kerrouche et Lavignotte 2001). Au vu des moyens juridiques et financiers disponibles, cette crainte est particulièrement prononcée dans les plus petites communes. La carence de moyens se traduit également par une perception plus aiguë de la lourdeur des responsabilités spécialement marquée chez les maires. La situation dans laquelle se retrouvent les maires ruraux est donc particulièrement difficile et remet en cause deux gratifications essentielles qui justifient et expliquent l’engagement dans la fonction. La première relève du registre symbolique : il s’agit de la consécration de la légitimité par l’élection et de la reconnaissance par les citoyens de leur utilité sociale. La seconde relève de la capacité d’action et du pouvoir de décision. La contrepartie de ce choix de vie est un niveau d’implication élevé qui procède d’une relation vocationnelle, sinon sacrificielle à la vie politique. Or, une telle rémunération symbolique qui compensait l’absence ou la faiblesse des indemnités – notamment dans les communes les moins peuplées – n’est plus suffisante.
Les facteurs qui expliquent la crise de vocation chez les maires ruraux ne sont pas complètement absents dans les communes les plus grandes, qui sont celles dans lesquelles on trouve le plus d’élus vivant uniquement de leurs indemnités. Pour autant, pour cette catégorie d’élus, la difficulté de la carrière élective transparaît plus nettement. Ainsi la faiblesse des indemnités joue, selon les maires des communes de plus de 10 000 habitants, un rôle nettement plus affirmé dans la crise des vocations (il s’agit d’un facteur important pour 84,5 % des maires des communes de cette strate, ce pourcentage ne s’élevant qu’à 53 % pour leurs homologues des communes de moins de 1000 habitants). Il en va de même en ce qui concerne la difficile valorisation de l’expérience élective dans le cadre d’une trajectoire professionnelle qui est également un facteur nettement plus bloquant pour les maires urbains.
La question de la rémunération constitue l’un des éléments centraux du statut[11]. En France, afin de ne pas déroger au principe de gratuité, l’indemnité de fonction n’est considérée ni comme un salaire, ni comme un traitement, ni comme une rémunération quelconque. Elle vise avant tout à « compenser une perte » (Kerrouche et Lavignotte 2020). Les montants maximaux d’indemnités sont fixés par la loi en référence à l’indice terminal brut de la fonction publique. Ils varient en fonction de la taille de la commune (ou de l’EPCI) et peuvent être ajustés par le bas en conseil municipal ou en conseil communautaire.
Le système indemnitaire en tant que tel devient un des problèmes de l’équation, et ce, à quatre titres : il est parfois inadapté au vu des évolutions de l’exercice du mandat et des choix de vie que celui-ci impose ; la façon dont il est pensé produit d’importants effets de seuil sans rapport avec la réalité territoriale ; en fonction de l’origine professionnelle de l’élu, le rapport à la perte n’est pas du tout homogène ; il nourrit le soupçon de la part des citoyens. Ce dernier facteur nécessite d’ailleurs une réelle prudence des élus sur le sujet[12].
Or la loi Engagement et Proximité, comme c’était déjà le cas du texte fondateur de 1992 en matière de statut de l’élu[13], procède d’une vision plutôt globalisante des élus municipaux qui rend difficile une réponse aux attentes distinctes des différentes catégories d’élus (Lehingue et Vignon 2020).
De nouvelles mesures statutaires qui profitent à certaines catégories d’élus
Si la question de la formation a été laissée à des dispositions qui ont été prises depuis par ordonnance et non par la loi, d’autres mesures du texte Engagement et Proximité semblent taillées avant tout pour les élus urbains. Toutefois elles ne concernent pas les aspects de carrière ou de rémunération qui sont les plus importants pour eux. De la même façon, s’agissant des élus ruraux, les nouvelles dispositions législatives ne traitent pas des aspects qui sont centraux pour eux. La protection fonctionnelle instaurée par la loi[14], prise en charge dans les communes de moins de 3500 habitants par l’État, si elle constitue une avancée ne répond qu’imparfaitement à la problématique pénale. Il est tout aussi difficile de mesurer l’utilité réelle de l’instauration d’un congé électif de dix jours pour la campagne électorale dans les plus petites entités communales. Il en va de même pour le renforcement des crédits d’heures qui concerne de façon dégressive d’abord les fonctions de maires et d’adjoints des communes de 10 000 à moins de 30 000 habitants, ensuite les conseillers municipaux urbains (plus de 100 000 habitants) et les adjoints des communes de moins de 10 000 et, enfin, les conseillers des communes de moins de 3500 habitants. Sachant que dans les faits (voir supra) cette disposition est déjà plus mobilisée dans les communes urbaines, la mesure est susceptible d’accentuer la dynamique existante. La perspective est, enfin, comparable s’agissant de l’extension de la prise en charge des frais de garde. Dans la consultation sénatoriale, le fait de disposer d’une aide à domicile en raison des activités électives concernait avant tout les élus urbains (21 % de ceux des communes de plus de 10 000 habitants contre moins de la moitié, c’est-à-dire 9 %, des communes de moins de 1000 habitants) et, parmi eux, avant tout les maires (et dans une moindre mesure les adjoints). Ce sont à nouveau ces deux catégories qui sont concernées sachant que la condition d’avoir cessé son activité professionnelle et, pour les adjoints, celle d’être élu d’une commune de plus de 20 000 habitants, sont dorénavant supprimées.
Enfin, la loi a abordé l’intercommunalité dans ses effets institutionnels mais non dans les effets « statutaires » indirects qu’elle a générés. Dans ce texte étaient proposées des dispositions correctives censées revenir sur les difficultés engendrées par les fusions intercommunales issues de la loi NOTRe[15], qui ont été dénoncées par un certain nombre de maires ruraux (Kerrouche 2018). La loi NOTRe a abouti à de nombreuses fusions d’intercommunalités qui ont parfois été vécues comme une perte d’autonomie et de pouvoirs par certains maires. Toutefois les mesures « réparatrices » prises par la loi – pacte de gouvernance, conférence des maires obligatoire, amélioration de la communication entre les élus communaux et intercommunaux, flexibilité dans les compétences, voire possibilité de révision du périmètre intercommunal par scission de celui-ci – sont avant tout fonctionnelles. Elles témoignent cependant de l’attention de l’exécutif vis-à-vis des élus ruraux. Pour autant, si le texte Engagement et proximité ouvre des possibilités de retour en arrière, celles-ci sont en réalité assez largement circonscrites et ne remettent pas frontalement en cause les évolutions institutionnelles récentes dont les conséquences pour les élus sont loin d’avoir été neutres. Alors que, sous l’effet de la loi ATR de 1992 et de la loi dite Chevènement de 1999[16], l’intercommunalité avait constitué un vase d’expansion des possibilités de cumul au sein du bloc communal, le mouvement s’est inversé depuis une dizaine d’années. On dénombrait 1359 EPCI en 1999. Ce chiffre a culminé à 2611 unités en 2010, avant de tomber au 1er janvier 2021 à moins de la moitié pour atteindre 1253 EPCI à la suite des regroupements résultant de l’application successive des lois RCT[17] et NOTRe. Par conséquent, plus de la moitié des présidences (52 % exactement) de ces institutions ont disparu en moins de 10 ans. Ainsi, non seulement le nombre de présidences d’EPCI a fortement diminué, mais il en est allé de même des vice-présidences, et ce, pas uniquement au regard de la baisse absolue d’EPCI, mais également en raison de la limitation de la taille des conseils communautaires qui conditionne le nombre maximal de vice-présidents (20 % de l’effectif total de l’organe délibérant)[18]. Finalement, de nombreux postes d’appoint, aussi bien en termes d’indemnités que de responsabilités, ont disparu, majoritairement au détriment d’adjoints de communes moyennes ou de communes centres, mais plus souvent de maires ruraux, qui bénéficient donc encore moins des rétributions issues de l’intercommunalité (Vignon 2004). Cela signifie concrètement que la possibilité ouverte jusque-là pour certains élus de tenter de pouvoir vivre de leur mandat a été rendue beaucoup plus ardue alors même que, pour de nombreux élus, les intercommunalités avaient constitué des nouveaux creusets de professionnalisation.
En contrepartie, la raréfaction des postes de responsabilité et donc la concentration du pouvoir au sein du bloc communal, si elle limite les possibilités de construction de carrière politique, a rajouté encore plus de pression, d’exigences et de besoin d’engagement pour les postes exécutifs qui demeurent. En outre, avec la montée en taille des EPCI, les conditions d’exercice du mandat, dont on a vu combien elles étaient sensibles aux effets périmètre et au nombre de prérogatives exercées, ont été transformées. Ces bouleversements poussent vers un exercice quasi exclusif des fonctions exécutives concernées au vu de l’engagement qu’elles demandent. Il en découle que certains canaux qui permettaient de s’inscrire dans une dynamique de professionnalisation politique se sont raréfiés alors que les postes les plus professionnalisés sont devenus plus exigeants sans que les mesures mises en oeuvre par la loi ne viennent entériner dans les faits cette évolution.
Des mesures indemnitaires en demi-teinte
Le choix majeur de la loi Engagement et proximité a été de renforcer les plafonds indemnitaires des plus petites communes sans toucher les autres. Là encore, eu égard au contexte de gestation du texte, le gouvernement marquait son attitude « compassionnelle » vis-à-vis du monde rural. Ainsi, pour les maires des communes de moins de 500 habitants, l’indemnité maximale mensuelle est passée de 661,20 € à 981,80 €, celle des maires des communes dont la population est comprise entre 500 et 999 habitants augmentant elle de 1205,71 € à 1567,43 €. Enfin, cette somme est passée de 1672,44 € brut à 2006,93 € dans les communes de la strate 1000 à 3499 habitants. Reste que pour les deux premières strates concernées, ces dispositions peuvent largement demeurer symboliques. Il a ainsi été possible de démontrer que les communes de moins de 500 habitants ne disposaient pas des ressources financières nécessaires pour indemniser à taux plein les élus qui pourraient l’être, ou alors que ces sommes, quand elles existaient, étaient utilisées à d’autres fins par le conseil municipal au détriment de l’indemnisation des élus (Kerrouche et Lavignotte 2020). Ces difficultés financières peuvent également concerner la strate supérieure (500 à 999 habitants).
Par ailleurs, le rapport à l’argent, la conception subjective de l’importance de la somme reçue, varie éminemment selon les trajectoires individuelles et/ou la situation professionnelle antérieure. Afin de tenter d’objectiver le sujet, le montant maximal de l’indemnité brute a été comparé au pourcentage du salaire moyen brut qu’elle représente (voir tableau 2).
De façon synthétique, le tableau 2 montre que seuls 462 maires en France peuvent percevoir de la part de leur commune une indemnité brute supérieure au salaire moyen brut (oscillant entre 1,1 fois et 1,8 fois le salaire moyen brut, ce dernier cas de figure ne concernant que 42 personnes). Si l’on prend en compte les maires de la strate de 10 000 à 19 999 habitants, dont l’indemnité brute représente presque 81 % du salaire moyen, le chiffre monte à 994 maires. À l’opposé, dans 25 065 communes (soit près de 72 % d’entre elles), l’indemnité ne dépasse pas les 50 % du salaire moyen. Pour compléter, en ce qui concerne les adjoints, seuls ceux de 40 communes de plus de 100 000 habitants reçoivent une indemnité qui approche le salaire brut moyen (de 90 à 97 % de celui-ci). Ce cas de figure concerne à peu près 720 élus en France (sur une population totale d’adjoints d’environ 115 400 personnes).
La vraie différence se fait donc dans le cumul[20], avec un mandat départemental ou régional, mais, de façon plus générale, avec une présidence ou une vice-présidence d’intercommunalité, selon les règles exposées au tableau 3.
Le cumul au sein du bloc communal conditionne la possibilité de vivre, dans certains cas confortablement, de ses indemnités électives. Mais, à travers ces règles, il s’agit d’une professionnalisation en fait et non en droit. Si le volume des possibilités de cumul a connu une nette baisse, il se concentre sur une partie du personnel électif. Dans l’enquête AMF–CEVIPOF de novembre 2020, les maires réélus des communes de plus de 9000 habitants étaient deux fois plus nombreux à déclarer un cumul de mandats que ceux des communes de moins 1000 habitants (63 % contre 31 %). En outre, seuls 10 % des maires de villes de plus de 20 000 habitants n’avaient qu’un mandat. Il faut cependant reconnaître que le tableau 3 n’est ni lisible ni transparent car le nombre de cas de figure possibles est très élevé[21], ce qui pose, au-delà du problème statutaire, deux difficultés majeures : d’une part, certains élus deviennent des professionnels de fait, mais cette situation n’est pas plus reconnue par la loi Engagement et proximité que par les textes précédents. D’autre part, cette situation pose une difficulté majeure de lisibilité démocratique.
Conclusion
En France comme dans d’autres pays, une ligne de partage se dessine au niveau municipal entre des élus qui demeurent des amateurs – avant tout des « simples » conseillers ou des adjoints, voire des maires de commune de petite taille – et ceux qui remplissent leur rôle à temps plein et ne vivent que de leur(s) indemnité(s), complétée(s) pour une partie d’entre eux par des avantages en nature (frais de représentation, véhicule, etc.). Il s’agit essentiellement des exécutifs de plus grandes communes (avant tout des maires) qui peuvent cumuler ce rôle avec d’autres, notamment au sein des EPCI en tant que vice-président ou de président. Entre ces deux groupes se dessine une catégorie intermédiaire d’élus pouvant prétendre dans le temps à devenir des professionnels ou choisissant de mener de front activité professionnelle et mandat, souvent par nécessité. Reste que, au niveau communal, le volume des places disponibles a récemment évolué à la baisse, limitant les possibilités de carrière.
Les dernières évolutions statutaires entreprises par la loi Engagement et proximité n’ont toujours pas accordé de réel statut professionnel aux élus qui exercent leur mandat à plein temps. Cette solution se distingue de ce que l’on peut retrouver dans certains pays européens, puisque ce qui était l’exception, le statut professionnel des exécutifs, tend à se développer. Ainsi, s’agissant des maires, le travail à temps plein dans les collectivités locales est devenu une exigence légale dans 12 des 27 pays de l’Union européenne. Certains pays, par des dispositions légales spécifiques, encouragent également les maires à adopter un statut à temps plein, soit par des incitations financières (Espagne et Autriche) ou en facilitant le congé de longue durée de leur profession actuelle (ce cas de figure concerne un tiers des États de l’Union[22]). Alors que des solutions comparables ont déjà été évoquées en France, comme la mise en place d’une fonction publique élective sous la forme d’agents civiques territoriaux rémunérés (Mauroy 2000), cette possibilité n’a pas été retenue. La loi Engagement et Proximité n’a pas voulu rompre avec la fiction de la gratuité du mandat et de la compensation de la perte, quand bien même l’idée d’un statut professionnel de certains élus a été évoquée pendant la discussion du texte.
Le bilan de la présente analyse est assez paradoxal. La loi a augmenté certains plafonds indemnitaires, notamment dans les communes les moins peuplées, mais ces derniers sont inatteignables pour une grande partie des communes concernées. Par ailleurs, dans le même temps, l’analyse n’a pas répondu aux besoins et attentes spécifiques des élus ruraux, singulièrement des maires (par exemple en termes de responsabilité pénale). Quant au cas des professionnels de fait de la politique locale, il n’a pas été abordé dans son versant indemnitaire. Pourtant, de façon concomitante, des mesures qui les concernent et concourent à un encadrement quasi professionnel du mandat ont été mises en place – crédit d’heures, extension de la prise en charge des frais de garde – sans toutefois que le choix de la professionnalisation soit réellement assumé.
Cette question n’est pas indifférente du point de vue de la démocratie locale et de son fonctionnement : le statut des maires influe directement sur leur investissement dans leur mandat. Dans l’étude comparative sur les maires européens, il a ainsi été clairement possible de démontrer que les pays ayant des pourcentages inférieurs de maires à temps plein sont également les pays où les maires ont déclaré une moyenne inférieure d’heures dédiées au mandat (Heinelt et al. 2018). C’est le cas entre autres de l’Angleterre, de la Belgique, de la Suisse, de la France et de l’Italie. Cela n’empêche pas que malgré ces différences, la plupart des maires, y compris ceux qui ont un statut non professionnel, effectuent en moyenne un nombre d’heures hebdomadaires comparable à un emploi à temps plein, ce qui les place personnellement et professionnellement dans des situations très difficiles à tenir alors même que le contexte d’exercice du mandat se durcit : dans l’enquête AMF–CEVIPOF de 2018, 36,7 % des maires soulignaient avoir de plus en plus de difficulté à satisfaire les demandes de leurs administrés et déploraient une relation de plus en plus individualiste et consumériste entre le citoyen et son représentant municipal (Rouban 2020) qui se traduit par une montée des incivilités à leur endroit[23]. Le choix français de rester au milieu du gué s’agissant des conditions d’exercice du statut amène à une configuration sous-optimale à un moment où les transformations récentes du pouvoir local – séparation accentuée par la fin du cumul des mandats de l’arène nationale et locale, concentration du pouvoir dans cette dernière – dessinaient une fenêtre d’opportunité pour repenser les conditions d’exercice des fonctions électives locales.
Parties annexes
Note biographique
Éric Kerrouche est directeur de recherche CNRS au Centre de recherches scientifiques de Sciences Po (CEVIPOF). Ses recherches portent notamment sur la décentralisation en France. Il a récemment publié Parlons décentralisation (en collaboration avec Vincent Aubelle, Paris : La documentation française, 2021) et Profession élu·e local·e (en collaboration avec Elodie Lavignotte, Paris : Berger Levrault 2020).
Notes
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[1]
Sur la première dimension, les auteurs traitent avant tout de la rémunération sans considérer les autres aspects de codification statutaire.
-
[2]
Trois dimensions constitueraient le métier d’élu : symbolique, relationnelle et gestionnaire (Cadiou 2000).
-
[3]
Loi du 27 décembre 2019 relative à l’engagement dans la vie locale et à la proximité de l’action publique.
-
[4]
Les autorisations d’absence sont les périodes légalement définies que l’employeur est obligé de laisser à un élu pour se rendre aux réunions officielles requises par son mandat. Les crédits d’heures, forfaitaires et trimestriels, participent de la même logique. Ils peuvent être demandés par les maires et les adjoints des communes de plus de 3500 habitants à leur employeur mais, contrairement aux autorisations d’absence, ne sont pas rémunérés par l’employeur.
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[5]
Pour les conseillers municipaux et les adjoints, voir Kerrouche et Behm (2013) et, pour les maires, Foucault (2020).
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[6]
Il faut se souvenir qu’en France la liste arrivée en tête dans une élection municipale est gratifiée d’une prime majoritaire. En effet, après le premier (ou le second) tour, la moitié des sièges à pourvoir échoit à la liste arrivée en tête. Les sièges restants sont répartis à la représentation proportionnelle à la plus forte moyenne entre toutes les listes ayant obtenu plus de 5 % des suffrages exprimés (liste majoritaire comprise).
-
[7]
Voir notamment Conseil national d’évaluation des normes (2021).
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[8]
Sénat. 2018. https://www.senat.fr/espace_presse/actualites/201802/statut_des_elus_locaux.html#c643218. Consulté le 1er août 2021.
-
[9]
Le mouvement social des Gilets jaunes a débuté en novembre 2018 en France sur la base de la contestation de la hausse des carburants avant de s’étendre à d’autres revendications sociales. Il a été marqué par des blocages de ronds-points et de nombreuses manifestations, dont certaines violentes. Pour répondre à la crise, Macron a notamment lancé un grand débat national dans lequel les élus de proximité ont été particulièrement mobilisés.
-
[10]
Dans la consultation sénatoriale, un maigre 4,9 % des maires des communes de moins de 1000 habitants déclaraient que leur seule ressource était leur indemnité.
-
[11]
Se concentrer sur les indemnités ne donne certes à voir que la partie visible de la rémunération des élus. Sans évoquer ce qui peut relever d’arrangements avec la règle, d’autres rétributions en nature peuvent exister (prise en compte de repas, frais de représentation, véhicule). Ces dernières ne sont pas neutres, même si ce ne sont pas tous les élus qui peuvent en bénéficier. Les exécutifs des plus grandes structures sont bien entendu concernés au premier chef. Ces avantages ne sont que difficilement quantifiables, notamment parce que les situations locales sont hétérogènes et que cet aspect est beaucoup moins codifié que chez les parlementaires. Ainsi, sans oublier cet aspect, l’indemnité constitue un outil – certes perfectible – de comparaison de la situation matérielle des élus.
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[12]
C’est d’ailleurs sur ce sujet que l’on constate l’écart le plus important entre les données disponibles : dans la consultation du Sénat, seulement 35 % des maires estimaient que le montant de l’indemnité était suffisant. Ce taux monte à 56 % dans l’enquête AMF–CEVIPOF de novembre 2020. On a d’une part une demande adressée au législateur, susceptible de modifier la règle, et d’autre part une enquête rendue publique à chaque salon des maires.
-
[13]
Loi du 6 février 1992relative à l’administration territoriale de la République (loi ATR).
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[14]
Il s’agit de la protection dont peuvent jouir les élus municipaux pour les dommages résultant des accidents qui pourraient survenir dans l’exercice de leurs fonctions.
-
[15]
La Loi du 7 août 2015 portant nouvelle organisation territoriale de la République, plus connue sous son acronyme loi NOTRe, a notamment fixé un nouveau seuil minimal de 15 000 habitants pour les groupements intercommunaux contre 5000 précédemment, entraînant la fusion de nombreux EPCI.
-
[16]
Loi du 12 juillet 1999 relative au renforcement et à la simplification de la coopération intercommunale.
-
[17]
Loi de réforme des collectivités territoriales françaises.
-
[18]
Une décision de 2014 du Conseil constitutionnel français a censuré la possibilité pour les communes membres d’un EPCI de déterminer par un accord entre elles le nombre de leurs délégués communautaires. La taille de l’assemblée communautaire doit être définie essentiellement sur des bases démographiques.
-
[19]
Selon les données de l’INSEE, le salaire brut mensuel moyen s’élève à 3137 € en 2018.
-
[20]
Pour mémoire, les possibilités de cumul sont limitées à un montant maximal de 1,5 fois le montant d’une indemnité parlementaire, soit 2,8 fois le salaire moyen (8434 € brut).
-
[21]
Se rajoutent potentiellement au niveau municipal de possibles majorations si la commune est une station classée ou encore un chef-lieu de département qui viennent rajouter encore un peu plus d’opacité au système.
-
[22]
L’Albanie, l’Allemagne, l’Autriche, le Danemark, l’Espagne, la Hongrie, la Lituanie, les Pays-Bas, la Pologne, le Portugal, la Serbie et la Norvège (bien que dans ce dernier cas ce ne soit pas le résultat d’exigences formelles ; voir Dodeigne, Krukowska et Lazauskiene 2018 ; et Kerrouche et Lavignotte 2008).
-
[23]
Plus d’un maire sur deux sur les 4714 ayant répondu à l’enquête AMF-CEVIPOF menée du 14 octobre au 10 novembre 2020 affirment avoir déjà été victimes d’incivilités et près de 30 % d’injures, d’insultes ou de menaces verbales/écrites.
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